Villes méditerranéennes, les enjeux d’un développement égalitaire

Beyrouth, capitale où les réfugié·es façonnent des villes-quartiers dans la ville

, par 15-38 Méditerranée , CHARBONNIER Coline, HADDAD Emmanuel

De Beyrouth à Tripoli au nord du pays, en passant par les régions de l’Est et du Sud du pays, les visages des villes libanaises se redessinent au fil des flux de personnes venues se réfugier sur les terres du pays du Cèdre. La capitale, Beyrouth, en est un symbole. Elle a vu les Arménien·nes, les Palestinien·nes et aujourd’hui les Syrien·nes se fondre peu à peu dans le décor des quartiers de misère.

Rue grouillant à l’entrée de l’immeuble Gaza à Beyrouth. @Sarka Vancurova

Au cœur de la capitale, les noms historiques du quartier de Sabra et du camp de Chatila situés à l’ouest de la ville comptent des milliers de Palestinien·nes venu·es s’y réfugier en 1949 sous l’égide de l’ONU, suite au début de l’occupation israélienne. Aujourd’hui, ces camps sont dans un état de délabrement avancé et souffrent de surpopulation. Tour à tour haut lieu de résistance palestinienne, synonyme de massacre puis refuge insalubre pour tout ce que Beyrouth compte de pauvres et de marginales·aux, Chatila est à l’image de la capitale libanaise : en perpétuelle mutation. À l’entrée du camp palestinien, l’ancien hôpital Gaza incarne à lui seul l’évolution du quartier paupérisé.

Ouvert en 1976, l’hôpital Gaza est un lieu privilégié pour assister à ce roulis permanent de l’histoire. Aujourd’hui, l’immeuble est un gigantesque squat de onze étages aux murs décatis, une cour des miracles accueillant pêle-mêle réfugié·es palestinien·nes et syrien·nes, Libanais·es sans papiers, travailleur·ses bangladais·es et autre trimardeur·ses soudanais·es. À ses pieds se joue la scène quotidienne des ruelles grouillantes de Chatila : un mélange de cris joyeux de gosses déguenillé·es, de bruits de scooters qui frôlent de vieilles dames recourbées sur leurs sacs de courses, sous le regard d’hommes assis devant un narguilé ou une partie de backgammon et de beaucoup, beaucoup de jeunes hommes oisifs qui tuent le temps à coups de menus labeurs et de parties de billards.

Parmi eux, Mahmoud, trentenaire longiligne au regard anthracite, est le meilleur connaisseur de l’immeuble Gaza. Et pour cause : « Je suis né à l’hôpital Gaza en 1982 et j’y ai grandi. Quelques semaines après ma naissance, le massacre de Chatila s’est déroulé à quelques mètres d’ici. Peu après, mon père a été enlevé et je ne l’ai jamais revu », lâche-t-il en guise d’introduction, avant de s’élancer dans une enfilade d’escaliers éclairés à la lampe de son téléphone, coupure d’électricité oblige.

Avant-dernier étage sans ascenseur. Un rideau en guise de porte qui, une fois traversé, révèle le visage espiègle de Jihad Issa, Palestinienne de 69 ans au teint hâlé. Autour des fenêtres, les murs inondés de moisissure font penser à des fonds marins. Jihad décrit les effets de cette insalubrité : « Le 19 septembre 2017, le toit de la chambre s’est effondré sur mes deux fils et leur père pendant qu’ils dormaient. » Il y a 33 ans, Jihad s’est installée dans ce deux-pièces avec mari et enfants, fuyant le camp de Chatila dévasté par la guerre : « À la fin de la “guerre des camps” en 1987, il n’y avait personne ici, car les miliciens d’Amal (milice chiite qui s’est opposée aux fedayins [1] palestiniens pendant la guerre libanaise) avaient volé tout l’équipement médical et brûlé le reste. Tu entrais, tu posais une porte dans l’une des pièces, tu installais une serrure et ça devenait ton appartement. C’est comme ça que l’hôpital est devenu habité », dit-elle en tirant sur une cigarette. Dans le salon, un portrait de son fils recouvre le mur. Il est mort à l’âge de 26 ans, électrocuté. Dans le Chatila d’après-guerre, les décès accidentels ont remplacé les morts par balle, la pauvreté a pris la relève des armes. Au point d’en venir à regretter le passé : « Certes c’était la guerre, mais il y avait de l’argent. Désormais, les Syrien·nes travaillent à notre place et nous n’avons plus d’aide de l’OLP », soupire Jihad.

Jihad, 69 ans, dont 33 passés dans l’immeuble de Gaza. @Sarka Vancurova

Présence syrienne qui dérange

Depuis que les premier·es Syrien·nes ont débarqué au Liban pour fuir le conflit meurtrier démarré en 2011, pas un jour n’est passé sans qu’un ministre libanais ne se lamente du « fardeau des réfugié·es syrien·nes » sur les ressources et le marché du travail. Mais le fardeau n’est pas réparti avec équité : les régions déjà marginalisées du Nord et de l’Est et les périphéries déjà paupérisées de Beyrouth sont celles qui ont accueilli la majeure partie des plus d’un million de réfugiés du pays voisin. Chatila compte 21 192 réfugié·es syrien·nes selon le UNHCR (Haut Commissariat aux Réfugiés). Et selon les calculs de Jihad, dans l’immeuble Gaza, « sur 130 familles, il ne reste que 25 familles palestiniennes. Les autres ont mis leur appartement en location et sont parti·es vivre à Jadra, à Damour, Naameh, localités au Sud de Beyrouth. Désormais, presque tous les habitant·es de l’immeuble sont Syriens. Ils n’ont pas laissé de quoi manger aux Palestinien·nes ici. Mahmoud par exemple, travaillait bien avant leur arrivée. Désormais il est sans activité », grommelle-t-elle.

Trois étages plus bas, Nawal et sa belle-sœur Saha partagent une chambrette sans meuble avec leurs enfants. « Nous sommes de Hama (nord-ouest syrien). À cause des barils explosifs largués par les avions de l’armée syrienne, notre maison a été détruite. Nous sommes devenues sans domicile, sans maris, sans possessions. Nous n’avons plus rien », dit-elle le visage fermé. Ce ne sont pas leurs époux qui auront volé le travail des Palestinien·nes : ils ont disparu dans les geôles syriennes. Assis à côté de ses béquilles, Brahim, Syrien d’Alep de 32 ans, ne travaille pas non plus. Sur toute la longueur de sa cuisse, une cicatrice rappelle les éclats d’obus qu’il a reçu lors d’une attaque aérienne. Malgré tout, lui et sa famille doivent payer un loyer mensuel de 330 dollars pour leur mansarde. « D’un coup, les réfugié·es palestinien·nes se retrouvent propriétaires et certain·es en profitent. Nous entendons beaucoup de mauvaises paroles sur les Syrien·nes dans le quartier », dit-il, amer.

Mis·es en concurrence dans un État où l’assistance sociale est déléguée aux ONG, les réfugié·es palestinien·nes et syrien·nes se croisent dans les couloirs obscurs de l’immeuble Gaza sans se côtoyer. Chacun·e ses fantômes passés, chacun·e sa galère présente. Les Palestinien·nes reçoivent l’aide de l’UNRWA pour l’éducation et la santé mais l’institution onusienne est sous pression suite à la décision états-unienne de diviser par deux son aide financière. Les réfugié·es syrien·nes qui vivent dans l’immeuble Gaza disent n’avoir reçu aucune aide du UNHCR. Mais les Syrien·nes ne sont pas les seul·es nouvelles·aux arrivant·es brocardé·es. Au pied de la tour, la ribambelle de gamin·es ne rate pas une occasion de persifler sur la couleur de peau d’Ali, Soudanais de Khartoum qui vit au rez-de-chaussée. « Les gosses sont méchants, mais j’ai une bonne relation avec le propriétaire de ma chambre, à qui je verse 170 dollars par mois. J’arrive à envoyer 100 dollars à ma famille chaque mois », nuance-t-il, assis sur le matelas moite de sa chambre sans fenêtres.

Les jeunes du quartier surnomment le sous-sol de l’immeuble Gaza « l’ambassade du Bangladesh ». En descendant ses marches, l’air devient si raréfié, l’odeur de moisi si poignante que le lieu fait plus penser à une prison. Les Bangladais·es y vivent en nombre dans des chambres envahies par les cafards. C’est parmi eux que Juliano, Libanais de 23 ans orphelin de père, a trouvé un refuge pour lui et sa mère Julie, amputée d’une jambe à cause du diabète. Il a beau multiplier les petits boulots, impossible de payer un loyer à 500 dollars minimum dans le centre de Beyrouth. « Le faible loyer nous aide, et nous ne payons pas d’électricité. Au début, les Palestinien·nes m’ont toisé, parce que je suis chrétien libanais. Mais aujourd’hui, nous sommes ami·es », dit-il dans la pénombre de sa chambre. Reste qu’à l’instar des Palestinien·nes, des Syrien·nes et d’Ali, le Soudanais, un seul rêve l’anime : quitter un jour la cour des miracles de Beyrouth.

Façade de l’ancien hôpital Gaza à Chatila. @SarkaVancurova

Absence de l’État libanais ?

Grand absent face à cette détresse humaine, l’État libanais, qui avant même le début de la guerre civile a laissé le logement informel se développer autour et au centre de la capitale Beyrouth. « Dès le début des années 1970, une étude conduite par une équipe du CERMOC (Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient) traitait déjà de la question des bidonvilles de Beyrouth, comme une politique de l’informel délibérément pensée et voulue par l’État libanais (Bourgey & Pharès 1973) », cite le chercheur Vincent Geisser en 2015, dans un article qui interroge l’absence de l’État libanais dans la politique de l’habitat. « Et si l’État libanais est bien présent, c’est qu’il cherche toujours plus à « informaliser » les règlements de la construction et de l’aménagement urbain. Il les rend de plus en plus flexibles et informels en accordant des permis de complaisance ou encore en légalisant a posteriori des projets non-conformes », poursuit le chercheur. Ce retrait organisé de la puissance publique bénéficie aux intérêts privés et clientélistes qui vérolent les institutions libanaises.

Par le passé, pourtant, des tentatives autour du logement et notamment social ont bien fait l’objet de différentes études et révisions du schéma directeur de Beyrouth mais aussi des différents projets urbains. Cependant, ils n’ont jamais vu le jour et les projets ont visé d’autres secteurs, comme le schéma décrété en 1954 qui reste un simple traçage routier traduisant l’époque de l’urbanisme routier. « D’autre part, le chantage politique exercé au sein des différents pôles de la gouvernance divisés entre les communautés religieuses qui composent le Liban ont fait échouer des initiatives importantes notamment le projet Elyssar qui prévoyait du logement social dans la banlieue sud » remarque la chercheuse urbaniste Rouba Wehbe « Il faut ajouter qu’en 2000 le ministère du logement et des coopératives a été supprimé et l’État a consolidé l’accord financier prévu entre les banques privées, les banques du Liban et l’institution publique du logement afin de faciliter l’accès à des crédits immobiliers et à la propriété aux classes moyennes et supérieures. » Dès lors, les classes inférieures en ont été exclues et se sont retrouvées de plus en plus poussées vers le secteur informel. L’accès à un logement abordable pour un large pan de population et pour les nouvelles populations de réfugié·es se fait donc dans les quartiers irréguliers, construits sans permis de construction, ou par l’occupation informelle d’un bien régulier, construit avec un permis. Ce mode de logement précaire est observé dans tout Beyrouth, dans les quartiers péri-centraux, et les banlieues proches et lointaines.

« C’est par le biais du secteur informel (travail et logement) qu’un million et demi de réfugié·es syrien·nes sont absorbé·es dans les agglomérations libanaises. 80 % habitent les villes, les 20 % restant sont dans des camps informels dans les campagnes de l’Est et du Nord du pays » poursuit Rouba Wehbe qui précise que, « traumatisées » par l’expérience palestinienne, les autorités libanaises ont renoncé à la formalisation des camps des réfugié·es syrien·nes.

Il n’est pas rare de voir au Liban des propriétaires louer leurs terres ou diviser leurs appartements en trois pour loger plus de familles syriennes et s’assurer une rente mensuelle importante : à Beyrouth, c’est le cas dans les quartiers de Bourj Hammoud (arménien) et de Nabaa. Les patrons, de leur côté, payent souvent moins cher les employé·es syrien·nes de plus en plus visibles dans le secteur des services. Dans le camp de Chatila et dans le quartier de Bourj Hammoud, on trouve ainsi des constructions, issues des migrations passées, être louées aux Syrien·nes au cœur de la capitale. Avec le temps, certains camps se sont fortifiés troquant la toile et la tôle contre le béton. « L’endurcissement de camps palestiniens, débuté dans les années 40, a permis à des populations de réfugié·es de devenir propriétaires de leur logement et certain·es les louent aujourd’hui aux Syrien·nes, des documents attestent de la propriété », confie Rouba Wehbe. 80 % des réfugié·es syrien·nes habitent les villes et trouvent souvent refuge dans ces quartiers informels. Cette situation explique que des bâtiments de deux étages sont parfois passés à six voir sept étages dans les rues exsangues de Chatila au fil des années et des nouvelles arrivées. « Les Syrien·nes se sont greffé·es à d’autres expériences de réfugié·es et de fuite s’intégrant parfaitement au paysage de misère qui entoure Beyrouth », conclut l’urbaniste.