Les secteurs évangéliques constituent le troisième point d’appui. Le catholique Jair Bolsonaro s’en est rapproché au cours de ces dernières années : il s’est marié dans le cadre d’une cérémonie célébrée par le Pasteur Silas Malafaia, de l’Assemblée de Dieu, et il a été baptisé en Israël, sur le fleuve Jourdain, par le Pasteur Everaldo, candidat à la présidence en 2014 pour le Parti social-chrétien (PSC). Ce soutien des leaders évangéliques (des Églises Universal, Renascer, Mundial do Poder de Deus) a été crucial pour atteindre les couches populaires qui ressentaient une certaine hostilité vis-à-vis du Capitaine et affirmaient jusque là un vote pro-Lula. À ce titre, le résultat du scrutin à Rio (68 %), zone la plus évangélique du pays, est frappant : les suffrages en faveur du PT (Parti des travailleurs) se sont effondrés et les quatre derniers présidents de la région sont, ou ont été, en prison. Bolsonaro, le Capitaine-député, a su tisser des liens avec des institutions qui possèdent une impressionnante présence sur le territoire, en particulier dans les périphéries des grandes agglomérations, en créant des communautés, des dispositifs d’accueil pour des personnes en situation de dénuement, de misère et de souffrance. En outre, une stratégie politique mise sur pied par ces Eglises au cours des années a été l’achat massif de moyens de communication : des centaines de radios et de télévisions appartenant à des réseaux très étendus et influents. La non-démocratisation des médias en paye ici le prix.
Le 24 octobre, entre les deux tours, le Front parlementaire évangélique (FPE) — fort de 180 député·es (sur un total de 513) dans la prochaine législature — déclare soutenir la candidature du militaire et lance le manifeste « Le Brésil aux Brésiliens ». Ces 60 pages défendent des valeurs dites traditionnelles, associées à une optique ultralibérale et à une « révolution de l’éducation » — un ministre potentiel ayant été rejeté de ce groupe parlementaire pour ne pas s’être prononcé contre l’idéologie du genre et « l’endoctrinement communiste ». A sa place, c’est un professeur admiratif du coup d’État de 1964 qui a été finalement été nommé. Ce n’est pas un hasard si la première apparition publique de Bolsonaro après sa victoire a eu lieu au Temple de Malafaia, où son allocution commençait par remercier Dieu et terminait avec son slogan de campagne : le Brésil par-dessus tout, Dieu au-dessus de tous.
Le quatrième élément fondamental a été le soutien de certains pouvoirs économiques. Nous avons vu que les trois groupes précédents (militaire, judiciaire et évangélique) adhèrent fortement au modèle de l’économie libérale. Après avoir reçu un coup de couteau, chaque hausse dans les sondages du candidat Bolsonaro s’est traduit par une hausse de la Bourse et une baisse du dollar, ce qui a clairement joué en sa faveur. Le rapprochement de Paulo Guedes (initialement engagé derrière la candidature du présentateur de télévision, Luciano Huck, qui a finalement abandonné la course) a scellé son adhésion à un programme économique ultralibéral. Guedes, futur ministre de l’Économie, défend la privatisation de toutes entreprises publiques et la réduction des impôts pour les riches, dans la droite ligne de sa formation à l’Université de Chicago. Après sa victoire, Jair Bolsonaro, via Facebook, affirmait que « pour débloquer l’économie, il faudra répondre aux attentes des hommes d’affaires et opter pour une réduction des droits des travailleurs », mettant ainsi en évidence sa proximité avec le secteur traditionnel du patronat, désormais victorieux au sein du gouvernement putschiste de M. Temer. De quels autres droits Jair Bolsonaro préconise-t-il la suppression ?
Son discours et ses propositions sont également fortement liés à l’agrobusiness, secteur qui le soutient depuis le début de la pré-campagne. Alckmin, de son côté, a également essayé de sécuriser l’appui d’une partie de ce secteur en choisissant, comme vice-présidente, la sénatrice de l’État de Rio Grande do Sur proche des campagnes, Ana Amélia. Cependant, sa stagnation n’a toutefois pas pu endiguer le soutien de ce secteur à Bolsonaro. Malgré le soutien des gouvernements du Parti des travailleurs (PT) au secteur agricole, les votes de la région où l’agrobusiness domine ont penché, de plus en plus, vers l’opposition au PT. Si, en 2002, Lula gagnait dans pratiquement tout le pays, en 2006, à Goiás et dans d’autres régions tournées vers l’agrobusiness, il a perdu. Cette tendance a continué de façon croissante en 2010 et 2014, pour atteindre cette année son paroxysme. Nous pouvons ainsi parler de la création d’une subjectivité de l’agrobusiness qui est venue apporter de l’eau au moulin des positions violentes contre les peuples indigènes, les communautés afrosdescendantes et les sans-terre — toujours la bonne vieille question de la terre à laquelle sont mêlés bon nombre de parlementaires et de politicien·nes [1]. Se rejoignent ainsi le monde de la campagne et celui de l’armée, Jair Bolsonaro ajoutant, en avril 2018, devant l’Association commerciale de Rio de Janeiro que « la propriété privée est privée et sacrée et point final. Pour qui l’envahit, des balles », défendant l’idée de « classer juridiquement comme actes de terrorisme, les actions de ces marginaux ». La nouvelle ministre de l’Agriculture — seule femme au gouvernement —, Tereza Cristina, semble quant à elle exprimer le programme de la l’aile dure de l’agrobusiness.
Enfin, analysons les dimensions géopolitiques de la victoire autoritaire. En effet, on ne peut pas comprendre le processus politique de ces dernières années sans prendre en compte la participation des États-Unis. En 2013, Wikileaks révélait la mise sur écoute, par l’agence de sécurité nationale des États-Unis (NSA), des téléphones du Cabinet de Dilma Rousseff, de plusieurs ministres, de l’avion présidentiel, des délégations diplomatiques brésiliennes, y compris celle de l’ONU ainsi que... ceux de Petrobras [2]. Les câbles du Département d’État révèlent l’intérêt états-unien pour le pétrole et le pré-sal, tout comme une série de liens étroits entre certains secteurs politiques brésiliens et l’Ambassade états-unienne — José Serra, Romero Jucá et Michel Temer étant des acteurs-clés du putsch qui a renversé Dilma Rousseff [3]. La loi du Partage, adoptée en 2010 suite à la découverte des champs de pétrole du pré-sal, et qui allait dans le sens d’un plus grand contrôle de l’Etat brésilien et de Petrobras sur ces nouvelles réserves (en effet, elle en faisait la propriété de la Nation avec une participation obligatoire de Petrobras à hauteur de 50 % pour son exploitation), a été modifiée après le putsch juridico-parlementaire.
Cette question touche également à un autre aspect de la façon dont le pouvoir judiciaire et le ministère public agissent et coopèrent au niveau international. Cela se manifeste dans l’Accord d’assistance judiciaire en matière pénale, signé en octobre 1997 par les gouvernements brésilien et états-unien (et depuis actualisé par le Décret présidentiel n.° 3810/2001) ; mais aussi dans le Séminaire international sur les crimes financiers illicites, d’octobre 2009 (pendant lequel les Brésiliens auraient sollicité les États-Unis pour les former) ; ou encore dans la relation des procureurs et juges « avec les circuits internationaux de production de l’expertise anticorruption ». Ces échanges s’inscrivent dans le contexte d’une offensive états-unienne sur ces questions, et ce depuis les années 1970, accompagnée d’une nouvelle législation intérieure (Foreign Corruption Practices Act), mais aussi d’accords internationaux, au sein de l’OCDE et autres, où s’exportent leurs modèles de lutte contre la corruption. Au cours de ces deux dernières décennies, la juridiction de Curitiba est devenue spécialiste des crimes financiers. De même, la formation académique et la qualification professionnelle de nombreux membres de l’équipe de travail du ministère public est passée par les États-Unis, entre autres par la Harvard Law School. Serait-il possible d’envisager une réciprocité dans ces relations Brésil–États-Unis ?
Si nous ajoutons à cela le financement à de « nouveaux groupes » conservateurs [4], le rôle des instituts ultralibéraux (tel que l’Atlas) et le soutien explicite de l’extrême droite états-unienne, avec celui de Steve Bannon, un tel tableau fait irrémédiablement penser à ce qu’Andrew Korybko définit comme une guerre hybride [5]. Peut-être, sur ce point, s’agit-il plus d’un court-circuit créé par Lula et le PT au gouvernement. Le nouveau poids du Brésil sur la scène internationale représentait un défi, bien que modeste, le pouvoir états-unien : le fait de tisser de nouvelles relations internationales, d’être membre des BRICS, de jouer un rôle de pacificateur sur la question du nucléaire iranien, d’être force de proposition dans l’intégration régionale et dans la coopération avec le continent africain, avec un modèle de politiques sociales pour les pays du Sud. Toutefois, le Brésil ne s’est pas donné les moyens de sa politique, et ce « modèle brésilien » n’a pas résisté aux attaques. Par ailleurs, il ne faut pas non plus accorder un pouvoir absolu à ces forces — comme dans le cas de Whatsapp, il faut un contexte préalable (et en grande partie « interne ») pour que cela « prenne », et que cela soit effectif.
Non seulement le nouveau ministre des Relations Etrangères, l’Ambassadeur Ernesto Araújo, s’accorde parfaitement avec ces velléités états-uniennes, mais fait même preuve de zèle à ce niveau — ses textes et ses déclarations témoignent d’un alignement non pas sur les États-Unis (la politique du Brésil ayant toujours oscillé, suivant la conjoncture nationale et internationale, entre l’américanisme et le mondialisme [6]) mais sur le leadership de Donald Trump. Araújo perçoit un monde en guerre contre les valeurs occidentales (chrétiennes), de la part des mondialistes marxistes, de Chine et d’ailleurs, et de leurs offensives, telles que le réchauffement climatique mondial (d’où le souhait de se retirer des Accords de Paris). Et, face à cela, il considère Trump comme le messie, le sauveur de la civilisation aux prises avec un « islamisme radical » et surtout le sauveur de l’Occident fragilisé pour avoir renié Dieu [7]. Trump a été le premier Chef d’État à prendre contact avec celui qui venait d’être élu par la population brésilienne. Son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton (connu pour être la ligne dure), est venu lui rendre visite lors de son voyage à Buenos Aires pour le G20. Selon Araújo, l’Itamaraty, bien qu’étant une institution encore teintée d’aristocratie et un centre d’excellence de l’administration brésilienne, aurait été infiltrée par des marxistes mondialistes. Ici, on entrevoit un autre changement du côté des militaires. Malgré le soutien explicite et attesté des Etats-Unis au coup d’État de 1964 (Opération Brother Sam), les gouvernements militaires se sont par la suite progressivement éloignés de l’alignement systématique de la première période (avec notamment Castelo Branco, qui prônait comme politique étrangère, de même qu’Araújo, un réalignement sur l’Occident), provoquant une série de tensions avec les Etats-uniens — résiliation de l’accord militaire, reconnaissance de l’indépendance de l’Angola, loi sur l’informatique, entre autres.