Un New Deal pour l’Amérique centrale

, par Taylor and Francis Online , COPELAND Nicholas

En Amérique centrale, s’attaquer aux causes profondes de la migration exige de revenir sur la politique extérieure destructrice des États-Unis, afin de mettre en place une forme de développement redistributif et soutenable écologiquement.

Cet article est une synthèse, en français, de l’article en espagnol sur le site de NACLA et en anglais sur le site de Taylor & Francis

Depuis plusieurs années, les manifestations pour l’eau, pour la Terre-mère, le territoire et la vie en Amérique centrale mettent en cause les politiques extractivistes, capitalistes et impérialistes dans ces pays. En parallèle, l’exode de Guatémaltèques, Hondurénien·nes et Salvadorien·nes vers la frontière états-unienne reflète des conditions de vie insupportables, conséquences de ces mêmes politiques. Extrême pauvreté, insécurité alimentaire, violence inouïe, persécution politique, corruption, accaparement des terres, changement climatique rendant l’agriculture paysanne insoutenable sont des problèmes systémiques communs aux trois pays. Les caravanes de migrant·es qui font la une des journaux internationaux auraient dû attirer l’attention sur une de leurs causes profondes : le rôle de la politique étrangère des États-Unis dans l’échec systémique du développement de ces trois pays.

Un·e migrant·e pointe du doigt une carte du Mexique, Ciudad de México. Crédit : ProtoplasmaKid (CC BY-SA 4.0)

Historiquement, c’est l’intervention états-unienne qui a influencé le devenir de l’Amérique centrale. Les États-Unis ont armé, entraîné et soutenu les dictatures nationales, comme en 1954 au Guatemala, déclenchant une guerre civile meurtrière de 36 ans ; ou encore au Salvador, alimentant un massacre qui dura 12 ans. Ensuite, Washington a supervisé les transitions vers les « démocraties à économie de marché » tournées vers l’exportation. La vague néolibérale s’est concrétisée par des privatisations, des politiques austéritaires, l’importance accordée à l’extraction des ressources non renouvelables, et la coopération avec l’armée états-unienne dans la guerre contre la drogue. Lorsque la « vague rose » latino-américaine des années 2000 a commencé à remettre en question ces politiques, la présence militaire états-unienne s’est accrue en Amérique centrale, débouchant notamment sur le coup d’État au Honduras en 2009. Cette présence militaire est l’une des causes majeures de la migration centre-américaine, car elle alimente de façon décisive le niveau de violence subi par les populations.

L’autre facteur crucial est la pauvreté et l’inégale répartition des terres. La précarité du travail salarié dans les plantations et la quantité de terre insuffisante pour nourrir une famille paysanne, ainsi que l’instabilité des prix des produits agricoles sur le marché international et l’absence de soutien de l’État à la petite agriculture exacerbe l’insécurité alimentaire. Pendant ce temps, l’industrie agroalimentaire s’est déployée dans ces trois pays grâce aux traités de libre échange, exploitant une main d’œuvre bon marché et non syndiquée, causant la ruine des petit·es producteur·rices. L’exode rural n’est que la conséquence logique de cette situation, avec des personnes vivant dans des conditions extrêmement précaires dans les bidonvilles périurbains. Paradoxalement, des agences de développement comme l’USAID (Agence des Etats-Unis pour le développement international) prétendent lutter contre l’émigration tout en renforçant les politiques néolibérales qui en sont la cause.

Les politiques sécuritaires de lutte contre la délinquance et le crime organisé aussi ont montré leur inefficacité : elles n’ont fait qu’accroître la violence et la pauvreté. Le soutien indéfectible des États-Unis aux régimes les plus répressifs alimente le cercle vicieux de la « mauvaise politique » et des partis politiques corrompus, liés aux intérêts de l’oligarchie. De fait, l’ingérence étrangère a systématiquement empêché les initiatives anti-corruption les plus efficaces de fonctionner au Guatemala, au Honduras et au Salvador.

L’expansion des industries extractives est une autre conséquence de l’obsession néolibérale dans la région. Avec le boom de la demande mondiale en minéraux dans les années 2000, des financements internationaux massifs et des réformes légales de flexibilisation de l’encadrement de ces industries ont vu le jour. Or, c’est un secteur qui ne crée que peu d’emplois et qui a des impacts très importants sur l’environnement : dans un contexte de changement climatique destructeur et d’inégale répartition des terres, l’expansion de l’extractivisme aggrave les vulnérabilités. La résistance populaire face aux dommages environnementaux est durement réprimée par les entreprises et les forces armées nationales : la violence est intrinsèque au développement extractiviste, dépourvu de légitimité sociale. Le Guatemala et le Honduras font partie des pays les plus dangereux pour les défenseur·ses de l’environnement, comme le rappelle cruellement l’exemple de Berta Cáceres, leader autochtone assassinée en 2016.

La migration n’est donc que le résultat logique et inévitable des politiques néolibérales, que la rhétorique anti-migrant·es aux États-Unis refuse de prendre en compte.

L’interventionnisme économique et politique des États-Unis (Démocrates et Républicains confondus) en Amérique centrale a pour corollaire la déportation massive des migrant·es centre-américain·es. La croisade anti-migrant·es de Trump puise ses racines dans les politiques impulsées par Obama, avec des accords de coopération sécuritaire (instrumentalisant l’aide internationale comme chantage pour les imposer) et la destruction du système d’asile états-unien, se justifiant parce que les pays centre-américains seraient des pays « sûrs ».

Les États-Unis s’obstinent avec un modèle politique en faillite : aide internationale pour privatiser les services publics, guerre contre la drogue, investissements étrangers pour « stopper » la migration – qui ne fait qu’augmenter. Il est indéniable que les gouvernements et l’oligarchie centre-américains ont causé la ruine de leurs pays, mais ils n’auraient pas si bien réussi sans le soutien des États-Unis. Puisque l’intervention états-unienne est un fait sur lequel il est difficile de revenir, la question est de savoir comment remédier de façon responsable aux dommages causés par l’interventionnisme en cours.

Pour agir sur les causes profondes de la migration centre-américaine, il faudrait une réelle réorganisation des politiques de développement afin d’agir sur les inégalités structurelles, de concert avec les mouvements sociaux régionaux. Les initiatives existent déjà, comme le plan « Adaptation Juste au Changement Climatique » guatémaltèque, qui propose de reconnaître l’accès à l’eau comme un droit fondamental ; une réforme agraire priorisant les victimes de déplacements forcés ; et des programmes agricoles publics de soutien à l’agroécologie autochtone. En somme, une proposition très proche de la définition de la souveraineté alimentaire de la Via Campesina, à même de réduire effectivement la pauvreté, de renforcer les circuits économiques locaux, et de protéger les communautés des effets du changement climatique. Financer un tel New Deal pourrait passer par la réorientation des budgets militaires vers ces politiques de développement durable, ainsi que la création de nouveaux impôts pour les plus riches.

Pour cela, il faut néanmoins changer de paradigme de développement, et notamment abandonner l’idée d’une croissance infinie du PIB. Les conceptions autochtones du bien-être s’opposent au « vivre toujours mieux » consumériste, et insistent sur les relations respectueuses envers les autres êtres vivants et la nature. Faire de la souveraineté alimentaire, du bien vivre et de la réforme agraire les clés de voûte des politiques de développement marquerait un véritable changement de paradigme et un bond en avant en matière de justice sociale et environnementale. Développer les dimensions techniques et pratiques de ces propositions ne se fera pas du jour au lendemain, mais il faut néanmoins les mettre en marche dès aujourd’hui : il ne manque que la volonté politique.

Un gouvernement progressiste à la tête des États-Unis pourrait retirer son soutien aux gouvernements répressifs, et rediriger l’aide internationale et la diplomatie vers de telles politiques de développement et un soutien à des mesures anti-corruption efficaces. Un soutien international aux mouvements anti-néolibéralisme serait un allié précieux, malgré une opposition prévisiblement violente des élites nationales. L’influence et le poids des États-Unis pourraient exercer une pression réelle sur les entreprises, les gouvernements et les armées nationales afin de freiner la violence politique sur ces territoires.

La proposition migratoire du candidat présidentiel Bernie Sanders, par exemple, représenterait un virage salutaire vers le type de politique extérieure états-unienne dont l’Amérique centrale a besoin : moratoire sur les expulsions, fermeture des centres de rétention, réorganisation des agences d’immigration, ouverture d’espaces de dialogue avec des dirigeant·es centre-américain·es afin de discuter de solutions aux causes profondes de la migration et du changement climatique.

Les alternatives existent : ce n’est jamais que la volonté politique qui manque. Le gouvernement des États-Unis a le devoir de réparer les dommages causés par ses interventions impérialistes passées, en soutenant des mécanismes de contrôle politique et économique. Alors que les États-Unis s’engagent sur un cycle électoral déterminant en 2020, un discours centré sur la solidarité internationale, une compréhension historique des responsabilités du pays et un engagement envers des alternatives redistributives, écologiques et pro-autochtones pourrait être un puissant antidote au populisme autoritaire et à sa logique vénéneuse.

Lire l’article complet en espagnol sur le site de NACLA

Voir l’article sur le site de Taylor & Francis Ltd