« Parler aujourd’hui de reconstruction avec tout ce qu’il se passe est une honte. Le régime continue à détruire et érige des lois qui vont à l’encontre des droits des Syrien·nes », s’insurge Anwar el Bounni, juriste syrien, aujourd’hui exilé en Allemagne. Ce défenseur des prisonnier·es politiques depuis de longues années pointe ici deux lois, la loi numéro 10 parue le 2 avril 2018 et la loi 66 publiée en 2012. Ces lois atteignent les droits à la propriété des Syrien·nes réfugié·es à l’extérieur du pays, et les droits des Syrien·es habitants dans des quartiers informels à l’intérieur du pays.
Loin de leurs terres, les millions de Syrien·nes réfugié·es sont concerné·es par les nouvelles législations, mais ne sont pas suffisamment informé·es. C’est tout l’objet de la plateforme Syrbanism, fondée par deux jeunes syriens diplômés en architecture à Damas et à l’étranger. Ils y expliquent en vidéo animée la loi numéro 10 parue le 2 avril 2018 : « Notre objectif à travers cette plateforme est d’informer tou·tes les Syrien·nes en arabe et en anglais des conséquences de cette loi sur leurs propriétés dans les zones concernées par la reconstruction, de façon pédagogique afin que le ou la citoyen·ne lambda puisse comprendre de quoi il retourne », confie l’un d’eux désirant rester anonyme.
Quand le régime syrien détermine une zone à reconstruire, la loi numéro 10 prévoit un cadre qui donne 30 jours aux propriétaires pour apporter aux administrations la preuve papier de l’enregistrement au cadastre de leurs biens immobiliers se trouvant sur la zone délimitée par les autorités. La zone à reconstruire doit être validée par le ministère de l’administration locale qui étudie le plan de faisabilité économique. Si le feu vert est donné, le ou la propriétaire de n’importe quel bien dans cette zone perd automatiquement son titre de possesseur unique de cette propriété. Il ou elle devient actionnaire d’une propriété collective, la « Maschaa », via une société immobilière approuvée par le gouvernement. Donc, il ou elle ne peut pas le vendre, le donner, ou reconstruire, il ou elle ne peut que la louer jusqu’au jour de sa démolition. Mais la valeur de la propriété, donc de l’action détenue est déterminée par les prix du marché au moment où la zone est délimitée. Dans le contexte de reconstruction d’après guerre, les titres de propriété ne valent presque rien et les propriétaires n’ont souvent aucune chance de pouvoir racheter un jour leur propriété une fois reconstruite.
« Cette loi organise un processus de reconstruction. Nous expliquons donc qu’elle n’est pas juste parce qu’il y a plusieurs problèmes concernant les réfugié·es, le statut des propriétaires, les formalités, l’identité des villes, l’héritage. Cette loi pose le cadre de n’importe quelle reconstruction en Syrie et nous essayons à travers cette campagne de dire que ce n’est pas correct, ce n’est pas bien, cela ne contribuera pas à une construction sereine de ce pays », poursuit un des initiateurs. Pour l’heure, il est d’ailleurs bien trop tôt pour parler de reconstruction d’après la chercheuse Leïla Vignal : « Cette loi n’a pas réellement d’impact aujourd’hui, car elle concerne seulement quelques quartiers à Damas et à Alep. L’État n’a pas les moyens de reconstruire aujourd’hui et les pays engagés à ses côtés non plus. La stratégie de cette loi est pour l’État, et pour les gens proches du régime, un moyen de récupérer le foncier pour préparer l’avenir en légalisant ce qui est en réalité une spoliation des terres. »
L’avenir des 11 millions de personnes qui ont quitté leur foyer en question
Ce système exclu automatiquement de nombreux Syrien·nes parmi les 5 millions de personnes réfugiées à l’extérieur de la Syrie et les 6 millions de déplacé·es qui détiennent une propriété. Elle prive de leurs droits les opposant·es qui ont dû fuir et les personnes issues des quartiers ou des villes révolutionnaires, considérées comme terroristes par le régime. Il sera quasiment impossible pour les réfugié·es d’aller en Syrie prouver qu’ils et elles sont propriétaires d’un bien sans savoir quel sort leur réserveront les autorités dès leur arrivée sur le territoire. « De toute façon, le régime n’a jamais exprimé la volonté de reprendre les réfugié·es syrien·nes. Cela représenterait un fardeau de plus pour le pays où 85 % des habitant·es vivent en dessous du seuil de pauvreté », remarque Leïla Vignal. Au-delà de ce problème, subsiste un autre obstacle, celui de la possession des documents prouvant le titre de propriété. Selon les recherches menées par le conseil norvégien pour les réfugié·es, à peine un·e réfugié·e sur cinq est en possession de titres de propriété, et 21 % ont déclaré que leurs documents avaient été détruits. Sans preuve et sans contact direct avec l’administration syrienne, il est impossible de caresser l’espoir d’un retour au pays pour ces personnes.
Parmi les six millions de personnes déplacées habitant encore à l’intérieur de la Syrie, une partie habite ou s’est réfugiée dans les 12 % de territoires encore contrôlés par des groupes rebelles par choix ou sous la contrainte. Elles représenteraient 14 % des 16 millions de Syrien·nes présent·es en Syrie. 70 % vivent dans des zones contrôlées par Damas.
À Damas et sa périphérie comme la ville de Deraya ou encore à Qaboun, quartiers repris aux mains des rebelles, la violence des combats ont provoqués la destruction presque totale du parc immobilier et l’évacuation forcée des 4 000 dernier·es habitant·es. Cette zone est désormais définie comme zone de développement où il va être difficile pour les habitant·es considéré·es comme des opposants au pouvoir de se présenter aux administrations, tout comme pour celles et ceux qui ont perdu le papier prouvant l’enregistrement de leur maison au cadastre de prouver leur statut de propriétaire et de faire valoir leur pouvoir de décision.
Enfin, d’après des témoins sur place, la reconstruction a déjà commencé sur des zones de logements considérés comme informels, construits par les habitant·es elles·eux-mêmes dans la périphérie de Damas et non enregistrés au cadastre. « Ces immeubles ont permis à des personnes des classes moyennes et inférieures de se loger à bas prix à l’époque ; édifiés sur des territoires centraux ils ont rapidement pris de la valeur ces dernières années », poursuit la chercheuse Leïla Vignal. « En 2000 déjà, des projets de rénovation avaient été évoqués par des gens proches du régime afin de mettre la main dessus, mais ils n’ont jamais vu le jour. On a par contre vu des campagnes de bombardements sur ces zones complètement rasées aujourd’hui. » Le régime syrien se les est donc appropriés via l’application de la loi 66, publiée en 2012. Les habitant·es ont été chassé·es et les logements de fortune informels détruits.
Une Syrie pour les riches ?
Des urbanistes syrien·nes désirant rester anonymes ont observé de nombreuses confusions depuis la publication de la loi numéro 10. « Des personnes pensant qu’elle était déjà en vigueur se sont présentées à la hâte dans les administrations pour présenter les documents prouvant leur statut de propriétaire. Certain·es ont même tout d’abord vu en cette loi quelque chose de moderne, issu d’un modèle capitaliste auquel ils et elles n’avaient pas accès jusqu’à maintenant avec des projets comme à Dubaï qui permettent aux riches de s’enrichir encore plus, même si au final de nombreuses personnes en seront exclues. Cela prouve que les gens n’ont pas compris le fond de cette loi et qu’il est indispensable qu’ils la comprennent dans les détails », confie l’un d’eux. « Seuls, nous ne pourrons pas arriver à la contrer, mais on pourra avancer en créant une corporation afin de défendre les habitant·es et parvenir à une alternative à ces lois. Nous avons besoin de différents pouvoirs dans ce processus pour parvenir à la changer et cela prend du temps. Atteindre le plus de gens et fédérer également un grand nombre de personnes pour dire non et créer une alternative prendra également du temps », remarque un autre urbaniste. « Tout est mis en œuvre pour provoquer des mutations communautaires dans certaines régions au profit du régime qui est alaouite. Cela se produit aux alentours de Homs et de Damas et certains villages à l’Est du Liban », analyse Mousbah Rajab, chercheur et professeur à l’Université libanaise de Beyrouth. « On a entendu parler de politiques pour attirer des chiites et des alaouites et changer la population tout le long de la frontière libanaise. Le régime fait tout pour restaurer son pouvoir sur le territoire syrien ». Comme au Liban, où la reconstruction s’est soldée par la communautarisation des villes et villages où les chefs de file ont la main mise sur la situation politique, financière et sécuritaire de leur territoire. En Syrie, la décision reviendra peut-être aux communes, en auto-gestion. Une hypothèse qui jusqu’ici qui exclut la gestion unique par le pouvoir central. Autre point commun avec le Liban, la loi numéro 10 exclut les pauvres, comme au centre-ville de Beyrouth où les ancien·es propriétaires se sont vu·es remettre des actions d’une basse valeur qui ne leur a pas permis ensuite de racheter leurs biens. SOLIDERE, la société privée émettrice d’un plan directeur de reconstruction a finalement obtenu le monopole de la reconstruction. Aujourd’hui par exemple, le centre-ville de Beyrouth est inachevé, et réservé aux plus riches, le quartier se meurt et n’attire que très peu de public.
« La Syrie subit une véritable occupation »
« Le régime syrien a fait cette loi pour pouvoir voler les propriétés des gens qui ont quitté la Syrie, car il sait qu’ils n’oseront pas revenir pour prouver qu’ils sont propriétaires comme le demande la loi. Cela est facilité, car les réfugié·es dans les pays limitrophes ont perdu leurs maisons sous les bombes, les traces sont effacées », s’insurge Anwar el Bounni, « de plus, on sait aujourd’hui que ces quatre dernières années le régime syrien a accordé la nationalité syrienne à des milliers de personnes étrangères, des Iraniens, Irakiens, Libanais, Afghans (la plupart chiites) qui sont venus combattre à ses côtés en Syrie, pour qu’ils puissent devenir propriétaires de ces biens volés et remplacer les Syrien·nes parti·es ». Ces propos difficilement vérifiables sur le terrain sont à considérer avec beaucoup de précautions selon la chercheuse Agnès Vignal, pour qui ce cas ne concerne que certains combattants désirant s’établir sur le sol syrien.
Une loi récente, datant de juin 2018, accorde directement la nationalité syrienne aux enfants issu·es de ces mariages sans même devoir prouver qu’ils et elles sont issu·es de parents syriens. Ainsi, le pouvoir donne la nationalité à des enfants irakien·nes et iranien·nes. Une grave injustice selon Anwar el Bounni, face au refus du régime de donner la nationalité syrienne aux enfants né·es de femmes syriennes et de pères étrangers. « Bachar el Assad veut chasser les Syrien·nes de leurs terres. Il l’a dit il y a deux ans dans une déclaration : la Syrie pour les Syrien·nes qui défendent le régime et pas pour les autres. Il confesse tous ses crimes quand il déclare cela », constate le juriste. Les résistances face à cette nouvelle donne existent au sein même de la population syrienne, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays où des plateformes comme Syrbanism tentent d’alerter et d’informer les Syrien·nes et le monde sur la question.
Timides réactions au niveau international
Le fait de porter cette loi de l’espace restreint à l’espace public via la plateforme Syrbanism a permis de toucher un public élargi. Les médias internationaux en parlent et ont permis un retentissement auprès de quelques chefs d’État. En Allemagne, Angela Merkel a réagi en jugeant inacceptable le fait de priver les réfugié·es de leurs droits. Au Liban, qui accueille plus d’un million de réfugié·es syrien·nes sur 4 millions d’habitant·es, le Ministre des Affaires étrangères a émis ses préoccupations par rapport au droit au retour des populations syriennes, gravement remis en question par les plans directeurs de reconstruction qui excluent les populations issues des zones rebelles.
Ce sombre tableau ne provoque cependant que de faibles réactions au niveau international et européen malgré les voix anti-migrant·es et anti-réfugié·es qui gagnent les pays de l’Union Européenne et divisent les sociétés.
« Ils pourraient dire que ce régime est illégal et que ses lois ne peuvent s’appliquer, mais ils ne le font pas », poursuit le juriste Anwar el Bounni, « l’Union Européenne n’a pas intérêt à soutenir cette politique de reconstruction, car elle empêche les 5 millions de réfugié·es syrien·nes à envisager un retour sur leurs terres ou dans leurs maisons. Ils devraient y faire plus attention car au final, ils vont devoir garder tous ces réfugiés, qui vont encore affluer. »
Au final, et d’après les défenseur·ses des droits des populations, il n’y aura pas de projet de reconstruction, dans lequel pourrait s’inscrire l’Europe, sans paix. Finalement, « on n’est pas dans la recherche d’une solution politique en Syrie. Les bailleurs ne viendront pas investir dans un pays instable », conclut Leïla Vignal.