Dans sa partie péninsulaire, l’Asie du Sud-Est a été appelée Inde transgangétique : l’Inde au-delà du fleuve Gange. Les archipels sont regroupés sous le nom d’Insulinde – l’Inde insulaire. Voilà qui témoigne d’une forte empreinte culturelle ancienne. Pour l’heure, cependant, la puissance indienne ne semble pas intéressée à intégrer activement ses voisins orientaux à sa zone d’influence politique et économique.
L’Indochine évoque avant tout, pour des Français, une possession coloniale englobant le Vietnam (divisé en trois), le Laos et le Cambodge. Pourtant, ce terme a une signification plus générale : là où se rencontrent deux lignées civilisationnelles, celles de l’Inde et de la Chine. Si le Vietnam est le seul pays « confucéen » d’Asie du Sud-Est, l’influence du monde sinisé est aussi portée dans toute cette région par une importante diaspora chinoise.
Confluences et rivalités. Charnière, ligne de séparation ou carrefour, zone de contact ou zone tampon, géopolitique de l’« d’entre-deux »… L’Asie du Sud-Est l’est tout à la fois.
Montagnes, eau, climat
Par ses dimensions comme par le chiffre de sa population, l’espace occupé par l’Asie du Sud-Est est comparable à celui de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural.
La géographie physique a eu (et a toujours) une forte influence sur l’histoire diversifiée du Sud-est asiatique : sur les mouvements de population précoloniaux, sur les processus de colonisation, sur les enjeux présents.
La montagne. Avec l’océan, les massifs montagneux ont contribué, sur le continent, à la formation des frontières étatiques : ils séparent l’Asie du Sud-Est de la Chine, tracent toute la périphérie terrestre de la Birmanie, définissent les limites septentrionales de l’actuelle Thaïlande ou du Vietnam – la chaîne annamite séparant aussi ce dernier pays du Laos…
L’utilisation par commodité du nom des États actuels ne doit pas faire oublier que la carte de la péninsule n’a cessé de se modifier au cours des siècles. Les massifs montagneux ont simplement dessiné en creux deux espaces au sein duquel il n’y avait plus de frontières naturelles. C’est pour l’essentiel dans ces espaces délimités que s’est jouée au fil des siècles la formation des entités politiques, des royaumes précoloniaux, leur déclin et leur expansion, pacifique ou guerrière. Après bien des vicissitudes, l’unification de l’actuelle Birmanie ne s’est imposée qu’au XVIIIe siècle – au prix du massacre d’une bonne partie des Mons. À son apogée, la dynastie Konbaung était à même de brièvement conquérir, en 1767, la capitale d’Ayutthaya, dans l’actuelle Thaïlande.
Plus à l’est, le contrôle des plaines plateaux qui bordent la mer de Chine, enveloppent le Mékong et se prolongent le long de la péninsule malaise, a été âprement disputé entre pouvoirs viet, cham, lao, siamois... Les frontières n’ont cessé de bouger – tout mouvement nationaliste xénophobe peut aujourd’hui invoquer le passé pour fonder (mythiquement) des revendications territoriales.
Les archipels du Sud-est asiatique sont montagneux. La rupture est généralement nette entre les plaines, plus souvent petites que grandes, et les versants, raides, rendant les communications terrestres difficiles. L’occupation humaine a ainsi été doublement fragmentée : l’eau sépare les îles et la montagne sépare les plaines. En règle générale, cela a rendu plus aléatoires les processus d’unification politique et linguistique. Les localismes et régionalismes dominaient avant la colonisation, qui a su en profiter.
Disons que sur le continent, les chaînes montagneuses ont « cadré » l’espace compétitif de formation des pouvoirs politiques. En revanche, dans la partie océanique de l’Asie du Sud-Est, elles l’ont entravé. Dans tous les cas, cependant, la montagne et ses forêts sont devenues un refuge pour des populations refoulées, menacées. Nombre de groupes ethnolinguistiques sont aujourd’hui des montagnards, sans nécessairement l’avoir été aux origines. Dans bien des cas, ils portent une longue tradition de résistance armée et revendiquent aujourd’hui encore un droit de souveraineté sur leurs territoires.
L’eau. Trois grands deltas fluviaux irriguent la péninsule d’Asie du Sud-Est : l’Irrawaddy (Irraouaddi) en Birmanie, le Fleuve rouge au nord du Vietnam, et le Mékong pour le Laos, la Thaïlande, le Cambodge, le sud du Vietnam. Par ailleurs, tous les États dans cette partie du monde possèdent au moins une façade maritime, à l’exception du Laos.
Le fleuve peut devenir une frontière, comme entre la Thaïlande et le Laos à la suite d’un accord entre la France et le Siam (ancien nom de la Thaïlande) visant à délimiter l’Indochine coloniale. Cependant, il est avant tout un axe de communication, au cœur de multiples activités – le fleuve est un centre plutôt qu’une marge. Ainsi, l’ethnie lao s’était installée de part et d’autre du Mékong. Quand, au XIXe siècle, le pouvoir siamois a conquis l’Isan (qui devient le Nord-est thaïlandais), il a en sus opéré des transferts forcés de population à l’encontre de son voisin – si bien qu’aujourd’hui les laos sont plus nombreux du côté thaïlandais qu’au Laos même ! La porosité ethnique et culturelle caractérise plusieurs frontières politiques de la péninsule.
Sur le plan social, les activités liées à la pêche sont particulièrement importantes pour la population du Sud-est asiatique. La question de l’accès aux zones de pêche est évidemment beaucoup plus centrale que dans d’autres parties du monde, continentales. Ainsi, les petits pêcheurs ont constitué, de concert avec la paysannerie, des mouvements sociaux vivaces.
Sur le plan géopolitique, le fait que l’Asie du Sud-Est soit un espace maritime a eu des implications majeures sur les processus de colonisation et sur les conflits actuels. On y reviendra.
Le climat. Du fait de son caractère maritime et tropical, l’Asie du Sud-Est est précocement affectée par les effets du changement climatique. C’est une zone de typhons – nom donné aux cyclones tropicaux dans le Pacifique nord-ouest. Or, leur violence moyenne (ainsi que le niveau des océans) augmente avec le réchauffement atmosphérique. Les ravages opérés en novembre 2013 par le typhon Haiyan (Yolanda) aux Philippines en témoignent : nous sommes déjà entrés dans une nouvelle époque de catastrophes humanitaires d’origine climatique.
Le réchauffement atmosphérique tend aussi à réduire les réserves d’eau avec, en particulier, la réduction de la masse glaciaire. Or, la source de tous les grands fleuves du Sud-est asiatique se trouve en Chine – et tous les pays en amont tendent dorénavant à retenir l’eau (barrages, alimentation des réseaux d’irrigation…) aux dépens des pays en aval. Comme en bien d’autres parties du monde, le contrôle des ressources aquifères nourrit des conflits de plus en plus aigus.
Parce qu’il borde ou traverse plusieurs pays sud-est asiatiques, la « question du Mékong » prend une importance toute particulière. Ainsi, des mouvements citoyens et populaires se coordonnent pour lui donner une réponse commune, solidaire et plurinationale, comme avec la coalition « Sauvons le Mékong – notre rivière nourrit des millions » (Save the Mekong Coalition Our River Feeds Millions).
Les implications de la crise climatique sont quotidiennes, notamment dans l’agriculture. Le riz est la production alimentaire de base. Il est omniprésent au point que le mot « riz », trop général, ne suffit pas. Il faut spécifier : un mot pour « riz décortiqué », un autre pour « riz cuit »...
La civilisation du riz est aussi une civilisation de l’eau, car il doit être irrigué. Deux saisons alternent dans cette partie de l’Asie : la saison sèche et la saison des moussons qui apportent de fortes pluies. Pour cultiver le riz et décider quand planter, il faut pouvoir prévoir à l’avance le début des moussons. Or, le rythme des saisons est dorénavant perturbé. Les paysans risquent de perdre leurs récoltes – ce qui signifie la misère. L’agro-industrie, elle, recourt à l’irrigation artificielle, monopolisant la ressource aux dépens de la paysannerie. Le changement climatique aggrave la crise sociale agraire.
Contrastes précoloniaux
La culture du riz a marqué toute l’histoire sociale de l’Asie du Sud-Est du fait, notamment, qu’elle incite à la constitution collective de systèmes d’irrigation : construction en terrasses sur les versants montagneux, vastes réseaux de canaux dans les bassins fluviaux…
Cette question a nourri un débat sur l’existence d’un « mode de production asiatique » établissant un rapport spécifique entre une bureaucratie étatique chargée de construire et de maintenir un système collectif d’irrigation (les grands travaux hydrauliques) et des communes villageoises qui paient en retour l’impôt tout en gardant leur autonomie. Ce débat a notamment porté sur la période « classique » des empires indianisés du Sud-est asiatique (IXe-XIIIe siècle), dont les symboles sont l’Empire khmer de la période d’Angkor et son pendant occidental, le royaume birman de Pagan (Bagan). Ces études participent d’une recherche fondamentale : en quoi les lignes historiques de civilisation en Asie diffèrent-elles de celle qu’a connue l’Europe ?
La riziculture n’a cependant pas suffi à fonder un « modèle social » commun à l’Asie du Sud-est, tant s’en faut. Quand, au XVIe siècle, les puissances européennes font une timide apparition dans la région, les empires indianisés se sont désagrégés, laissant place à des royautés ou sultanats divers. Le Vietnam pour sa part est en pleine expansion : originaire du delta du Fleuve rouge, il atteint celui du Mékong. On peut en revanche dire que la formation des Philippines n’a pas commencé – ou alors elle est portée par le mouvement d’islamisation de l’archipel, réalisé au sud (Mindanao…), mais aussi au nord, dans l’île de Luzon (Luçon), autour de Manille. Les Philippines sont d’ailleurs le seul Etat de la région dont le nom a été choisi par le colonisateur – en l’honneur du roi Philippe II d’Espagne.
Le Vietnam et les Philippines représentent tous deux des cas d’exception, opposés par bien des aspects. Le premier est le seul pays sinisé de la région, le second le seul pays christianisé. Une conscience nationale est née précocement au Vietnam d’un combat d’indépendance engagé pour se libérer d’une domination chinoise vieille d’un millénaire : de l’an 111 av. J.C. (conquête du Nam Viet) à l’an 939 (constitution du Dai Viet). Cette conscience est portée par un État centralisé dont la naissance est bien antérieure à la formation des monarchies centralisées en Europe, par une idéologie confucéenne et par des structures sociales largement héritées de la Chine. Aux Philippines, les résistances populaires à une colonisation précoce n’ont pas manqué, mais il a fallu attendre plusieurs siècles pour qu’elles acquièrent une identité nationale, à l’échelle de l’archipel.
Les influences culturelles et religieuses ont contribué à la diversité de l’Asie du Sud-Est. À l’époque précoloniale, c’est peut-être la région du monde où les influences civilisationnelles sont les plus multiples. L’animisme est présent de façon diffuse. Le bouddhisme est une référence partagée de la Birmanie au Vietnam, en passant par les pays du delta du Mékong. L’hindouisme est prégnant de la Birmanie à l’Indonésie, en passant par la Thaïlande et la Malaisie. Au-delà du Vietnam, le confucianisme accompagne l’expansion de la diaspora chinoise. Dès le XVIe siècle, le christianisme s’enracine aux Philippines – et avant cela, l’islam a été introduit du Sud philippin à l’archipel indonésien et à la péninsule malaise. En effet, dès le XIIe siècle, bien avant les Européens, des marchands arabes côtoient les marchands chinois et indiens dans les ports de Mindanao, de Java ou Sumatra…
Contrastes coloniaux
Les Européens font leur apparition au XVIe siècle, avec la prise de Malacca par les Portugais (1511), qui commande le détroit maritime du même nom, entre la péninsule malaise et l’archipel indonésien. Espagnols, Français, Britanniques, Néerlandais, Allemands suivent… La géographie océanique de l’Asie du Sud-Est leur convient, car ils se contentent alors d’établir des comptoirs dans des zones portuaires, des bases stratégiques, sans chercher à conquérir des territoires. Ils veulent contrôler le commerce des denrées précieuses (épices) et les voies de communication commerciales.
La conquête espagnole de l’archipel « philippin » constitue la grande exception. Ferdinand Magellan aborde l’île de Samar en 1521, mais le processus de colonisation débute après l’arrivée de Miguel Lopez de Legazpi en 1565, sur l’île de Cebu. Pour Madrid, l’importance de ce territoire d’Orient tient au rôle qu’il peut jouer en rapport à ses possessions d’Amérique latine. Le pays est placé sous la souveraineté directe du royaume du Mexique. Il sert de point d’étape pour le commerce des galions entre la Chine et Mexico. Il intègre pour partie le modèle latino-américain avec, en particulier, la propriété latifundiaire de la terre et le rôle de l’Église dans la légitimisation du nouvel ordre. Une hiérarchie ethnico-sociale complexe se développe entre expatriés espagnols temporaires, Espagnols nés et résidents aux Philippines (les créoles qui considèrent être les vrais « Filipinos » – philippins), métis espagnols (peu nombreux), métis chinois (plus nombreux), indios, chinois… Les Philippines sont devenues l’Asie latine.
Trois siècles après l’Amérique latine, la colonisation territoriale de l’Asie du Sud-Est par les puissances occidentales commence véritablement. Les Pays-Bas, installés à Batavia (Djakarta) depuis 1619, ont étendu leur influence dans l’archipel. Les Britanniques cherchent à atteindre la Chine en conquérant la Birmanie (1826-1885) et les Français font de même via ce qui deviendra l’Indochine (1859-1893). Avec eux aussi le marché chinois en vue, les Etats-Unis entrent dans la danse, achetant à Madrid les Philippines, puis en écrasant la révolution anticoloniale qui avait éclaté en 1896 et qui, en 1898, était en passe de l’emporter : une république indépendante avait été proclamée, avant que les USA n’envoient leur corps expéditionnaire.
La conquête coloniale ouvre l’époque des résistances nationales en Asie du Sud-Est. La subordination directe des sociétés a des implications communes pour toutes les populations. Nous vivons au tournant du XIXe siècle un changement d’époque globale. Il n’y a cependant pas un ou deux impérialismes dominants, comme en bien d’autres parties du monde, mais cinq (Grande-Bretagne, France, Espagne, Pays-Bas, États-Unis), sans oublier par ailleurs le Portugal au Timor oriental et l’Allemagne qui garde de l’influence, même si elle n’a pas réussi à établir une colonie.
Chaque puissance impose ses propres modes de domination dans ses possessions, donnant naissance à des formations sociales très différentiées, bien que toutes coloniales. Les rivalités interimpérialistes permettent même au Siam (Thaïlande), avec l’aide allemande, de rester indépendant : un État tampon entre les zones d’influence britannique et française.
Dans l’ensemble, la domination coloniale va durer en Asie du Sud-Est moins de deux siècles, mais près de quatre siècles aux Philippines (quelque trois siècles et demi sous l’égide de l’Espagne et un demi-siècle sous celle des États-Unis) – alors que le royaume thaï a pour sa part échappé à toute subordination directe. Diversité toujours.