Géopolitique de l’Asie du Sud-Est : héritage historique, enjeux politiques et combats populaires pour les droits

XXe siècle, guerres et révolutions modernes (II)

, par ESSF , ROUSSET Pierre

Les trois décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale sont caractérisées par l’ampleur du mouvement de libération nationale dans ce que l’on appelle alors le « tiers monde » et par la formation d’un nouveau marché mondial capitaliste – les deux processus contribuant de manière souvent contradictoire à modifier en profondeur les structures sociales de tous les pays, au Nord comme au Sud, ainsi que les modes de domination Nord-Sud.

À l’époque du colonialisme des « comptoirs », les structures sociales des pays concernés n’avaient été que marginalement touchées, au-delà des ports marchands. En revanche, la colonisation territoriale les a bouleversées, décomposant et se subordonnant les rapports sociaux précapitalistes (sans nécessairement les faire disparaître), créant et diffusant les rapports sociaux proprement capitalistes, modifiant le statut de la paysannerie, faisant apparaître un prolétariat et intégrant une grande partie des élites au nouvel ordre économique mondial – mais en position subordonnée par rapport aux bourgeoisies métropolitaines.

Le capitalisme est devenu une réalité au sein des pays du tiers monde, même si leurs structures sociales sont restées très composites. Dès l’entre-deux-guerres, certains mouvements de libération ont ainsi pu acquérir une dimension anticapitaliste et non seulement anti-impérialiste. L’une des grandes questions débattues était le rapport entre modernisation, indépendance et révolution sociale, que l’on peut formuler dans les termes suivants : modernisation capitaliste (le capitalisme étant présenté comme le paradigme de la modernité) ou modernisation non capitaliste – à même de s’attaquer simultanément à la domination du marché mondial et aux facteurs d’inégalités et d’arriération internes.

Bien entendu, les termes des débats d’alors sont exprimés ici de façon très simplifiée. Cependant, vu du sud (et singulièrement d’Asie), on peut dire que les décennies 1940-1980 sont celles de la grande alternative modernisation capitaliste ou « socialiste » (les guillemets sont là pour indiquer que le contenu donné à l’adjectif « socialiste » était très variable suivant les mouvements et pays).

La période que nous abordons ici peut être chronologiquement divisée en trois :

  • Les lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale ou la décolonisation manquée.
  • L’affrontement mondial engagé par les États-Unis en Asie dans les années 1950.
  • Les conséquences pour l’Asie du Sud de l’éclatement du conflit sino-soviétique.

I. 1945-1954 : La décolonisation manquée

Durant la Seconde Guerre mondiale, toute la région a été occupée par les Japonais. Après la reddition de Tokyo, la question était de savoir si les anciennes métropoles coloniales auraient la volonté et les moyens de réimposer leur domination directe.

Les Etats-Unis ne le voulaient pas. Ils ne sont revenus que le temps d’octroyer l’indépendance aux Philippines. Ce choix politique avait été longuement préparé avec les élites locales afin d’arrimer durablement l’archipel au navire amiral US, en entrant de façon ordonnée dans l’ère néocoloniale. Ils furent les mieux à même d’agir ainsi. Ils durent cependant aider le nouveau régime philippin à combattre l’insurrection des Huks, en 1946-1954. Formée durant la guerre, l’Hukbo ng bayan Laban sa Hapon (Armée populaire antijaponaise) – connue sous l’acronyme Hukbalahap ou, pour faire court Huks – était dirigée par le Parti communiste (PKP). Elle avait commencé à désarmer en 1945, mais ses unités étant massacrées, elle a repris le combat ; elle n’était cependant solidement implantée que dans une partie de l’île de Luzon, ce qui lui fut fatal.

Le Portugal le pouvait. Ce sont principalement les alliés néerlandais et australiens qui ont battu les Japonais au Timor oriental, avec un soutien discret des forces portugaises (Lisbonne étant officiellement neutre dans le conflit mondial). En 1945, le territoire est « rendu » à la dictature Salazar. Ce n’est pas la défaite nippone qui a ouvert une brèche permettant de déclarer l’indépendance, mais – à l’initiative du Fretilin en 1975 – le renversement du régime portugais par la « révolution des œillets ». Cette brèche a été immédiatement refermée par l’invasion indonésienne du pays. Le quart de la population a trouvé la mort sous le régime d’occupation. Le pays a fait sécession en 1999 et a vu son indépendance reconnue formellement en 2002.

Les Pays-Bas ne le pouvaient pas. Ils ont bien tenté de reconquérir l’Indonésie après la déclaration d’indépendance de 1945, mais ils ont dû renoncer à cette ambition après quatre années de conflit armé (la « Revolusi »). En 1949, l’indépendance indonésienne est enfin reconnue par La Haye.

La France a longtemps cru le pouvoir. Au Vietnam aussi l’indépendance a été proclamée dès 1945 – mais De Gaulle a envoyé un corps expéditionnaire rétablir l’Empire ; il s’en suivit 30 années de guerres dévastatrices… Le jusqu’au-boutisme de l’impérialisme français s’est manifesté dans la défaite. La victoire vietnamienne de Diên Biên Phu, en 1954, a sonné le glas de la reconquête coloniale ; mais plutôt que de reconnaître simplement l’indépendance des pays indochinois, Paris a en fait passé la main aux États-Unis.

Un char de l’armée française déployé lors de la bataille deĐiện Biên Phủ. @Tommy Truong79 (CC BY 2.0)

Le Royaume-Uni a, pour sa part, bénéficié des accords entre grandes puissances prévoyant le maintien de l’Asie du Sud-Est dans la sphère d’influence des anciennes métropoles. Il a su négocier l’indépendance. Dans la péninsule malaise, l’Armée antijaponaise a prononcé en décembre 1945 sa dissolution et a remis le pouvoir aux Britanniques. Londres était libre de refondre les institutions et l’ordre social, puis, en 1948, de décréter l’état d’urgence (elle dure jusqu’en 1960) pour briser le mouvement communiste. L’indépendance de la Malaisie est proclamée en 1957, dans le cadre du Commonwealth, puis en 1963, avec l’adjonction de Singapour, Bornéo du Nord (renommé Sabah) et Sarawak.

Il a fallu deux ans à Londres pour créer en Birmanie des conditions acceptables par la métropole d’une indépendance, proclamée en 1948. Le Parti communiste (PCB) et des minorités se sont soulevés contre le nouveau régime, sans réussir à le renverser ; mais le pouvoir birman n’a pas non plus été capable d’assurer son contrôle sur les régions montagnardes. 

Rappelons que la Thaïlande n’ayant jamais sous domination coloniale directe (voir chapitre 2), la question de sa décolonisation ne s’est pas posée en 1945.

Les puissances alliées avaient prévu une sortie contrôlée de la Seconde Guerre mondiale en se répartissant à l’avance les zones d’influence, sanctionnées lors des accords de Yalta (février 1945) définissant des zones d’occupation et de Potsdam (juillet-août 1945). Ces conférences ont réuni l’Union soviétique, les États-Unis et le Royaume uni. Le périmètre des anciennes colonies d’Asie du Sud-Est n’a pas toujours été respecté. Ainsi, l’ancienne Indochine française devait être occupée au nord du 16e parallèle par l’armée chinoise du Guomindang (ce qui fut fait) et au sud par les Britanniques (ce que Paris réussit à éviter).

L’ordre de Yalta n’a cependant pas pu prévaloir en Asie, car dans plusieurs pays clés, il n’a pas été respecté par de puissants mouvements de libération. Ce fut en particulier le cas en Chine, l’Armée rouge disputant le contrôle du pays au Guomindang, en Corée, malgré l’occupation de la péninsule par les Soviétiques et les États-Unis, ainsi qu’au Vietnam où le Vietminh a proclamé l’indépendance. Très vite, aux yeux des puissances occidentales, les partis communistes sont devenus l’ennemi prioritaire à combattre, Moscou ayant été incapable de tous les museler.

Alors qu’en Europe, la situation géopolitique se fige dans une division Est-Ouest (la « guerre froide »), en Asie, la reconquête coloniale s’avère le prélude à une grande confrontation « chaude » – et même brûlante – de portée proprement mondiale.

L’an 1949 joue ici un rôle pivot. C’est l’année décisive en Chine : la République populaire est proclamée en octobre à Pékin, dans le nord, les forces du Guomindang sont balayées dans le centre et le sud du pays – elles finissent, en décembre, par se replier sur l’île de Formose (Taïwan), au grand dam de la population locale.

Les implications géopolitiques et régionales de la victoire maoïste sont radicales. Toute l’Asie du Sud-est est directement concernée. Au Vietnam, les États-Unis prennent progressivement le relais de la France. En Indonésie, ils poussent à ce que l’indépendance soit reconnue sans plus attendre, pour éviter que le Parti communiste (PKI) ne devienne majoritaire dans le mouvement de libération national, dirigé par Soekarno.

II. Les années 50-70 : révolutions et contre-révolutions

Washington avait de quoi s’inquiéter. Au Vietnam, après avoir obtenu le départ des armées chinoises du Guomindang qui occupaient le nord du pays, le gouvernement Hô Chi Minh a été confronté au corps expéditionnaire français. Ce dernier a pu dans un premier temps reconquérir des territoires grâce à sa puissance de feu. En s’appuyant sur une mobilisation populaire multiforme (la fameuse « guerre du peuple ») le Vietminh a pu progressivement équilibrer le rapport des forces et a bénéficié, à partir de 1950, de l’aide d’une frontière amie au Nord : la Chine de Mao.

En 1953, l’état-major français a planifié la bataille de Diên Biên Phu qui devait lui assurer une victoire déterminante – ce fut effectivement une victoire décisive, mais vietnamienne. Elle a sonné le glas de l’empire colonial français au-delà même des frontières indochinoises. Le gouvernement Hô Chi Minh était alors en position de réimposer l’indépendance du Vietnam, proclamée en 1945. Il fit cependant les frais d’accords entre grandes puissances, à l’occasion des négociations de Genève de 1954. Moscou et Pékin firent pression pour imposer une division « temporaire » du pays, au niveau du 17e parallèle. La réunification devait avoir lieu à l’occasion d’élections. Le gouvernement Hô Chi Minh les aurait emportées, elles ne se sont donc jamais tenues. C’était prévisible : les États-Unis, devenus le « parrain » du régime sud-vietnamien, avaient pris soin de ne pas s’engager en signant ces accords.

Le Parti communiste vietnamien a tiré une leçon de cette expérience amère : quand, près de vingt ans de guerre plus tard, de nouvelles négociations se sont engagées avec les États-Unis, il n’y a convié ni Moscou ni Pékin.

Sur un registre différent, Djakarta a aussi défié l’ordre mondial états-unien. Soekarno accueille en 1955 la conférence de Bandung, avec pour hôtes Zhu Enlai (Chine), Nehru (Inde), Gamal Abdel Nasser (Egypte), Hocine Aït Ahmed (Algérie), Kwame Nkrumah (Ghana). Ce fut un événement de portée mondiale. Le Mouvement des Non-Alignés est né à sa suite, créant un espace propre aux pays du « tiers monde ».

Zhou Enlai, Nehru et Wu Nu pendant la conférence de Bandung en avril 1955 (photo : domaine public chinois via wikicommons)

À la fin des années 50, les accords de Genève n’ayant pas été respectés et le régime saïgonnais pourchassant communistes et progressistes, la lutte armée de libération a repris, avec succès. Face à ces développements, les États-Unis ont doublement réagi :

  • En engageant, en Indochine, une escalade sans précédent de la politique de contre insurrection, sur tous les plans : militaire (bombardiers B52, technologies innovantes…), sécuritaire (programme d’assassinats du plan Phoenix…), écologique (usage massif des défoliants…), démographique (regroupements de la population au sud dans les « hameaux stratégiques »…), socio-économique (réforme agraire capitaliste opposée à la réforme agraire égalitaire du FNL…), étatique (politique de « vietnamisation » de la guerre via le régime saïgonnais…), etc. La guerre d’Indochine comme « guerre totale » n’a probablement pas d’équivalent contemporain.
  • En soutenant, en Indonésie, l’un des coups d’État les plus sanglants de l’histoire. Les tensions étaient de plus en plus vives entre l’armée indonésienne et le bloc politique noué entre Soekarno et le Parti communiste indonésien (PKI). Des officiers de gauche ont tenté un coup d’État, probablement à titre préventif, mais n’ont pas reçu l’appui de Soekarno (le PKI restant pour sa part sur une position très prudente). Avec l’aide de la CIA, le général Suharto a saisi l’occasion pour prendre le pouvoir. Les forces armées, paramilitaires et milices anticommunistes ont mené une véritable campagne de liquidation et d’incarcération arbitraire contre toute personne suspectée de sympathie de gauche (et incidemment contre la communauté chinoise) qui a duré plus d’un an et a fait plus d’un demi-million, voire plus d’un million de morts selon les chiffres les plus souvent cités, un nombre équivalent de personnes étant placées en détention. Le PKI était considéré comme le plus grand parti communiste du monde capitaliste ; il a été détruit. Le règne dictatorial de Suharto s’est maintenu 33 ans, sans partage.

Les États-Unis ont ainsi « sécurisé » l’Asie du Sud-Est insulaire ; ils n’étaient cependant pas certains de pouvoir endiguer la révolution sur le continent, la péninsule. En Thaïlande et en Malaisie, l’influence des Partis communistes grandissait – jusqu’au jour où les soubresauts du conflit sino-soviétique ont frappé de plein fouet la région.

III. Les années 70-80 : l’impact du conflit sino-soviétique

Les tensions politiques entre les directions maoïste en Chine et stalinienne en URSS remontent aux années 1920. Bien que se retrouvant alliées dans le même « camp » mondial, les relations interétatiques sino-soviétiques sont restées défiantes, après la proclamation de la République populaire en 1949. Elles se sont brutalement dégradées après la négociation par Moscou d’un accord nucléaire avec les États-Unis, sans que Pékin y soit associé. Ces tensions ont débouché sur une confrontation militaire à la frontière sibérienne du fleuve Oussouri en 1969. Le PC chinois a joué à son tour la normalisation avec les USA, faisant de l’URSS « l’ennemi principal », devenant membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU (1971), puis accueillant le président US Nixon à Pékin (1972).

Après 1975, l’Indochine est devenue l’otage de ce conflit de puissances inédit (« interbureaucratique ») et de la volonté de revanche de Washington. Une alliance idéologiquement paradoxale s’est constituée entre la Chine de Deng Xiaoping (Mao est mort en 1976), les États-Unis et le Cambodge des Khmers rouges, tous unis contre le Vietnam qui ne peut plus compter que sur Moscou. Une crise aux multiples facettes se solde en 1978-1979 par l’intervention vietnamienne au Cambodge et l’attaque chinoise du Vietnam par la Chine. Un désastre qui casse la dynamique révolutionnaire ouverte par la victoire de 1975.

Malgré cela, l’impérialisme états-unien sort très affaibli de sa défaite indochinoise. Un puissant mouvement antiguerre s’est développé. Le coût économique de l’effort de guerre a été exorbitant. Il traverse une crise politique majeure. Pendant toute une période, il ne peut jouer son rôle de gendarme mondial de l’ordre capitaliste.

Conclusion

Les révolutions à caractère socialiste ont ouvert une voie alternative de développement et de modernisation, face à l’ordre dominant. Cependant, en Chine, au Vietnam, la dynamique révolutionnaire initiale s’est épuisée, ce qui a permis aux élites bureaucratiques de monopoliser toujours plus le pouvoir – alors que, de son côté, l’URSS a carrément implosé. La désintégration du bloc soviétique a permis à la mondialisation capitaliste de prendre véritablement son envol.

Nous vivons, au tournant des années 90, la fin d’une époque, ouverte par la Première Guerre mondiale et la révolution russe. La géopolitique contemporaine est très différente de celle qui prévalait au siècle dernier, tout particulièrement en Asie. Cependant, le XXIe siècle ne peut se comprendre sans tenir compte de l’héritage des mouvements de libération d’alors. Si la Chine peut aujourd’hui s’imposer comme une grande puissance, c’est bien parce qu’hier, la révolution maoïste lui a évité de devenir une (néo)colonie.