Méditerranée : des alternatives citoyennes pour défendre les libertés

Espagne : les pêcheurs de plastiques

, par Le Ravi , BREGOLIN Samuel

Dans toute la Méditerranée, des microplastiques pénètrent jusque dans le ventre des poissons. Fatigués de voir la mer de plus en plus polluée, les pêcheurs artisanaux de la ville de Dénia, dans le sud de l’Espagne, passent à l’action.

Dessin de Jimo / Le Ravi

La première fois que je parle à Jesús Crespo, un pêcheur artisanal sur la côte de Dénia, il a l’air nerveux. La conférence de Greenpeace à bord du Rainbow Warrior vient de se terminer. Jesús est visiblement mal à l’aise, il n’a pas l’habitude de répondre aux questions des journalistes, qui plus est devant des caméras. Nous nous isolons au sous-sol pour parler au calme. La conférence se tient dans le port de Valence. Sur le quai en face, les pêcheurs locaux reviennent de la mer. Au loin des goélands crient en quête de poisson : les eaux de la mer se brisent contre le ciment du port.

Jesús allume une cigarette et raconte : « Nous, les petits pêcheurs artisanaux, voyons mieux que d’autres comment la situation dégénère jour après jour. En cas de mauvais temps ou de forts courants, les filets de pêche se remplissent de plastique. Avant, c’était un phénomène rare, maintenant c’est devenu systématique. Au milieu de la mer, nous voyons directement les conséquences de la présence excessive de plastique : les animaux les prennent pour de la nourriture, ils sont attirés par les couleurs vives, et les mangent. Nous rencontrons de plus en plus souvent des poissons avec du plastique dans le ventre, sans parler de ceux morts asphyxiés dans des sacs ou des tortues marines prises dans des fils de pêche. » Et Jesús de poursuivre : « La situation est grave. Comme personne ne prenait d’initiatives, nous avons décidé d’organiser le recueil des déchets marins. »

La confradía de Dénia, la fraternité des pêcheurs, a présenté à la municipalité un projet innovant et unique dans son genre. Les pêcheurs proposent de collecter et recycler tout le plastique flottant sur les eaux de la Méditerranée locale. Une initiative qui devrait également leur apporter un revenu d’appoint durant la saison hivernale, lorsque les gains de la pêche sont insuffisants.

Des déchets aux multiples visages

L’enjeu de cette pêche aux déchets, en Espagne comme ailleurs, est de taille. Communément appelés les déchets plastiques, ces résidus ne sont pas seulement issus des sacs ou des bouteilles abandonnés sur les plages et les côtes méditerranéennes. La diversité des ordures retrouvées dans le milieu marin est riche. « Un microplastique est une particule de plastique dont la taille est inférieure à 5 millimètres » souligne Elvira Jiménez, responsable de la campagne de Greenpeace « Menos plasticos, mas Mediterraneo » (« Moins de plastiques, plus de Méditerranée »). « Les microplastiques peuvent provenir de déchets plastiques déversés dans les océans et dégradés par le temps, le soleil et l’eau salée ou de déchets industriels et de produits cosmétiques, poursuit la militante environnementaliste. Pas besoin d’aller loin pour se rendre compte du problème créé par de tels résidus : il suffit de sortir en Méditerranée pour voir la faune et la flore marines en train de s’asphyxier. »

Les données sur la présence des matières plastiques en Méditerranée diffèrent considérablement d’une source à l’autre. Selon les études de Greenpeace, on y recense entre 23 000 et 30 000 tonnes de déchets flottants, soit une densité d’un fragment plastique pour quatre mètres carrés de mer. Un chiffre très proche du tristement célèbre océan de plastique flottant au large du Pacifique.

La Méditerranée recueille entre 21 % et 54 % de tous les résidus plastiques dans le monde, devenant un problème majeur pour la sauvegarde de la faune et de la flore marines. Selon une recherche menée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), 1 341 espèces marines méditerranéennes interagissent quotidiennement avec des résidus plastiques. 17 % d’entre elles sont déjà considérées comme étant en voie de disparition. Les chercheurs de l’UICN ont retrouvé des résidus plastiques dans les estomacs de 18,2 % des espadons et des thons rouges et blancs analysés. Durant onze ans, une étude portant sur 567 tortues marines a montré que 201 spécimens ont ingéré du plastique.

Une litanie de chiffres qui ne saurait faire oublier les risques liés à cette ingestion. Les poissons meurent d’asphyxie, mais aussi d’étranglement accidentel avec les filets et les engins de pêche abandonnés. Des déchets flottants qui endommagent également les communautés coralliennes. « Il existe des solutions pratiques permettant d’espérer sauver l’état de santé de notre patrimoine et de limiter la pollution des plastiques », explique Elvira Jiménez. Pour l’ONG, il est aujourd’hui primordial de réduire l’incidence des activités humaines marines, de recycler et de réduire la production de conteneurs en plastique, d’inciter à travers des aides économiques les entreprises qui se consacrent au recyclage et à l’étiquetage transparent, mais aussi de sensibiliser les consommateurs et enfin de formuler une nouvelle législation adaptée aux changements en cours. Reste une question en suspens selon Elvira : « Serons-nous capables de mettre en place ces changements structurels à temps ? »

Une alliance pêcheurs-poissons

Dans la réserve marine du cabo San Antonio, entre Dénia et Jávea on n’attend plus. Dans l’une des réserves les plus célèbres et emblématiques de la Méditerranée espagnole, les pêcheurs artisanaux sortent en mer à bord de petites barques à fonds plats. Sur leurs petites coquilles de noix, ils collectent les macroplastiques flottants à l’aide d’une simple épuisette le long du promontoire du parc naturel du Macizo del Montgó.

Cette tâche n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Toni Martinez est le coordinateur de l’environnement marin et le responsable de l’industrie de la pêche dans le territoire de la ville de Dénia. Il gère avec les pêcheurs les opérations de nettoyage et de recyclage. « Les pêcheurs sont ceux qui connaissent le mieux nos rivages, souligne-t-il. Ils maîtrisent les courants, savent où se trouvent les bancs de poissons par rapport à la lune et devinent aisément la météo du jour en observant le vent du petit matin. Ils sont sans aucun doute les mieux placés pour repérer les espaces marins où s’accumulent les plastiques. »

À 21 kilomètres des côtes, dans la ville de Dénia, les pêcheurs ont divisé les eaux régionales en petites parcelles. Chacun s’occupe d’un petit carré, comme un jardin à cultiver. En plus de la fonction écologique, cette action contribue à aider une corporation extrêmement fragilisée par la concurrence de la pêche industrielle. Et Toni Martinez de conclure : « Nous sommes conscients du déclin de la pêche artisanale, secteur qui a été autrefois l’un des plus importants dans notre région. Le ramassage de plastiques permet de diversifier les activités des professionnels de la mer, en leur donnant des alternatives à la seule pêche. »

Santé : le doute persiste !

L’ingestion de microplastiques par les organismes marins est maintenant largement étendue. Une estimation de Greenpeace suggère que 170 espèces marines comestibles, celles que nous trouvons habituellement sur les étals du marché ou dans les rayons du supermarché, ingèrent des fragments de plastique. Ces microplastiques peuvent se déplacer ou s’accumuler dans la chair des poissons et passer dans la chaîne alimentaire d’un prédateur à l’autre jusqu’à arriver dans nos assiettes. Cette situation pose une double problématique : celle de la présence physique de résidus microplastiques, et celle de la toxicité de ces résidus et de leurs composants chimiques. L’impact de ces déchets sur la santé humaine n’est pas encore connu. À l’heure actuelle, aucune recherche approfondie sur le sujet n’a été publiée. De plus, il n’existe aucune réglementation qui limite la présence de résidus plastiques et microplastiques dans la chair des poissons, des crustacés et des mollusques vendus sur le marché.

Notre compréhension de l’effet des microplastiques dans la chaîne alimentaire et de ses risques pour la santé est encore minimale. Le rôle potentiel de tels microplastiques dans la transmission et le développement de pathogènes, de bactéries et d’autres organismes microscopiques n’est lui aussi pas encore élucidé. Le dernier communiqué de presse des Nations Unies sur la question estime que la présence de microplastiques dans les poissons et les fruits de mer ne comporte pas de risque pour la santé humaine, même si l’absence totale de données fiables rend difficile toute estimation.