Une bouffée d’air frais pour le progressisme latino-américain

, par Nueva sociedad , STEFANONI Pablo

La victoire sans appel de Gabriel Boric freine la droite au Chili et dans la région. À présent, le président le plus jeune et le plus plébiscité de l’histoire démocratique doit réussir à mettre en œuvre un projet progressiste axé sur le changement social et la défense des droits humains.

Le bloc "Apruebo Dignidad" soutient la candidature de Gabriel Boric au cours des élections présidentielles de 2021.

La victoire de Gabriel Boric face à José Antonio Kast (extrême droite) confirme dans les urnes – une fois de plus – la puissance de la « révolte chilienne » qui a traversé l’ensemble de la société. Et, il faut le dire également, elle révèle un système électoral qui a fonctionné parfaitement. Autour de vingt heures (heure locale), on connaissait les résultats et le perdant acceptait sa défaite.

Le Chili a semblé revenir à la « normale » : celle des victoires électorales des forces partisanes de transformation sociale dans un sens progressiste. Les commentaires des médias sur le caractère historique de l’élection ne se trompaient pas. Elle l’est. Le triomphe d’Apruebo Dignidad, nom qui a émergé de la précédente bataille politique (celle qui a donné naissance à l’Assemblée constituante), porte en lui la promesse d’un changement.

Les partis qui ont dirigé la transition démocratique après Pinochet ont été écartés de la course à la présidence (mais ont résisté lors des élections législatives et sénatoriales). Boric, le candidat de gauche, a raflé 60 % des votes de la région métropolitaine de Santiago et, épaulé par une de ses meilleures recrues pour la campagne du second tour, Izkia Siches, la jeune ex-présidente du Colegio Médico, il a réussi à améliorer ses résultats dans le reste du pays pour atteindre près de 56 % au niveau national.

Au premier tour, le centre-gauche a été débordé par sa gauche par Apruebo Dignidad (Frente Amplio et parti communiste) et le centre-droit a subi un naufrage électoral, au terme d’un second mandat erratique de Sebastián Piñera, et a fini par soutenir, de manière quasiment inconditionnelle, un candidat qui se réclamait de l’héritage d’Augusto Pinochet (à l’exception de sa politique en matière de droits humains [sic]). Mais cela ne veut pas dire, contrairement à ce qu’ont titré de nombreux médias internationaux, qu’aux élections chiliennes se sont affrontées « deux extrêmes ». Sur le flanc droit, en effet, on peut parler d’extrême. Ce fut le paradoxe de cette élection : le « pinochetisme » de Kast – et ses positions conservatrices sur le terrain des droits sexuels, des revendications LGBTI ou du féminisme – est apparu plus « transgressif » que le programme de Boric. Il invitait d’ailleurs l’électorat à « Oser », parce qu’aujourd’hui, voter pour lui, implique de naviguer à contre-courant. Cela signifiait, de fait, s’opposer au « nouveau sens commun » qui a émergé de la chaleur des mobilisations et des vagues féministes, des mouvements contre le système de retraite administré par des fonds de pension (AFP), pour la reconnaissance des peuples indigènes et en faveur de la lutte contre le changement climatique et les « zones de sacrifice ».

Dans le cas de Boric, s’il est bien le candidat d’une alliance à la gauche de la Concertation, son programme est loin d’être radical. Il s’agit plutôt de l’expression d’un projet de justice sociale de type social-démocrate dans un pays où, au-delà des progrès en matière de lutte contre la pauvreté, persistent des formes d’inégalité sociale – et de hiérarchie ethnique et de classe – inacceptables ainsi qu’une marchandisation de la vie sociale. D’autre part, même si Kast se présentait comme un candidat de l’« ordre », tout le monde savait que le prétendant de la droite aurait été un président potentiellement déstabilisateur : affrontement inévitable avec l’Assemblée constituante en fonction et prévisible résistance de la rue. L’« ordre » dans un pays qui, comme l’a montré la campagne et l’importante participation électorale, reste largement mobilisé procèdera plus du changement que du conservatisme réactionnaire promis par Kast.

Plus qu’un radical, la plupart des gens de gauche considèrent Boric, âgé de 35 ans, comme un peu trop « jaune », expression généralement utilisée pour évoquer la gauche réformiste. Il doit en grande partie son succès du second tour parce qu’il a réussi à capter le soutien du parti démocrate-chrétien et du parti socialiste, notamment celui de l’ancienne présidente Michelle Bachelet, actuellement à la tête du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Revenue à Santiago pour voter, elle a appelé par le biais d’une vidéo à voter pour Boric. Comme pour Podemos en Espagne, le Frente Amplio (issu des mobilisations étudiantes) a vigoureusement critiqué la transition post-dictature mais n’a pas pu gagner sans l’appui des forces qui l’avaient dirigée (sauf que, à la différence de l’Espagne, le sorpasso a bien eu lieu face à la vieille droite centriste, pour la présidentielle mais pas au congrès). Il en aura besoin aussi pour gouverner, tâche toujours plus complexe dans une Amérique latine révoltée.

Ancien leader étudiant et actuellement député, la candidature aux présidentielles de Boric intervient après une période de crise du Frente Amplio et son succès aux primaires face à Daniel Jadue du parti communiste (le système électoral chilien favorise la formation de coalitions pour participer ensemble aux primaires et tirer parti des espaces publicitaires et de la visibilité qu’elles génèrent). Pendant la campagne, le président nouvellement élu a provoqué des remous entre la nouvelle culture de gauche – orientée sur les droits humains – et l’ancienne culture communiste issue de la guerre froide, sur des thématiques telle que la crise au Venezuela ou au Nicaragua, par exemple. Au cours d’un débat avec Jadue, il a affirmé : « Le PC va regretter son soutien au Venezuela comme Neruda a regretté son Ode à Staline ». Ici, Boric peut faire la différence face aux gauches latino-américaines excessivement « campistes » (le « campisme » considère que le monde est divisé en deux camps politiques opposés) et qui en sont arrivées à se méfier des discours sur les droits humains au lieu de les transformer en instruments de lutte pour un monde plus égalitaire.

La candidature de Boric scelle une série de victoires électorales inspirées par l’idée de « changement » : l’approbation massive à la nécessité d’une Assemblée constituante en octobre 2020, l’élection de maires, femmes et hommes, tout juste trentenaires dans plusieurs villes du pays, voire la composition même de l’Assemblée. Ces leaders politiques reflètent un changement générationnel considérable dont le Frente Amplio est l’expression, mais aussi les nouveaux visages du PC tels qu’Irací Hassler, la maire de Santiago. Ces nouvelles·aux responsables politiques sont sociologiquement proches du Frente Amplio et marquent également la naissance d’une nouvelle génération de femmes féministes. Dans les faits, le PC chilien est l’un des rares partis communistes occidentaux à avoir réussi, sans renier son identité, à se renouveler sur le plan générationnel et aussi du genre.

Il est probable que le positionnement du Frente Amplio au sein de l’Assemblée constituante, où il travaille davantage en coordination avec le PS qu’avec le PC, anticipe quelque peu l’avenir : sa place de pivot entre la gauche du PC et la droite centriste. Pendant sa campagne, Boric se rapprochait plus de Bachelet que de Salvador Allende. Au final, la « révolte » ne signifiait ni un virage vers la gauche traditionnelle, ni la nostalgie du passé. Le défi du nouveau président sera par conséquent de réussir à faire avancer les revendications de transformation sociale et surtout à entraîner le pays vers plus de justice, mais sans en faire trop. Boric a compris au cours de sa campagne – qui a touché l’électorat modéré au second tour – que les demandes de changement étaient plus chargées de « frustration relative » que de nostalgie de l’époque Allende, même si bien sûr la destitution brutale de l’ancien président en 1973 a constitué pour beaucoup une sorte de référence morale pendant les manifestations.

Avec l’impopularité croissante du gouvernement de Jair Bolsonaro, la défaite de Kast, allié de Vox et d’autres forces réactionnaires mondiales, constitue également un frein à l’extrême-droite dans la région. Avec Boric au Chili, la gauche latino-américaine gagne un nouveau président – et certains imaginent déjà que le Brésil voire la Colombie suivront cette voie en 2022. Mais cette « seconde vague » est beaucoup plus hétérogène que la première et, en général, d’une intensité programmatique moindre. Face à une gauche latino-américaine usée depuis la première « marée rose », dans un pays comme le Chili – plus institutionnel que d’autres dans la région –, Boric pourrait peut-être emprunter une voie démocratique radicale et égalitaire capable de mettre en place un système social plus solide (un agenda qui a pris une nouvelle dimension en période de pandémie). Il pourrait aussi apporter une bouffée d’air frais sur le plan des principes : le « populisme de gauche » en Amérique latine a fini englué dans la décadence politique et morale du projet bolivarien. Boric doit aussi montrer qu’il peut réaliser des avancées dans le champ social sans détériorer la culture civique. Cependant, ceci ne dépend pas que de lui mais aussi de la future opposition (tant politique que sociale). Le nombre de voix record qui l’a propulsé à la Moneda lui octroie un pouvoir que personne n’avait anticipé les jours précédant cette élection.

« Nous espérons faire mieux », a-t-il répondu à Sebastián Piñera, poliment mais fermement, en acceptant un déjeuner de transition. Peu de temps après, devant la foule, il a amorcé ce qui sans aucun doute constitue un nouveau cycle. Probablement la fin de la transition telle que nous la connaissions.

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Cet article, initialement paru en espagnol en décembre 2021 sur le site de Nueva Sociedad, a été traduit vers le français par Sandrine Merle et relu par Virginie de Amorim, traductrices bénévoles pour ritimo. Cet article est republié avec l’autorisation explicite de l’éditeur.