Méditerranée : des alternatives citoyennes pour défendre les libertés

Egypte : #EllesAussi

, par Le Ravi , ROUCHARD Samantha

L’affaire Weinstein, le hashtag « Balance ton porc », et autres #MeToo libèrent la parole des femmes victimes de harcèlement sexuel. En Égypte, ce fléau est endémique : mais le pouvoir conservateur de Fattah-al Sissi exhorte plutôt ses citoyennes à subir et ses activistes à se taire. Reportage.

Dessin de Jimo / Le Ravi

C’est l’heure de pointe dans le métro du Caire. Jeunes filles, mères de famille, voilées ou pas, les femmes s’agglutinent dans les deux wagons qui leur sont réservés. Seul un vendeur à la sauvette parvient à se faufiler pour brader des culottes en coton. Le reste de la rame est mixte, mais rares sont les Égyptiennes qui s’y aventurent, « et jamais seules », nous explique un Cairote. À travers les vitres poussiéreuses, les regards des hommes sont lourds de sens et nous font fuir plus qu’ils ne nous invitent.

Introduits en 1989 à l’occasion d’une extension du nombre de voitures par rame, ces wagons « femmes » auraient été créés pour leur « donner plus de confort », un altruisme qui camoufle mal une triste réalité : celle du harcèlement sexuel, lot quotidien des Égyptiennes. Selon une étude de l’ONU (2013), 99 % des femmes y auraient été confrontées au moins une fois dans leur vie. Et selon une étude de la fondation Thomson Reuters, publiée en octobre dernier, Le Caire serait devenu la ville la plus dangereuse au monde pour la gente féminine.

Un harcèlement quotidien

« Parquer » les femmes dans des wagons de métro pour éviter qu’elles ne soient insultées et touchées par des hommes pose question, mais pour les Égyptiennes ce moyen de transport reste le plus serein, même s’il est de court répit face à ce qui les attend dans les taxis collectifs, les bus, la rue, leur lieu de travail, le domicile même pour certaines… Nous avons passé vingt jours sur place, empruntant les transports en commun, marchant dans les rues, subissant insultes, sifflements, gestes obscènes et essuyant quelques mains baladeuses sur notre passage. Lorsque l’on est une femme en Égypte, on ne se balade pas, on avance d’un pas déterminé, vêtements amples, visage fermé et regard fuyant. « C’est la bonne attitude à avoir », nous explique un ami égyptien. Car c’est bien connu, c’est forcément à la femme d’être la garante de « la bonne attitude à avoir »...

Le sujet est sensible et les langues des Égyptiens sont difficiles à délier, entre déni et peur d’être accusés de donner une mauvaise image d’un pays déjà écorné par un gouvernement autoritaire, où l’on enferme plus les défenseurs des droits humains qu’on ne les écoute. Asma, la quarantaine, rédactrice d’un quotidien national, trouve étrange que nous nous intéressions à cette question qui pour elle est un « non sujet ». « Lorsqu’on me siffle ou que l’on m’aborde dans la rue, je ne réponds pas, explique-t-elle. Celles qui répondent c’est qu’elles veulent entrer en contact. Et les hommes ne touchent que les femmes qui ont envie de l’être. » Un de ses collègues remet notre déontologie en question, nous accusant de voir les choses avec des « yeux d’occidentale ». La liberté d’expression en Égypte n’existe plus, et surtout pas chez les journalistes. Ce que subissent les femmes au quotidien ne fait pas la Une des médias, si ce n’est celle du site indépendant Mada Masr (Cf « le Ravi fait sa révolution arabe » n°134), mais auquel les citoyens n’ont plus accès.

Oum [1], 21 ans, jupe longue et voile à fleurs, est étudiante en littérature française. Est-ce la connivence linguistique ou bien Le Rouge et le Noir de Stendhal qu’elle vient de terminer qui lui donne assez d’audace pour se confier ? Elle est en tout cas la seule qui accepte de parler ouvertement de ce qu’elle vit au quotidien. La jeune femme passe quatre heures par jour dans les transports en commun dont une majeure partie dans les services (taxis collectifs) : « J’ai déjà été agressée et personne n’a réagi. Lorsqu’on essaie d’en parler, on ne nous croit pas, on pense simplement que l’on veut attirer l’attention sur nous. Toutes mes amies ont déjà subi la même chose, entre femmes on se confie mais ça ne va jamais au-delà. » Si Oum rêve du jour où elle sera « tranquille » dans sa propre voiture, dans l’immédiat elle opte pour « le self-defense » : « J’ai toujours un énorme livre sur moi. Et je n’ai aucune hésitation à frapper ceux qui osent m’approcher de trop près ! »

« Un crime socialement acceptable »

Le harcèlement sexuel est un crime punit par la loi égyptienne, avec des peines d’emprisonnement pouvant aller de 6 mois à 5 ans et une amende pouvant atteindre 2300 euros. Chaque condamnation est une avancée, mais à ce jour elles sont encore trop peu nombreuses à déposer plainte et lorsqu’elles le font, elles ne sont pas à l’abri d’être rejetées par leur famille. « Il faut que la loi soit appliquée pour que les harceleurs comprennent que leur crime peut avoir des répercussions », explique Alia Soliman, porte-parole de l’association HarassMap créée en 2010 qui répertorie les lieux d’agression sur une carte interactive.

« Le but étant que de plus en plus de gens réagissent en présence de cas de harcèlement sexuel pour mettre fin à cette "épidémie", ensemble, souligne encore la porte-parole. Nous travaillons pour engager toute la société égyptienne à créer un environnement qui ne tolère pas le harcèlement sexuel. » HarassMap intervient aussi dans les écoles, les entreprises et même auprès des chauffeurs Uber. « Nous devons déconstruire la façon dont ce crime est devenu socialement acceptable, pour ça nous devons nous attaquer aux mythes et aux stéréotypes de genre, et c’est la partie la plus difficile de notre mission », poursuit la militante.

Accusées d’ « espionnage », de « mettre en danger la sécurité du pays », ou encore d’inciter « à la libération irresponsable des femmes », les activistes féministes comme Azza Soliman, avocate à l’origine du CEWLA (Center for egyptian women’s legal assistance) ou Mozn Hassan de l’ONG Nazra for feminist studies sont harcelées par les autorités, empêchées de sortir du pays, ou de subvenir à leurs propres besoins. Depuis la révolution du 25 janvier 2011, le but est aussi d’étouffer toute revendication citoyenne.

Dans un appartement du centre-ville du Caire, nous rencontrons Dina Abdel-Nabi, chef de projet de l’ONG BuSSy, qui signifie « regarde » en arabe mais qui fait référence aussi au mot « Pussy », « chatte » en anglais. En 2006, des étudiantes de l’Université américaine du Caire s’inspirent des Monologues du Vagin pour faire le récit de leurs propres histoires vécues. À travers des ateliers d’écriture, des femmes, mais aussi des hommes mettent en mots les harcèlements, viols, incestes, mariages forcés ou encore mutilations qu’ils ont vécus.

BuSSy archive et documente ces histoires de vie jusque-là passées sous silence - plus de 1000 en onze ans - et les restitue à travers des performances scéniques, dans des théâtres ou dans l’espace public, comme dans le métro. Les réactions du public peuvent être parfois violentes. Et produire librement sans être censuré devient de plus en plus compliqué. Mais BuSSy comme beaucoup d’autres ONG résiste par idéal. Et Dina Abdel-Lani de conclure : « Nous croyons en l’art et en sa capacité de résoudre des problèmes sociaux. Faire l’expérience d’une performance et entendre une jeune femme raconter son harcèlement sera toujours plus puissant que d’énoncer des chiffres… »

Tant qu’on vend des Rafales…

L’Égypte est surnommée « le tombeau des droits humains » par les ONG. La liberté de la presse n’existe plus. Journalistes, opposants et activistes sont derrière les barreaux. Le 24 octobre dernier, le président Abdel Fattah-al-Sissi était en visite en France. L’occasion pour Emmanuel Macron de parler des Droits de l’Homme à son homologue ? Pensez donc ! Il a déclaré : « Ne pas vouloir donner de leçon hors de tout contexte. »

Trouver des « contextes » de manquement aux droits humains en Egypte, plutôt chose aisée ! Alors même que Sissi reprenait du dessert à l’Élysée, au Caire, une présentatrice TV était condamnée à trois ans de prison pour avoir évoqué dans son émission la maternité hors mariage ! Mais il est vrai que niveau business, c’est compliqué de faire la morale à un de ses meilleurs clients dictateurs : le quatrième sur la dernière décennie dont 24 Rafales achetés en 2015… On n’est pas là pour faire du commerce équitable non plus !