Le « XXe siècle » commence, dans ce chapitre, avec la Première Guerre mondiale et se termine au cours des années 1980 avec l’épuisement des dynamiques révolutionnaires initiées par la révolution russe (1917), puis avec l’implosion de l’URSS et la fin de la géopolitique des « blocs » Est et Ouest.
La première moitié de ce siècle est dominée par la violence extrême du conflit entre grandes puissances pour le partage du monde – un conflit qui se joue d’abord entre Européens, mais qui voit aussi en Orient, dès la fin du XIXe siècle, l’entrée en lice précoce des États-Unis et du Japon – avant qu’ils ne deviennent, d’une guerre mondiale à l’autre, des acteurs clefs de la compétition interimpérialiste.
Le combat pour la décolonisation à l’ordre du jour
La Première Guerre mondiale a non seulement affaibli, mais aussi fait perdre beaucoup de crédit aux Etats européens – est-ce cela leur supériorité civilisationnelle ? Avec en sus l’impact de la révolution russe, en 1917, la remise en cause de l’ordre colonial gagne en actualité. La situation en Asie contraste en effet radicalement avec celle de l’Amérique latine.
La constitution des empires coloniaux a commencé très tôt en Amérique latine (dès la fin du XVe siècle) et les processus d’indépendance se sont terminés vers 1825 tant pour les possessions espagnoles que portugaise (le Brésil). C’est-à-dire que la conquête territoriale de l’Asie a débuté quand s’achevait la domination directe des Amériques ! En Asie du Sud-Est, le XXe siècle est donc celui du combat pour l’émancipation de l’ordre colonial.
L’exception, ce sont évidemment les Philippines. Après trois siècles et demi de domination espagnole, le soulèvement de 1896-1898 représente la première révolution anticoloniale victorieuse d’Asie – une victoire frustrée du fait de la reconquête sanglante de l’archipel par les Etats-Unis. Rapidement, cependant, Washington prévoit de décoloniser le pays et associe à cette perspective les grandes familles possédantes autochtones, leur garantissant notamment un accès au marché US. L’indépendance « octroyée », « négociée », est proclamée en 1945.
La prépondérance des mouvements communistes
Dans l’entre-deux guerres, une large palette de courants nationalistes se faisait concurrence. Progressivement, cependant, la prépondérance du mouvement communiste s’est affirmée au sein du combat de libération nationale. Il y a à cela plus d’une raison : l’adhésion au marxisme de nombreux cadres politiques lors de séjour en Europe, le pôle d’attraction représenté par la Troisième Internationale, la prise en compte des questions sociales favorisant leur implantation populaire, la résilience de leurs organisations face à la répression, l’impact croissant de la révolution chinoise, puis leur capacité à soutenir dans de nombreux pays un long combat de résistance armée face aux interventions de reconquêtes impérialistes…
Ainsi, plus que dans toute autre partie du monde, en Asie orientale les mouvements de libération nationale ont été conduits par des partis communistes. La question du rapport entre conquête de l’indépendance et révolution sociale n’a cessé de se poser, à partir notamment de la Seconde Révolution chinoise (1925-1927).
De même, plus que dans toute autre partie du monde, la confrontation des blocs Est et Ouest a structuré l’histoire interne et commune du continent eurasiatique. L’Europe de l’Est et l’Extrême-Orient ont été deux « zones chaudes » clefs de la guerre froide.
Enfin, en Asie, plus que dans toute autre partie du monde, l’évolution conflictuelle des rapports entre l’URSS et la République populaire de Chine (RPC) a eu des implications radicales sur le mouvement communiste et de libération nationale.
Toute l’Asie du Sud-Est a été intimement concernée par ces développements internationaux. Dès l’entre-deux-guerre, de nouvelles organisations ont pris forme, puis, la région est elle-même devenue l’épicentre d’un conflit de portée mondiale avec en particulier l’Indonésie – théâtre d’une défaite sanglante en 1965 du PKI, alors considéré le plus grand parti communiste du monde capitaliste, et le Vietnam – théâtre en 1975 d’une défaite impérialiste majeure.
La prépondérance gagnée par la référence communiste manifeste une certaine unité de l’Asie du Sud-Est, jusque dans ses basculements géopolitiques. Le regard des courants populaires anticoloniaux a tout d’abord été tourné vers l’Ouest, vers le mouvement ouvrier métropolitain ; puis, à partir des années 1950, il s’est tourné vers l’Est, la région s’ancrant dans l’histoire extrême-orientale.
La diversité propre à cette région ne s’est pas pour autant effacée, y compris au sein du mouvement révolutionnaire. Le parti communiste vietnamien est bien différent de son homologue indonésien, le PC thaïlandais du PC philippin…
Un siècle d’inattendus
L’histoire des résistances à l’ordre colonial ne s’est pas déroulée, en Asie du Sud-Est ou ailleurs, selon un plan préalablement établi. Elle a cheminé à travers bien des interrogations et des tâtonnements. Il est difficile de réaliser, a posteriori, à quel point le XXe siècle fut ponctué d’inattendus – et pas des moindres.
L’alignement brutal, en 1914, des directions nationales de la social-démocratie sur les logiques de guerre dans chaque pays, auprès de leurs bourgeoisies respectives, fut un choc dévastateur pour le mouvement ouvrier. La théorie socialiste dominante voulait que la révolution débute dans le pays capitaliste le plus développé (l’Allemagne) – elle a bien eu lieu, mais fut définitivement défaite en 1923. Rares étaient en revanche celles et ceux qui pensaient qu’elle pourrait l’emporter dans la Russie « arriérée », ce fut le cas en 1917.
Comprendre le nazisme et les fascismes de l’entre-deux guerres ne fut pas chose simple – et encore moins le stalinisme. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Troisième semblait s’annoncer avec le conflit coréen (1950-1953). Le capitalisme s’est pourtant engagé dans une phase particulièrement dynamique dès les années 1960…
Le basculement de l’épicentre révolutionnaire de l’Europe à l’Asie après la défaite allemande de 1923 fut, pour les marxistes, un véritable saut dans l’inconnu. Quelle révolution était possible en Orient ? Quel bloc social pouvait la porter ? Où devait s’implanter un parti communiste ? Quel serait le rapport entre tradition et révolution ? Quelles transformations le marxisme allait-il subir en plongeant ses racines dans des sociétés appartenant à des lignes de développement historique différentes d’en Occident ?
L’internationalisation du marxisme impliquait ainsi sa « régionalisation » et sa « nationalisation » – dans le sens de « sinisation » : trouver dans la culture chinoise des fondements sociologiques, philosophiques et historiques propres sans lesquelles il resterait une théorie « étrangère ». Ce faisant, le marxisme occidental se voyait lui-même « régionalisé », devenant l’incarnation européenne, certes pionnière, d’une théorie de la révolution à la portée toujours plus universelle.
Sous la contrainte des événements, la pensée politique en général et la pensée marxiste en particulier n’ont cessé de se renouveler au cours du siècle passé.
Le bouleversement du monde vu d’Asie (premier temps)
Le déclin moral de l’Occident provoqué par la Première Guerre mondiale a été d’autant plus prononcé qu’une puissance alternative s’affirmait dans l’Orient extrême : le Japon.
L’avènement du Meiji (un nouveau règne impérial) en 1868 avec l’unification politique du pays incarné par une capitale unique (Tokyo) a initié la modernisation capitaliste du pays, une révolution sociale. Elle intervient avant que les puissances occidentales n’aient pu imposer leur domination. Le champ restait encore libre pour la montée en force de l’impérialisme nippon alors que la compétition est déjà vive pour le contrôle de l’Asie du Nord-Est (Corée, Mandchourie, Chine, archipels du Pacifique).
La Première Guerre sino-japonaise (1894-1895) a permis à Tokyo d’assurer son influence sur la Corée qui devint en 1910 une colonie directe. La guerre russo-japonaise (1904-1905) a été un véritable coup de théâtre : un État d’Orient l’a emporté contre une puissance européenne ! Les États-Unis ont réussi à limiter l’ampleur des conquêtes territoriales nippones lors de la négociation de la paix, mais l’impact de cette victoire asiatique a été profond dans toute la région. Le Japon est devenu un pôle de référence où se rendent étudiants et militants. Toute la palette des nationalismes et des radicalismes se côtoyait là, y compris marxistes et anarchistes nippons ou autres.
Autre coup de tonnerre, la révolution russe. Elle l’a emporté alors que les résistances initiales à la colonisation, menées par des élites traditionnelles, s’étaient épuisées. Elle parlait à l’Asie tout autant qu’à l’Europe parce que la Russie était un empire eurasiatique ; parce que sa formation sociale ne lui était pas étrangère (immensité paysanne, pôles d’industrialisation moderne…) ; parce qu’elle avait échappé par la voie révolutionnaire à une mise sous domination allemande ; parce que de ce fait elle s’était attaqué simultanément à la question l’indépendance nationale et à celle de l’arriération, de la misère sociale.
L’écho de la révolution russe pour des révolutionnaires asiatiques n’était pas seulement symbolique (l’ouverture d’une ère nouvelle). Elle était un laboratoire puis, avec la fondation de la Troisième Internationale (1919), un cadre d’action.
La naissance du mouvement communiste en Asie du Sud-Est
Nguyen Ai Quoc (Ho Chi Minh) a été chargé par l’Internationale d’organiser les premiers réseaux communistes en Asie du Sud-Est. Sous la figure de « l’Oncle Ho », il incarnera à la fois le Vietnam redevenu indépendant et un « communisme national » inscrit dans l’histoire propre de son pays. Son parcours militant n’en est pas moins mondial, à la différence de celui de Mao Zedong qui, malgré ses efforts, n’a pas réussi à apprendre les langues étrangères et n’a jamais quitté la Chine – sauf une fois, pour rencontrer Staline (ce ne fut pas une partie de plaisir).
À partir de 1911, Nguyen Ai Quoc parcourt le monde en se faisant embaucher comme cuisinier sur des navires. Militant anticolonial résidant en France, il participe à la fondation du PCF (1920). Invité à Moscou (1923), il est envoyé à Canton organiser les exilés indochinois ayant fui la répression française. Il est aux premières loges pour assister à la montée (1925), puis à l’écrasement de la Seconde Révolution chinoise (1927). Il se rend au Siam (Thaïlande), notamment dans le Nord-Est (Isan) et en Malaisie. Il cofonde en 1930 le Parti communiste indochinois (PCI) à Hong Kong. Expulsé par les Anglais, réfugié à Moscou, il n’est plus en odeur de sainteté auprès de la direction soviétique. Renvoyé en Chine en 1938, commissaire politique dans le VIIIe Armée de Route du PCC, il retisse ses liens avec des révolutionnaires vietnamiens dans le Guangxi et rejoint avec eux, en 1941, le Tonkin (dans les montagnes au nord du Vietnam) où il cofonde le Vietminh et adopte le nom d’Hô Chi Minh.
Autre figure internationaliste, le socialiste révolutionnaire néerlandais Henk Sneevliet s’est installé en Indonésie en 1913. Il s’est investi dans le syndicat des travailleurs du rail (VSTP) et a constitué un petit parti : l’Association sociale-démocrate des Indes (ISDV), composée initialement surtout de Hollandais. Pour gagner des racines autochtones, il s’est tourné vers la Sarekat Islam (Union islamique). Fondé en 1909, cette société d’aide mutuelle initiée par des marchands acquérait les dimensions d’un mouvement de masse. S’attachant à améliorer la condition sociale des pribumi (natifs), elle entrait en conflit avec les capitalistes coloniaux qui contrôlaient l’économie. Sneevliet a favorisé le développement des idées socialistes en son sein, influençant de futurs dirigeants du Parti communiste indonésien. Après avoir été expulsé de l’archipel, accusé de sédition (mais acquitté), il est devenu un cadre de la Troisième Internationale.
Bien entendu, la constitution initiale des organisations marxistes a été assurée par des dizaines de cadres, et pas (seulement) grâce à l’aura d’un envoyé de l’Internationale, fut-il Hô Chi Minh. Ce dernier était d’ailleurs absent du pays durant les années 1930, quand le mouvement anticolonial a pris une très grande ampleur.
Les conditions de luttes étaient, pour une part, déterminées par le mode de domination coloniale propre à chaque territoire. Le Vietnam était juridiquement divisé en trois entités au nord, au centre et au sud du pays. La Cochinchine (Nam Bo), au sud, est la seule à être une colonie directe – ce qui implique, en principe, que les lois de la République s’appliquent. Ainsi, à partir de 1933, La Lutte a pu présenter des candidats aux élections saïgonnaises et obtenir des élus. Initiée par un courant trotskiste représenté par Ta Thu Thau, elle devient le cadre d’un front uni avec le PCI et une aile marxiste « non alignée » (Nguyen Anh Ninh). Cette expérience assez unique s’est prolongée jusqu’en 1937.
L’élection du Front populaire en France (1936) a suscité un large mouvement de revendications indépendantistes porté par le Congrès indochinois. La grande majorité du salariat chinois et vietnamien est entré en grève, jusque dans les plantations. Dans les campagnes, l’agitation s’étend contre le poids des taxes. Que va faire le mouvement ouvrier français en solidarité ? Que va répondre le gouvernement ? Paris prend des mesures d’apaisement, mais rejette tout processus de décolonisation. La « fenêtre d’opportunité » est refermée.
Aux origines, la « société civile », le mouvement nationaliste dans son ensemble et le mouvement communiste en particulier étaient pluralistes. Une nouvelle « fenêtre d’opportunité » s’ouvrira en 1945, après la défaite japonaise. Dans la majorité des pays, les métropoles impérialistes la refermeront. Le pluralisme ne résistera pas longtemps à la succession des guerres qui vont, en conséquence, déchirer l’Asie du Sud-Est pendant trois décennies.