Dans un local anonyme de la banlieue de Barcelone éclairé aux néons, les résident·es du quartier de Nou Barris se retrouvent pour leur réunion hebdomadaire. À l’ordre du jour, la hausse des loyers : plusieurs résident·es risquent l’expulsion durant cet été 2018. Manuela, mère de quatre enfants, Guillermo, José et Jorge sont tous des travailleur·ses précaires. Marie est la dernière à intervenir. La dame porte une robe fleurie et serre un mouchoir entre ses doigts. Elle explique n’être plus en mesure de payer son loyer. Suite aux impayés, la propriétaire menace de la mettre à la rue. « La pression spéculative et financière, avec l’entrée des banques dans le marché immobilier, a créé une situation très critique. Les gens souhaitent échapper aux loyers hors de prix du centre-ville et la demande finit par dépasser l’offre dans les alentours. Ceux qui payent la note ce sont toujours les plus pauvres et marginalisé·es », explique Salvador Torres, porte-parole de l’association 500x20 qui lutte pour plus de logements sociaux à Barcelone. Montré du doigt, le secteur financier est accusé de profiter du tourisme de masse qui a envahi la ville dans les dernières années pour mener des opérations commerciales autrefois irréalisables. La hausse injustifiée des prix des loyers est une des conséquences de la gentrification et de la « touristification » du centre-ville.
Selon la mairie de Barcelone, 38 millions de personnes, entre Espagnol·es et étranger·es, visitent chaque année la ville. Les énormes paquebots qui accostent dans le port débarquent jusqu’à 20 000 personnes par jour en haute saison. Plus de 9 millions de personnes par an décident de passer au moins trois nuitées dans la capitale catalane. Des chiffres importants, comparés aux deux millions de personnes qui résident en ville. Malgré les initiatives de Ada Colau, la mairesse “indignée” de Barcelone (issue du mouvement des indignés de 2008), la situation semble être irréversible. « Pour le centre-ville, il n’y a plus vraiment d’espoir », signale Andrés Antebi de L’Observatori de la Vida Quotidiana (Observatoire de la vie quotidienne de Barcelone), « il aurait fallu y penser avant. Depuis 1992, quand la ville a accueilli les Jeux olympiques, le point de départ du boom touristique local. Désormais il n’existe presque plus de vie de quartier. Les rares résident·es qui restent dans le district de la vieille ville ont de plus en plus souvent pour voisin·es des touristes étranger·es qui ne restent en ville que quelques jours. Il n’y a plus de réseau citoyen, que des commerces, des restaurants et des bars à tapas. Très peu de discussions publiques se développent au centre-ville » continue-t-il.
Cependant, quand on traverse La Rambla, le boulevard piéton qui relie la centrale Plaça Catalunya avec le bord de mer, on a l’impression d’être au cœur d’une ville méditerranéenne, vivace et dynamique. Aux côtés des touristes en transit, des hommes d’affaires, des étudiant·es, des vendeur·ses de souvenirs. À la tombée de la nuit, les jeunes se donnent rendez-vous autour de la fontaine de Plaça Reial, les employé·es à la sortie des bureaux profitent de l’apéro sur les terrasses des cafés alors que la bourgeoisie catalane se retrouve sous les porches du Gran Teatre du Liceu. Impossible de traverser La Rambla d’un bout à l’autre sans entendre plusieurs langues différentes. Ici touristes et résident·es se mêlent, dans une atmosphère métissée et multiculturelle.
La cohabitation entre touristes et résident·es existent, et si certain·es Barcelonais·es s’emportent, c’est plus contre les promoteurs immobiliers qui convoitent plusieurs immeubles à la fois et augmentent les prix des loyers pour coller aux modèles économiques de la nuitée plutôt qu’à un résident à l’année. « Ce qu’on appelle désormais la tourismophobie, ce n’est qu’une astuce des lobbies économiques pour criminaliser et décrédibiliser les mouvements sociaux qui remettent en discussion la réalité touristique et urbaine de ces territoires », explique Sergi Yanes, docteur en anthropologie et cofondateur du projet Turismografias, un réseau européen qui analyse la réorganisation néolibérale de l’espace urbain. « En aucun cas, les Barcelonais·es n’ont eu peur du tourisme ou des touristes. Les impacts sur la vie économique de la ville sont nombreux. On pourrait dire que le tourisme aide à ouvrir de nouveaux chemins à la spéculation immobilière et financière. Il justifie des opérations urbaines autrement impossibles. En fait, le suffixe -phobie, comme on pensait ce néologisme il y a plus de 10 ans, ne se réfère pas à la “peur”, mais à la “haine” ou à “l’antipathie” ».
L’origine des problématiques actuelles sont à chercher dans l’histoire de la politique d’aménagement de la municipalité de Barcelone. Depuis 1978, la Constitution espagnole délègue ces compétences à la communauté autonome [1]. La zone de Ciutat Vella qui englobe les différents quartiers du centre de la ville était habitée par des habitant·es aux profils sociologiques variés. Entre 1991 et 2005, la part des classes populaires restait importante (jusqu’à 70% dans le Raval), celle des classes supérieures était stable (30% dans le Barrio Gotico). C’est la part des populations étrangères qui a augmenté. Ainsi, dans certains secteurs du Raval, ils sont passés de 6% à 50% en 15 ans. Le chercheur Hovig Ter Minassian raconte qu’en 2005, des résident·es assez aisé·es quittent le quartier pour différents facteurs, dont le développement touristique « jugé excessif ». Il estime que « c’est l’ensemble de la politique publique à l’égard du district de Ciutat Vella qui a joué ici, suscitant un développement excessif de l’activité touristique ». Cette politique publique, c’est le choix de donner au Raval une vocation touristique, « associée à une volonté d’en changer l’identité pour en donner une image moins sulfureuse », favorisant « une gentrification de ces quartiers, qui reste cependant encore limitée ». Au milieu des années 2000, le chercheur se demande déjà « comment la Municipalité entend garantir l’accueil des étranger·es non européen·nes dans le centre ancien, faciliter le maintien des « résident·es traditionnel·les » menacé·es par les expropriations et l’élévation rapide des loyers, et enfin éviter un développement excessif des fonctions touristiques et commerciales, au détriment de la fonction résidentielle ».
Le secteur du logement espagnol ne compte quasiment aucun logement social, car il se base sur l’accession généralisée à la propriété. Entre 2005 et 2008, le prix de la location immobilière augmente de 33 à 42% dans Ciutat Vella. Après l’éclatement de la bulle immobilière de 2008, la Catalogne est la région la plus touchée d’Espagne par les saisies de logement. Les loyers baissent alors un peu, sans compenser toutefois la hausse des années précédentes. En 2011, lorsque la CiU (une fédération de deux partis politiques nationalistes catalans) prend la tête de la municipalité, elle libéralise la question du logement touristique. En deux ans, près de 40 000 appartements sont transformés en logement pour touristes. L’arrivée de AirBnb accentue la crise : cette fois, ce n’est pas la « facilité d’obtenir un crédit » qui fait monter les prix de l’immobilier, mais les possibilités d’énormes profits liés à la location touristique. Dès lors, l’offre de logement aux classes moyennes ou pauvres est insuffisante.
Les locations d’appartements illégales contribuent plus que tout le reste à la disparition de la vie citoyenne. Selon le dossier « UnfairBnb » du Corporate Europe Observatory de Bruxelles, à Barcelone plus de 18 000 locations touristiques sont proposées à travers des structures comme AirBnb. Alors que, si l’on regarde les données 2016 de la mairie de Barcelone, il existe moins de 10 000 appartements touristiques officiellement inscrits dans les registres de la ville. D’après le site d’observation « insideAirBnb », lancé par l’activiste états-unien Murray Cox, 64 % des appartements loués aux touristes à Barcelone, seraient disponibles tout le long de l’année. D’après la consultation sur l’économie collaborative dans le secteur de l’hébergement touristique, établit par la Commission Européenne en juin 2017, et rapporté par UnfairBnb, seulement 38 % des propriétaires interpellés affirment demeurer dans les appartements qu’ils louent aux touristes.
Désormais, les problèmes de logement du centre-ville ont fini par toucher également les alentours. « Barcelone est une ville de taille moyenne, enclavée par des montagnes : elle n’a pas la place pour s’étaler. La hausse des loyers n’est qu’une alerte d’un problème plus vaste. Désormais, des logements touristiques sont proposés dans des secteurs et des quartiers qui n’ont rien d’intéressant à proposer à un·e visiteur·se étranger·e. L’effet domino est en train d’entraîner dans le gouffre des quartiers traditionnellement réservés aux résident·es », regrette Andrés Antebi.
A la station de Plaça Catalunya, Lamine descend du « Rodalies », le train de banlieue. Il est 9 heures et ce responsable associatif est parti de chez lui il y a plus de 45 minutes. « Je ne pouvais pas me permettre les loyers de Barcelone. Je me suis installé avec ma femme dans une petite ville balnéaire de la périphérie. Il y a quelques années, on se sentait vraiment éloigné·es, mais je vois de plus en plus de gens faire ce choix là. Et surtout, les prix sont tels qu’on voit des agences organiser des voyages à Barcelone et loger les gens à côté de chez nous. Ils leur promettent Barcelone, mais en fait, ils ont une heure de transport pour y arriver », explique-t-il. Le long des rues qu’il emprunte pour se rendre à son bureau, des drapeaux sur lesquels sont imprimés des formes de vautours noirs, barrés de rouge sont accrochés aux fenêtres : les slogans s’en prennent aux spéculateurs immobiliers.
En 2018, les habitant·es de ces quartiers du centre-ville historique de Barcelone se sont mobilisé·es contre un problème supplémentaire : le trafic de drogue. La spéculation immobilière vide les immeubles, qui se retrouvent occupés par des trafiquants, le temps que les propriétaires vendent les bâtiments ou que s’enclenchent les travaux. En avril 2018, la Fédération des associations de résident·es de Barcelone a appelé à manifester contre l’augmentation des « narcopisos » (appartements de trafic) et leur étendue vers le nord ouest de la ville. Dans un communiqué, la fédération dénonce la « prolifération du trafic d’héroïne dans les logements vides du quartier » du Raval (à l’ouest de l’avenue de Las Ramblas) et « la spéculation immobilière qui la rend possible ». Les habitant·es dénoncent un système bureaucratique et demandent une modification de la législation pour permettre à la mairie, la région et l’Etat de travailler de façon coordonnée.
Aujourd’hui, la mobilisation des habitant·es s’appuie sur le cumul d’expérience depuis les années 2000, mais surtout la création de la Plateforme des affecté·es par l’hypothèque en 2009, dont de nombreux groupes locaux sont installés en Catalogne. « C’est la convergence de plusieurs mouvements sociaux–notamment du mouvement okupa, des mouvements pour le droit au logement, des mouvements libertaires, du 15M, des mouvements indépendantistes catalans, etc, qui a engendré une véritable synergie qui s’est cristallisée sur le thème du logement », analyse Diego Miralles Buil, doctorant en géographie à l’université de Lyon 2. Cette mobilisation a permis la construction de différentes coopératives d’habitation d’usage. Ces coopératives, dont sont membres les futur·es habitant·es, financent des projets de construction grâce à des financements éthiques et coopératifs, dans des terrains cédés par la municipalité en échange de l’assurance que ces logements seront des logements sociaux. Souvent, les projets sont menés par des architectes ou urbanistes elles·eux-mêmes organisé·es en coopérative, comme le collectif LaCol.
Ces projets qui ont pour but premier de répondre à l’urgence, mais pas seulement : « Les collectifs militants barcelonais ont vu dans ces formes alternatives d’accès au logement un moyen pragmatique de lutter contre l’omniprésence de la propriété privée et de la spéculation immobilière en Espagne. Le but de la majorité de ces collectifs est en effet de se réapproprier ce « droit fondamental » qu’est le droit à l’accès à un logement abordable et digne pour toutes et pour tous », analyse Diego Miralles Buil. Le début d’une reprise en main de la ville par ses habitant·es.