« Découvrez les plus belles œuvres incontournables et innovantes de la scène du street art à Athènes, sacrée par le New York Times "la Mecque contemporaine du street art en Europe" » : la promesse est alléchante et le titre du New-York Times pleine d’emphase. Voici le genre de proposition disponible sur internet pour les touristes à la recherche d’une visite insolite de la capitale grecque. Le graffiti athénien est depuis quelques années porté aux nues par les médias, qu’ils soient européens ou états-uniens. Aujourd’hui, Athènes se découvre par sa porte antique, mais aussi par son art de rue. « Depuis 2014-2015, il est en train de se transformer en une « attraction touristique » et le mot « crise » est en quelque sorte un terme accrocheur pour un certain nombre d’artistes qui agissent de manière commerciale », explique Bleeps, un grapheur grec. Des quartiers jusque-là restés à l’ombre du Parthénon ou de l’Acropole voient les touristes défiler. Bars et restaurants s’installent et rajeunissent des coins oubliés, comme le quartier de Psirri. Dans la même lignée, le Techonopolis a ouvert ses portes en 2013. Un centre pour la promotion de l’art contemporain grec sous toutes ses formes, dont le graffiti. L’ancienne usine à gaz joue sur le passé industriel du quartier et propose événements et expositions branchées. Dans le centre-ville délaissé par les habitant·es parti·es s’installer en zones pavillonnaires ces dix dernières années, le contraste est frappant entre commerces et immeubles délaissés et tags et graffitis colorés.
Un graffiti contestataire
Artiste indépendant qui auto-finance ses créations sur les murs de la ville, Bleeps perçoit une montée du graffiti politique à partir de 2009. À cette époque, la crise économique bouleverse la vie sociale et politique du pays. De nombreux observateurs témoignent de l’omniprésence des messages peints ou inscrits à la bombe sur les murs de la capitale. « Incendiez les isoloirs », « Brûlez le Parlement », cite ainsi un journaliste français dans un reportage daté de 2012. « Recherche premier ministre Grec, aucune qualification requise », écrit encore un autre anonyme sur un mur du quartier touristique de Plaka. En 2012, les élections législatives se soldent par l’effondrement des partis au pouvoir qui appliquaient la politique de rigueur réclamée par l’Union Européenne depuis la crise économique. À l’époque, un parti fait son apparition dans les médias, le mouvement d’Alexis Tsipras, « Syriza » qui se hissera finalement au pouvoir. La population est soumise à une grande austérité, la contestation sur les murs est à son apogée, selon Bleeps, qui participe à ce mouvement de dénonciation. Dans le quartier de Psirri, à l’époque moins fréquenté des touristes et des noceurs, il peint sur un mur une femme en sous-vêtements qui s’avance dans un déhanché de mannequin en défilé. À sa jambe gauche, une prothèse en bois. Son regard invite à lire le message accolé : « Greece next economic modele », « le prochain modèle économique grec ». En fond, un bleu cobalt que l’artiste utilise pour faire revivre par allégorie la mer Égée qui caractérise souvent le « Genius loci », ou l’esprit du lieu.
Le grapheur participe ainsi à l’introduction d’une vision politique dans l’art de rue grec. Passé par des études de peinture à Bristol, il s’inscrit dans la mouvance de l’artivisme. « L’artivisme n’est pas une faute de frappe, mais bien une déclinaison de l’activisme, dans laquelle l’art, dans toutes ses expressions, devient le moyen utilisé pour militer », explique à ce propos le photographe Gilles Martin. « Ce décloisonnement de deux univers étrangers fait naître continuellement de nouvelles idées. Les mises en scène dérangeantes dénonçant les excès de la société de consommation, les performances artistiques et les happenings s’inscrivent dans cette mouvance. Les premières apparitions de l’artivisme remontent aux années 1990. Il s’agit des dessins au pochoir et graffitis-détournement de Banksy, des photos de nus compilés dans les rues de Brooklyn signées Spencer Tunick, ou encore des performances sulfureuses du plasticien sud-africain Steven Cohen ».
Une réappropriation de l’espace
Le graffiti offre en Grèce une prise de parole en dehors du système médiatique traditionnel. Il ouvre une fenêtre sur le monde pour raconter sa vision de la crise. Les murs de la ville deviennent porteurs de bouteilles à la mer, d’interpellations directes à destination des politiques ou de la population grecque appelée à se questionner. « Il y a dans l’écriture sauvage de ces traces indéchiffrables une certaine violence qui prendrait sens par rapport au malaise urbain international », écrit le sociologue Michel Kokoreff dans son ouvrage « Des Graffitis dans la ville ». Au-delà du vandalisme, il participe à une tentative de « réinvestir la ville fragmentée sous la forme d’un marquage symbolique », ajoute l’auteur. A Athènes, si le graffiti existe bien avant le début de la crise économique, la scène est alors formée d’artistes étudiant·es aux Beaux-arts ou d’étranger·es venus profiter des murs de la ville, explique Andreas Tsourapas, galeriste et artiste. La ville est alors connue pour sa police peu regardante des actes de peinture sur mur, contrairement à d’autres capitales européennes qui punissent sévèrement ce qu’elles considèrent comme du vandalisme. « Au commencement de la crise, les jeunes prennent leurs bombes et s’approprient les murs de la ville comme pour dire : c’est notre révolution », explique Andreas qui observe l’évolution du graffiti athénien depuis des années. N’importe qui peut alors commencer à partager son message dans les rues d’Athènes et devenir une star : « à cette époque le monde entier a défilé pour propager le beau message de l’éclosion du graffiti athénien », se souvient le galeriste.
De nouveaux quartiers sous les projecteurs médiatiques
C’est en effet à cette époque où tous les regards sont tournés du côté de la Grèce que les médias commencent à véhiculer l’image d’une capitale en pleine contestation et renouveau grâce au graffiti. En 2012, le site Culturebox titre ainsi : « Street art, la crise inspire les murs d’Athènes ». « Street art à Athènes, l’autre récit de la crise », décrit encore le magazine en ligne Tortuga. « Graffiti city, the rise of Street Art in Athens », titre le journal anglais the Independent, et plus récemment The Economist explique « How angry street art is making Athens hip ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit, Athènes devient hip, cool, digne d’intérêt pour son mouvement street art. L’engouement médiatique et touristique pour l’art de rue modifie les déplacements dans la ville en ouvrant de nouveaux itinéraires. Dans sa balade, le site de tourisme Alternative Athens emmène par exemple ses visiteur·ses dans le quartier de Gazi en passant par Psirri et le quartier des antiquaires. Les voyageur·ses tentent de suivre ces nouveaux itinéraires mais s’interrogent parfois sur la réalité derrière le caractère touristique affiché. Dans un carnet de voyage en ligne par exemple, l’auteur voyageur parle du Technopolis, de ces quelques vendeur·ses de souvenirs, et d’un quartier déserté passé la haute saison touristique et les belles soirées d’été. « Au sud, une grande place autour de laquelle se déploient ces fameux bars qui font aujourd’hui la réputation du quartier. Seulement, alors que nous arrivons en milieu de journée, l’endroit est plutôt désert. Où est passé ce « bouillon de culture contemporaine » ? » La vision que nous en avons alors est en opposition avec la présentation faite dans les guides sur la capitale grecque : est-ce bien cela le « plus grand centre culturel d’Athènes ? ».
Retisser du lien social sans perdre son identité
Par l’effet miroir d’une crise politique et d’une prise de parole sur les murs de la ville offerte au public, la capitale se réinvente. Au risque de perdre son identité ? Bastion de l’anarchisme grec, la métamorphose d’Exarcheia interroge les artistes : « le district est devenu un quartier branché attirant un tourisme alternatif tout en perdant son authenticité d’origine », regrette le grapheur Bleeps. Bien que les autorités locales et la police considèrent encore le graffiti comme « illégal », le gouvernement a commencé à parrainer davantage de projets. Avec les réseaux sociaux, tout le monde peut transmettre son message au-delà des frontières de manière virale. « La seule mémoire des graffitis en général n’est-elle pas la photographie ? », s’interroge d’ailleurs Michel Kokoreff puisque l’art urbain par excellence apparaît puis se métamorphose dans un temps très court, recouvert par de nouvelles créations. Pour Andreas Tsourapas, les grapheur·ses sont devenu·es des muralistes : « ils décorent les murs ». Le graffiti tel qu’il le défend, véritable art de rue « est mort ». L’heure est aux sponsors et au marketing : « Chacun peut prendre une bombe et s’exprimer », souligne-t-il. Si l’on en croit les nombreux reportages de la presse internationale, il s’agirait d’un phénomène récent. Or, pour les artistes interrogés, si la scène politique du graffiti s’est accélérée dans un effet d’aubaine par les réactions créées au moment de la crise, la scène du graffiti grecque existe depuis une quinzaine d’années et son dynamisme ne date pas de la crise.
Andreas se bat pour promouvoir cet art-là et continue de développer un modèle à la marge dans le cadre d’un festival qui se déroule sur toute l’année et qui accueille des artistes de la scène internationale. Un graffiti dont la visée est sociale. Le galeriste s’installe dans les quartiers délaissés par tous, comme Nikaia à quelques encablures du port du Pirée, le grand port de commerce de la ville. Un quartier ni anarchiste, ni alternatif qui accueillit une vague d’immigrés en 1924 lors de la guerre entre la Turquie et la Grèce. Une manière de montrer qu’à Athènes, au-delà l’effet de mode, le street art perdure dans sa forme originelle. Au total, 36 000 m2 de murs ont été peints depuis les débuts du festival en 2010. Des couleurs sur des murs gris par des artistes « qui savent peindre », précise Andreas Tsourapas, pour mettre l’art au service des habitant·es elles·eux-mêmes et pas seulement des médias et des touristes.