Géopolitique de l’Asie du Sud-Est : héritage historique, enjeux politiques et combats populaires pour les droits

La crise écologique et les catastrophes humanitaires

, par ESSF , ROUSSET Pierre

L’Asie du Sud-Est comprend deux parties distinctes : continentale et insulaire. Elle s’étend des contreforts de l’Himalaya jusqu’aux abords de l’Australie. Cependant, en matière de géographie naturelle, elle se révèle plutôt homogène, ce qui explique que la crise écologique se manifeste souvent de façon proche.

I. Le cadre naturel

L’influence maritime est majeure. Cela va de soi pour l’Insulinde, mais cela reste vrai pour la péninsule continentale. Toute la région est « ossaturée » (et morcelée) par des chaînes montagnardes généralement très peu peuplées. La population se concentre sur de minces plaines côtières et, surtout, dans les vastes bassins fluviaux tels ceux de l’Irrawady en Birmanie, du Fleuve rouge (nord du Vietnam) et du Mékong (Thaïlande, Laos, Cambodge, sud du Vietnam).

Quelque 90% de la population vit à moins de cent kilomètres des mers, les capitales (à l’exception de Vientiane au Laos, seul pays enclavé dans les terres) et les villes de plus d’un million d’habitants sont proches des côtes. L’évolution du climat océanique concerne donc presque toute la région.

Autre facteur d’homogénéité, l’Asie du Sud-Est appartient pour l’essentiel à la zone intertropicale et l’hiver n’est marqué que dans le nord de la Birmanie, de la Thaïlande, du Laos, du Vietnam. Le principal contraste s’affirme entre la zone équatoriale où il pleut toute l’année (Malaisie, Singapour, Ouest indonésien) ce qui permet, notamment, jusqu’à trois récoltes annuelles, et la zone tropicale où alternent saison sèche et saison humide (c’est aussi vrai pour l’Est indonésien marqué par l’influence de la masse continentale australienne).

On note en conséquence une assez grande homogénéité des zones bioclimatiques : végétation tropicale et subtropicale, riziculture irriguée, bananiers, palmiers, canne à sucre, cocotiers, multiples usages du bambou. A cela s’ajoute depuis un siècle, le développement de l’hévéas et du palmier à huile. Dans une région par ailleurs globalement intégrée au marché capitaliste mondial, la question (sociale) de la résilience face aux conséquences de la crise écologique dans le monde rural se pose donc en des termes souvent similaires.

Une spécificité de l’Asie du Sud-est continentale. Elle est dominée par la chaine himalayenne dont les glaciers constituent la troisième plus importante réserve d’eau douce au monde, après la calotte des pôles. En sus des pluies, leur régime conditionne pour une part importante celui des fleuves qui y trouvent leurs sources. Les conséquences du réchauffement climatique se font rapidement sentir : fonte estivale plus prononcée dans un premier temps, mais raréfaction de la ressource dans un second. Les modifications s’annoncent, à terme, considérables.

Par ailleurs, les régions au nord de la Birmanie, de la Thaïlande, du Laos et du Vietnam sont les seules où la saison hivernale se fait sentir.

Une spécificité de l’Asie du Sud-est insulaire. La partie occidentale de la « ceinture de feu du Pacifique » (aussi nommée « ceinture circum-pacifique » ou « ceinture péri-pacifique ») englobe l’Insulinde, les nombreux volcans étant ici situés sur les îles (du côté oriental, ils le sont aussi sur les côtes). Des plaques tectoniques se rencontrent dans les fonds marins et la région subit chroniquement éruptions volcaniques, séismes et tsunamis. Les flancs des volcans sont cependant assez densément habités. Grâce aux laves, le sol y est en effet très fertile et les pentes raides facilitent l’irrigation.

Les cyclones tropicaux se forment dans les océans de la zone intertropicale. Ils s’appellent typhons dans le nord-ouest de l’océan Pacifique, ouragans dans l’Atlantique nord et le nord-est de l’océan Pacifique, cyclones dans l’océan Indien et le sud de l’océan Pacifique. La chaleur latente des eaux est leur principale source d’énergie. Ils sont très fréquents en certaines saisons, provoquant des pluies abondantes ou torrentielles et des vents violents. Ils peuvent devenir très destructeurs : effondrement de bâtiments et d’infrastructures, inondations, glissements de terrain…

D’autres phénomènes climatiques modifient les courants marins et affectent le déplacement des poissons (donc la pêche) : El Niño (le petit garçon, courant chaud) et La Niña (la petite fille, courant froid). Dans un pays comme les Philippines, le passage d’El Niño peut provoquer des mois de sécheresse et de souffrances.

Les échanges thermiques entre masses océaniques et atmosphère sont complexes et ont des conséquences multiples sur les espèces vivantes. Ils sont très directement affectés par le réchauffement climatique en cours qui provoque l’élévation tendancielle du niveau des océans, l’augmentation de la puissance moyenne des cyclones, la multiplication de phénomènes climatiques extrêmes, rendant plus variable la succession des saisons sèche et humide (alors que la riziculture irriguée est fondée sur la prévision de la date d’arrivée des pluies). Le dérèglement du climat va avoir des conséquences toujours plus radicales pour les populations humaines de la région.

II. Facettes et enjeux de la crise écologique

On retrouve évidemment en Asie du Sud-Est les multiples facettes de la crise écologique globale, depuis les pollutions généralisées jusqu’à l’évolution très inquiétante de la biodiversité, avec en arrière-plan les mêmes causes, de la généralisation de modes de production destructeurs jusqu’au réchauffement climatique.

Prenons trois exemples illustrant des enjeux particuliers de cette crise globale : l’artificialisation du bassin du Mékong ; la déforestation et le réchauffement climatique (avec pour corollaire l’aggravation des catastrophes humanitaires).

Le bassin du Mékong

La réduction du volume des glaciers himalayens due au réchauffement climatique donne une importance accrue au contrôle sur les flux d’eau douce [1], donc aux pays situés en amont des grands fleuves – à savoir ici la Chine et le plateau tibétain. Plus à l’ouest, la chaine de l’Himalaya est une zone de tension géopolitique et militaire entre Pékin et New Delhi. Vu les rapports de forces, aucun des Etats concernés en Asie du Sud-est (Birmanie, Thaïlande, Laos, Vietnam) n’est en mesure de contester l’hégémonie chinoise dans cette zone.

Le Mékong est le dixième fleuve le plus long du monde. Il trouve sa source à 5000 mètres d’altitude sur les plateaux himalayens du Qinghai, navigue au Tibet et en Chine, forme la frontière entre la Birmanie et le Laos, puis entre la Thaïlande et le Laos. Il traverse le Cambodge avant de se jeter dans l’océan en passant par le Vietnam.

Les premiers barrages sur le Mékong ont été construits en Chine, où six ouvrages ont été mis en eau, deux sont en construction et deux en projet. L’achèvement des barrages chinois devrait réduire d’un tiers (ou plus ?) le débit du fleuve en aval. Les autres pays suivent, sauf le Vietnam (le delta étant très plat). Le fleuve devient une succession de réservoirs artificiels avec de multiples conséquences : déplacements de populations, inondation permanente de zones forestières essentielles à la biodiversité, raréfaction des nutriments (retenu en amont) dont dépendent les poissons, les dauphins et les lamantins, réduction de la surface de terres rizicoles, augmentation des pollutions dues à la diminution du débit, menace sur le renversement saisonnier du cours de la rivière reliant le lac Tonlé Sap (Cambodge) au Mékong, lors de la grande crue de ce dernier qui font de cette zone une immense aire de reproduction pour les espèces aquatiques... [2]

Le gouvernement laotien, notamment, veut produire toujours plus d’électricité hydraulique. Il a déjà fait bâtir 51 ouvrages et 46 autres en construction. Les capitaux sont essentiellement chinois, mais aussi thaïlandais, français... EDF, avec l’appui de la Banque mondiale, détient 35% des parts du consortium international engagé dans un gigantesque ouvrage, le Nam Theun 2, en voie d’achèvement. Le consortium NTPC affirme qu’il suivra pendant trente ans la zone mise en eau pour s’assurer que les populations locales profitent du « développement » économique et pour préserver la biodiversité exceptionnelle d’une région où l’on a récemment découvert cinq espèces inconnues de grands mammifères. Cette déclaration d’intention est assez peu crédible en l’absence totale de démocratie dans un pays au régime particulièrement autoritaire, sous l’influence omniprésente de la Chine de Xi Jinping et alors que tous les grands acteurs économiques n’échappent pas à la corruption.

Barrage électrique sur la rivière Nam Theun au Laos @AsiaDevelopmentBank (CC BY-NC-ND 2.0)

La rupture le 23 juillet 2018 d’un barrage dans la province d’Attapeu devrait pourtant servir d’avertissement. 6000 personnes ont dû fuir le déferlement des eaux. Le nombre de morts se compte probablement en centaines, voire un millier. Des inondations ont été provoquées en aval, aux frontières du Cambodge et du Vietnam, chassant à nouveau de leurs villages des milliers d’autres villageoises et villageois. La catastrophe était prévisible, mais aucun système d’alerte à destination des villageois n’avait été prévu. [3]

Les organismes intergouvernementaux sont incapables de gérer la politique de six Etats dans l’intérêt des populations et en conformité avec les exigences écologiques. Une coalition d’associations, d’ONG et d’organisations populaires mène une campagne soutenue sur ces enjeux : Save the Mekong, avec notamment le soutien de Focus on the Global South. [4]

La déforestation

La déforestation contribue à l’effondrement de la biodiversité, détruisant des milieux particulièrement riches en zones intertropicales. Elle aggrave le réchauffement climatique, la disparition des humus et l’appauvrissement général des sols. Elle favorise les inondations locales (l’eau de pluie n’étant plus retenue) et côtières (avec le recul des mangroves). Elle constitue l’une des principales facettes de la crise écologique mondiale.

Ses causes sont multiples – y compris la folie des grandeurs de chefs d’Etat qui font construire des aéroports surdimensionnés et de nouvelles capitales en pleines zones forestières, comme Naypyidaw en Birmanie. Bien entendu, au-delà de l’égo d’hommes politiques, il y a aussi de pharaoniques contrats et la corruption qui va avec. Le bois très recherché du teck birman n’a pas été perdu pour tout le monde.

Le développement de l’industrie touristique est pour beaucoup dans la destruction des mangroves. L’industrie minière et forestière ravage les montagnes. Le développement des plantations dès l’ère coloniale (hévéas, canne à sucre...) et postcoloniale (ananas, bananes...) a réduit comme peau de chagrin les forêts en plaine ou haut plateaux. C’est le tour de l’huile de palme, massivement utilisée dans l’alimentation et la fabrication d’agrocarburants, qui est aujourd’hui produite à 85% en Asie du Sud-Est (mais dont l’expansion est planifiée en Afrique). L’Indonésie [5] et la Malaisie sont les deux pays les plus touchés par ce développement effréné – avec pour symbole la décimation des populations d’orangs-outans de l’île de Bornéo.

Le président Macron a néanmoins autorisé Total à construire en France une raffinerie important de l’huile de palme pour du biodiesel.

Le rendement par hectare des palmiers à huile est très élevé et ils ne seront pas remplacés par d’autres oléagineux (soja, tournesol ou colza) en se contentant d’ajuster le marché. La solution ne peut qu’être globale, en s’attaquant à la logique même du système – le rapport entre mode de production et mode de consommation, au Sud comme au Nord. C’est tout l’enjeu de la « transition écologique » : « changer le système, pas le climat ».

Changement climatique et catastrophes humanitaires

L’Asie du Sud-Est est l’une des régions les plus vulnérables face au réchauffement climatique. Le super-typhon Haiyan, qui a frappé le centre de l’archipel philippin en 2013, en reste le symbole. La montée des eaux océaniques combinée à l’extrême violence des vents a provoqué des destructions d’une rare ampleur : 80 à 95% de dizaines d’agglomérations soufflées ; de nombreux villages côtiers rayés de la carte, près de 10.000 morts selon les chiffres officiels (certainement pas surévalués...), plus de 9 millions de personnes affectées, un vaste territoire s’étendant sur de nombreuses îles dévasté.

Le typhon Haiyan est le plus violent jamais enregistré ayant touché terre. La force des cyclones est liée à la température des eaux océaniques. Ainsi, tous – ravageurs ou pas – ont en eux les effets du réchauffement climatique : les faibles le sont moins, les puissants le sont plus. Le plus puissant l’est devenu plus encore – ce fut Haiyan, en attendant pire.

Il ne reste que quelques palmiers debout après le passage du super-tyhpon Haiyan sur la ville de Tacloban, aux Philippines en 2013 @DFID - UK Department for International Development (CC BY 2.0)

Le trauma des personnes ayant survécu est profond ; elles peuvent avoir vu leur maison de bois ou de bambou soulevée en pleine nuit par les vents avant qu’elle ne retombe, ou leur habitation en dur effondrée. Le lendemain matin, le paysage était lunaire à perte de vue. Les pauvres ont véritablement tout perdu : pas de compte en banque ou de proches aisés susceptibles de les accueillir. Ni moyen de subsistance ni emploi offert : l’économie en panne totale. Les familles qui le peuvent sont parties à Manille ou Mindanao, grossir les bidonvilles. Les autres sont restées sur place, dans le désespoir.

Le pire peut-être, est que les grandes catastrophes humanitaires creusent les inégalités au lieu de les réduire. Le gouvernement envoie l’armée protéger les supermarchés des « pillards » affamés et assoiffés. Hommes politiques, partis et églises cherchent à se créer à coût minimum une clientèle. La destruction des villages de pêcheurs est une aubaine pour l’industrie touristique. L’aide internationale est détournée... La reconstruction se fait au profit des riches.

Cette question des inégalités face à l’adversité [6] se pose quelles que soient les causes des catastrophes humanitaires : tremblements de terre, conflits militaires... L’île de Mindanao, au sud des Philippines, est coutumière du fait : la bataille de Marawi a provoqué l’exode intérieur de 600.000 personnes, majoritairement musulmanes. Des associations et mouvements populaires ont accumulé une grande expérience en intervenant de façon répétée en situation de crise. C’est le cas de la coalition Mihands, capable de mobiliser une cinquantaine de partenaires dès que le besoin s’en fait sentir.

La ligne directrice de leur intervention en situation de crise humanitaire est de faciliter l’auto-organisation des communautés populaires sinistrées, ce qui implique tout d’abord de respecter l’intégrité des victimes, profondément traumatisées, en se refusant à les manipuler. L’aide d’urgence est distribuée en fonction des besoins, sans condition. La réhabilitation est assurée par des associations de femmes, paysans et pêcheurs, souvent nouvellement constituées. La reconstruction est pensée au profit des pauvres : des échanges d’expérience permettent d’introduire des agricultures paysannes plus écologiques, plus résistantes aux aléas climatiques que des plantations, mieux garantes de la souveraineté alimentaire. Les droits des petits pêcheurs face aux chalutiers industriels sont mieux protégés. La place des femmes dans les communautés locales est renforcée. [7]

Les expériences les plus riches sont portées par des réseaux intégrant ONG progressistes, mouvements citoyens et organisations populaires. Ils sont en effet à même de collectiviser les « savoir-faire » dans de multiples domaines grâce à l’éventail des activités de leurs associations membres et d’intégrer dans un projet commun les dimensions économiques, sociales, politiques (combat pour la paix…), écologiques. En ce qui concerne le climat, par exemple, plutôt que de multiplier les réseaux spécialisés, la tendance actuelle est d’intégrer cette question au sein des coalitions généralistes. [8]

La crise écologique en Asie du Sud-Est a des implications régionales (illustrées ici par la question de la gestion du bassin du Mékong), mondiales (le recours massif à l’huile de palme), mais aussi bien entendu locales (la réponse sur le terrain aux désastres humanitaires). En fait, ces trois dimensions sont présentes dans les trois cas de figure que nous avons traités dans ce chapitre, comme dans ceux que nous n’avons pu aborder. Avec en sus l’exigence de solidarité internationale sur laquelle nous reviendrons en conclusion de ce dossier.