Ce n’est pas le rêve américain, c’est un cauchemar

, par ALAI , GONZALEZ PAZOS Jesus

Marcher, marcher, marcher jusqu’à avoir les pieds en sang, jusqu’à l’épuisement. Avancer obstinément vers le nord, là-bas, même si ce n’est pas pour y trouver le fameux « rêve américain » dont on parle si souvent. Parce qu’au contraire, la raison la plus impérieuse qui pousse des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées à traverser les forêts, les fleuves, les montagnes, les déserts et les barrages de police en Amérique Centrale, ce n’est pas la quête hypothétique d’une terre promise biblique. La véritable raison est la nécessité de fuir le cauchemar qu’est devenu leur pays d’origine.

Caravane de migrant·e·s centreaméricain·e·s @Victor Manuel Espinosa (CC BY-NC 2.0)

Ce n’est pas un rêve, c’est un cauchemar. Quand la vie ne se réduit même pas à la survie de celles et ceux qui se mettent en marche, c’est un exode qui s’est répété des milliers de fois au cours de l’histoire, en quête d’une vie digne, cela même qui devrait être au cœur non seulement du discours, mais surtout de la pratique quotidienne principale de tout système politique et social. Les grandes déclarations de la classe politique traditionnelle nous rappellent avec insistance que le droit à la vie est au cœur de toutes nos aspirations ; cependant, elles oublient souvent que ce droit premier et fondamental doit d’accompagner de (et peu de compléments sont aussi importants que celui-ci) la notion de dignité : « le droit à une vie digne ».

Ce droit a été nié à des millions de personnes au Honduras, au Salvador et au Guatemala. Le système actuel ne le garantit qu’à une faible minorité de personnes des classes les plus riches, minorité qui tend à être de plus en plus minoritaire, puisque les inégalités se creusent continuellement, et relèguent de plus en plus de personnes dans la catégorie des majorités appauvries tandis que les riches sont de plus en plus riches.

Des organismes que l’on peut difficilement soupçonner d’être radicaux, comme le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) ou la Banque Mondiale, ont établi que 50 % de la population du Honduras, du Salvador et du Guatemala vit en dessous du seuil de pauvreté, pourcentage qui s’élève localement à 80 %. Cela représente des millions d’hommes et de femmes qui vivent avec moins de 2 dollars par jour, si l’on peut encore appeler cela vivre.

C’est pour cette raison que depuis quelques semaines des milliers de personnes se sont mises en mouvement au Honduras, et que ce mouvement s’est étendu à une grande partie de l’Amérique centrale. Cette marche vers le nord est un cri d’alarme face à l’urgente nécessité de fuir le cauchemar qu’est devenue leur vie.
Ce mouvement presque spontané a stupéfait le monde, car ces hommes et ces femmes se sont mis·es en marche sans attendre ni répondre à une quelconque consigne politique ni à des intérêts géopolitiques, bien qu’il contienne un message politique évident. C’est la société dans un monde qui leur refuse les conditions minimales pour mener une vie digne dans le pays qui les a vus naître. C’est bien pour cela que la décision de le quitter doit être très douloureuse, mais elle est indispensable, inévitable. C’est pourquoi on n’observe pas de grands partis ni de syndicats à la tête de ce mouvement : la meilleure façon de définir le phénomène en cours est qu’il s’agit de l’auto-organisation populaire pour la vie.

Dans le cadre de l’économie néolibérale, l’Amérique centrale est répartie aujourd’hui entre une petite oligarchie composée de quelques familles très riches, et des sociétés multinationales étatsuniennes et européennes qui exploitent jusqu’à l’épuisement les forêts, les fleuves, les campagnes et les entrailles de sa terre. Il s’agit d’obtenir le maximum de bénéfices, de la façon la moins chère qui soit, et dans le temps le plus court possible. Cette mainmise des uns et des autres sur la vie et la nature pour leur seul bénéfice personnel a condamné les peuples à la misère, qu’on ne peut même plus qualifier de survie.

Pour toutes ces raisons, il est important de comprendre que, pour tous ces personnes à qui on a tout volé, même la capacité de rêver, il n’est pas question de poursuivre le fameux rêve américain. Pourtant, la formule est belle, elle nous ramène aux temps glorieux de la conquête de l’ouest avec sa promesse d’une vie nouvelle dans une terre d’abondance et d’opportunités comparable au paradis chrétien ou à la terre sans mal des Guarani. Mais il ne faut pas oublier que, derrière cette explication visant à dissimuler les véritables raisons de cet exode, il y a une intention politique évidente. Les gros titres de la presse, de la radio et la télévision se réfèrent à des clichés de notre imaginaire collectif qui nous font considérer le phénomène migratoire en Amérique centrale comme une simple aventure d’un peuple sans perspective d’avenir. Cette façon de voir les choses nous permet d’avoir la conscience tranquille et nous ôte toute sensibilité face au drame qui se trouve au centre de chacune des histoires et qui a obligé des milliers d’hommes et de femmes à prendre un jour la décision de tout quitter et de se mettre en marche vers le nord, face à l’impossibilité totale de vivre dignement et malgré tous les obstacles que les Etats mettent en travers de leur chemin.

Cette image de l’ « aventure » permet aussi de ne pas se poser trop de questions quant à l’identité des responsables de la tragédie qui a lieu en Amérique centrale. Il est certain que le chômage, la pauvreté, l’insécurité, les bandes organisées et la délinquance font de plus en plus partie de la vie quotidienne de ces pays, et que la corruption mène à des Etats défaillants, où la démocratie et la justice brillent par leur absence. Mais, est-ce vraiment l’impossibilité de se projeter dans l’avenir qui pousse toutes ces personnes sur les routes, comme le disent certain·e·s analystes, ou est-ce le système de domination politique, économique et social lui-même qui ferme toutes les portes et rend insoutenable la vie quotidienne de millions d’hommes et de femmes, alors que quelques centaines de familles et d’entreprises vivent dans une abondance insolente ? En outre, pour asseoir encore sa domination, le système n’hésite pas à multiplier les mécanismes de persécution et criminalisation de toutes les initiatives populaires et sociales qui offriraient des alternatives plus justes que le système dominant.

Enfin, il est également possible que cette image de l’aventure, vue d’Europe, nous laisse une impression d’éloignement de ce mouvement centre-américain. Or, nous devrions nous demander si ce phénomène est si éloigné. L’Afrique émigre, cela fait des années que l’Afrique marche vers le nord, et l’Europe n’est pas une terre promise non plus, c’est la seule possibilité de fuir le cauchemar qu’est devenu aujourd’hui le continent africain pour la majorité de sa population : un grand nombre de territoires et de pays dont les ressources sont exploitées jusqu’à l’épuisement par les oligarchies locales et des entreprises multinationales, avec comme conséquence l’expulsion de millions de personnes obligées de traverser mers et déserts pour espérer trouver une vie plus digne. Pendant ce temps, les réponses des gouvernements européens ne sont pas si différentes de celles de leur homologue états-uniens : fermeture des frontières, militarisation des points d’entrée, construction de murs, condamnation et criminalisation de la solidarité.

En définitive, il y a dans le monde beaucoup de cauchemars et très peu de rêves où l’on puisse construire une vie juste et digne. C’est pourquoi, en guise conclusion, rappelons les mots de Leonard da Vinci : « l’inégalité est la mère de tous les maux. Il n’y a pas de paix sans égalité. »

Voir l’article original en espagnol sur le site de ALAI

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Jesus González Pazos est membre du collectif Mugarik Gabe.

Cet article, publié le 7 novembre 2018 sur le site de ALAI, a été traduit de l’espagnol vers le français par Sophie Lhéraud et Juliette Carré, traductrices bénévoles pour Ritimo. La licence de l’article original est en "copyleft", autorisant la reproduction à condition de duement citer la source.