Les journalistes afghanes n’ont pas besoin d’être sauvées : elles ont besoin de soutien

, par OpenDemocracy , NALLU Preethi

Il faut protéger les connaissances et les droits des journalistes afghanes, afin de préserver les médias indépendants durant cette période.

Wahida n’avait que huit ans lorsque l’armée états-unienne est entrée à Kaboul et a chassé les Talibans. C’était il y a 20 ans, mais elle s’en souvient comme si c’était hier.

« Je pensais que notre pays serait enfin libre », m’a-t-elle dit depuis l’Afghanistan la semaine dernière. Cependant, les troupes ne sont jamais parties et ont au contraire imposé leur présence dans la mémoire collective de la génération de Wahida.

À l’âge de 13 ans, Wahida a vu de plus en plus de journalistes femmes à la télévision. C’est ce qui a été le facteur déclencheur de sa passion pour ce métier et pour la défense des droits.

Shahnaz Gull, une journaliste afghane, participe à un programme éducatif à Hamdard radio, le 21 juillet 2011. Crédit : ResoluteSupportMedia (CC BY 2.0)

Wahida se souvient d’une période marquée par des progrès palpables concernant les droits des femmes. Elle avait la sensation d’assister à la naissance d’une nouvelle ère, au cours de laquelle les avancées en termes d’égalité des sexes étaient tangibles dans la vie publique afghane.

Au moment de son inscription à l’université, Wahida avait accepté à contrecœur la présence continue des troupes étrangères dans son pays. Elle savait que sans la constitution d’un leadership indépendant et fédérateur, les progrès conquis au cours de l’après-11 septembre resteraient fragiles et réversibles. Un tel leadership ne s’est jamais concrétisé. Wahida, tout comme des dizaines de ses pairs à travers l’Afghanistan, estime que la tragédie en cours reflète l’échec du pays pour stabiliser la situation à de nombreux niveaux.

Wahida a travaillé comme journaliste de radio au début des années 2010, l’âge d’or du journalisme dans le pays, alors que la possibilité d’une réforme des médias s’élargissait progressivement. Mais du fait de lacunes importantes, le secteur a souffert tant de népotisme et de corruption que du patriarcat profondément enraciné.

Cependant motivée par l’évolution du contexte social, elle a rejoint le Comité de sécurité des journalistes afghans (Afghan Journalists Safety Committee - AJSC), l’un des principaux architectes du paysage médiatique indépendant au cours de la dernière décennie.

Tout en planifiant sa propre fuite après la prise de contrôle de Kaboul par les Talibans, Wahida a travaillé sans relâche pour assurer la sécurité des journalistes. Beaucoup d’entre elles et eux reçoivent des menaces de mort, et d’autres ont déjà été victimes d’attentats.

Lors de notre première conversation du 14 août, Wahida aidait à organiser la distribution de fourniture d’urgence et des plans d’évacuation avec 40 autres collègues affecté·es à travers les 34 provinces du pays. Au péril de leur propre vie, ils et elles ont mis en place huit refuges pour les travailleur·ses des médias, dont deux pour les femmes.

Sumaya faisait partie du groupe de personnes évacuées. Journaliste expérimentée et âgée de 15 ans de plus que Wahida, Sumaya s’est enfuie au Pakistan la semaine dernière grâce à un programme de visa d’urgence. Elle déteste qu’on lui demande « si le nouveau régime taliban est vraiment modéré ».

La présence de femmes dans le secteur public constitue un anathème pour les Talibans, dit-elle en se remémorant les « mauvaises années ». La jeunesse de Sumaya a été marquée par des restrictions extrêmes sous le régime taliban, notamment un manque d’accès à l’éducation. La possibilité d’un régime taliban « réformé » sonne particulièrement faux pour les nombreuses travailleuses qui fuient le pays pour sauver leur vie et celle de leur famille.

« Je ne pouvais pas sortir de chez moi sans être accompagnée par un tuteur masculin, et encore moins poursuivre une carrière », m’a dit Sumaya du Pakistan.

Dans les jours qui ont suivi l’arrivée au pouvoir des talibans, on pouvait voir dans les rues plus de femmes accompagnées d’un tuteur, particulièrement dans les zones rurales du pays.

Une période cruciale

Les déplacements de la population afghane ont augmenté de façon exponentielle au cours des dernières semaines : plus de 400 000 personnes ont perdu leur logement depuis le début de l’année, soit une augmentation de 300 % par rapport à l’année dernière. Lorsque les personnes qui couvrent les conflits et les déplacements se retrouvent elles-mêmes déplacées, le manque d’information fait perdre le fil du récit.

Depuis 2017, j’ai constaté cet effondrement face à la croissance des violences et des déplacements.

Comme de nombreux·ses journalistes étranger·ses, j’ai eu le privilège d’accéder à l’Afghanistan relativement librement. Je couvrais les déplacements du peuple afghan et plus récemment, j’ai commencé à militer en faveur des droits des journalistes et des défenseurs des droits.

Je suis allée pour la dernière fois en Afghanistan en novembre 2020, afin de terminer un film documentaire sur les demandeur·ses d’asile afghan·es. Au cours de ce séjour de deux semaines, des kamikazes ont tué 34 enfants scolarisé·es dans l’ouest de Kaboul ; des hommes armés ont fait irruption dans l’université de Kaboul et ont tué 32 étudiant·es ; et 32 soldats afghans sont morts dans la province de Ghazni lors d’une attaque contre une base militaire. J’ai été arrêtée par des miliciens qui procédaient à des arrestations arbitraires entre Jalalabad et Kaboul. 14 personnes ont été tuées dans des attentats à la bombe à Bamiyan, alors qu’elles quittaient la ville. Il s’agissait de signaux d’alarme sans équivoque sur la tournure que prendraient les évènements les mois suivants et jusqu’au 15 août, date de prise de contrôle de Kaboul par les Talibans.

Lors de notre dernière conversation, Wahida avait rejoint l’aéroport de Kaboul. Je lui ai promis de relayer son histoire ainsi que les besoins de ses pairs, alors qu’elle prenait conscience de la dure réalité qui lui était imposée.

C’est une période cruciale qui s’ouvre dans l’histoire du pays et qui révèle une situation désastreuse. L’espace disponible pour les femmes se réduit rapidement. Mais pendant que le monde réfléchit à ce qui est possible avec des marges de négociations politiques étroites, la vie des travailleur·ses des médias – les vecteurs de l’information – est directement menacée. L’AJSC et d’autres organismes ont demandé que le soutien militaire états-unien se poursuive afin de protéger l’aéroport et d’escorter celles et ceux qui tentent d’y accéder. Le dernier attentat à la bombe perpétré à l’extérieur du périmètre de l’aéroport de Kaboul est susceptible d’engendrer de nouveaux plans en matière de sécurité. Il faut continuer de rester à l’écoute des organisations sur le terrain.

Quel avenir pour les femmes afghanes ?

À l’issue de leur voyage, de nombreuses personnes de la communauté afghane arrivent dans différentes régions du monde sans rien d’autre que les vêtements qu’elles portent. Elles ont besoin de l’aide immédiate des organismes locaux, afin de s’adapter à une vie nouvelle. À plus long terme, les pays d’accueil des réfugié·es afghan·es sont tenus d’assurer un protocole d’intervention post-traumatique et de leur offrir la possibilité de continuer à travailler dans leur domaine. Il est primordial de contribuer à préserver les ressources intellectuelles du pays qui sont aujourd’hui contraintes à l’exil.

Il appartient aux médias internationaux de donner plus souvent l’occasion aux femmes afghanes de raconter leur propre histoire, avec leurs propres mots. En réponse aux grands titres condescendants des médias occidentaux, mes collègues afghanes m’ont rappelé qu’elles n’ont aucunement besoin d’être « sauvées » – elles ont besoin d’être soutenues où qu’elles se trouvent, et que leurs connaissances et leurs droits soient protégés.

Sumaya, qui a été témoin de la rapidité des changements politiques, déplore « l’instrumentalisation des droits des femmes ». Alors que les États-Unis ont brandi le slogan « libérer les femmes afghanes » pour justifier moralement leur invasion, les médias reprennent le même discours pour dénoncer le retour des Talibans dans le pays, souligne-t-elle. De fait, pendant de de nombreuses années, les médias états-uniens n’ont pas suffisamment interrogé la fragilité des droits des femmes sous le gouvernement afghan soutenu par les États-Unis, selon plusieurs organismes de surveillance des médias.

Il est donc important de préserver l’autonomie d’organismes comme l’AJSC, qui fonctionnent sans l’aide de l’ancien gouvernement, mais parviennent toutefois à soutenir 4000 travailleur·ses des médias à travers le pays. Au moins 2 000 d’entre elles et eux peuvent prétendre à être transféré·es, dont Wahida.

Alors que je terminais d’écrire cet article, Wahida est arrivée au Danemark grâce à un organisme de soutien des médias internationaux (IMS - International Media Support), basé à Copenhague. Mais bon nombre de ses pairs dispersé·es à travers le pays sont resté·es.

Farida en fait partie. Cette diplômée universitaire venait de commencer un stage dans une chaîne d’information privée locale, mais ne possède aucun document officiel pour prouver son statut de journaliste professionnelle. Parce qu’il n’y a plus de place dans les refuges, elle vit avec des membres de sa famille dans une province proche de la frontière iranienne. Elle appartient au groupe ethnique hazara, ce qui la rend encore plus vulnérable ; d’un point de vue historique, la minorité hazara est victime de persécution en Afghanistan depuis le XIIIème siècle et a été brutalement prise pour cible sous le régime précédent des Talibans. Comme des millions de personnes afghanes qui fuient d’une province vers une autre, Farida risque d’être déplacée à l’intérieur du pays.

La jeune femme de 22 ans doute de pouvoir un jour travailler en tant que journaliste. « J’ai toujours rêvé de raconter les événements majeurs de l’histoire de ma communauté, mais c’est devenu trop risqué pour les Hazaras », m’a-t-elle dit.

Six cents autres travailleuses des médias ont quitté la profession en raison d’attaques directes et de pressions sociales, selon l’AJSC. Il est essentiel d’apporter un soutien sans limites à ces journalistes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, afin de garantir la survie des médias indépendants durant cette période turbulente.

« Je reste attentive (dès que les choses se seront calmées) aux opportunités professionnelles afin d’enrichir mes compétences journalistiques », a ajouté Farida avant de mettre brusquement fin à notre conversation téléphonique. Elle s’est ensuite rendue dans une autre province, chez un autre membre de sa famille, car il lui faut constamment changer de résidence pour éviter d’être détectée par les Talibans.

Lire l’article original en anglais sur le site de The Conversation