Méditerranée : des alternatives citoyennes pour défendre les libertés

Turquie : la société civile kurde affaiblie par l’état d’urgence

, par Le Ravi , LAFRANCE Camille

Les Kurdes, estimés à 15 millions d’habitants en Turquie, sont représentés par des partis et de nombreuses organisations de la société civile. Tous ont été frappés de plein fouet par la répression qui a suivi le coup d’État raté en 2016. Désormais, les associations soutiennent le référendum voisin en faveur de l’indépendance du Kurdistan irakien remporté avec 93 % des voix fin septembre. Mais ils le font du bout des lèvres. Conscients des risques.

Dessin de Jimo / Le Ravi

Un café tapissé de bois du sol au plafond. Autour d’une table, des hommes font une partie de Okey, jeu traditionnel, munis de sortes de dominos. Le calme règne. Au dessus de la machine à café, un tableau représente une main menottée qui dessine l’autre bout de sa chaîne. « Ça veut dire : même en prison la lutte continue », résume le serveur. Comme d’autres habitants du quartier de Gazi à la périphérie nord-ouest d’Istanbul, son patron est sympathisant d’un parti d’extrême gauche classé terroriste, le DHKPC, front révolutionnaire de libération du peuple. Lui ne partage pas ces idées et encore moins celles des Kurdes, nombreux eux aussi dans le voisinage. « Les gens de gauche au moins sont nationalistes, les Kurdes, eux, divisent le pays car ils demandent un État indépendant, c’est ça le problème », croit-il savoir. « Certains s’organisent illégalement avec des armes. Quand il y a des affrontements avec la police, les commerces pâtissent des lacrymogènes et des violences, mais depuis l’état d’urgence ça s’est calmé », résume-t-il sous son T-shirt Bob Marley.

La peur des arrestations

Plus loin, un lampadaire a été affublé de quatre caméras de surveillance braquées sur l’avenue principale, et sur le Cemevi, maison de culte et de culture des alévis, religion minoritaire qui serait pratiquée par 20 % de la population du pays. Ici, le lieu est fréquenté pour moitié par des Kurdes. Habitué des manifestations jusqu’à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le quartier de Gazi s’est assagi depuis deux ans. Ses différentes factions font profil bas. « Tout le monde a peur de parler, les habitants sont considérés comme de potentiels terroristes, tout cela affecte notre vie sociale », résume une voisine sous couvert d’anonymat.

« Durant le référendum du Kurdistan irakien, les policiers se sont emparés du quartier, ils étaient partout. A cause de la pression de l’État, certains ont attendu 10 jours avant de célébrer les résultats, mais ils ont quand même été réprimés », raconte Emrah. Ce jeune kurde de 29 ans n’est pas descendu dans la rue, conscient des risques. Quatre de ses amis, kurdes eux aussi, ont été arrêtés ces derniers mois, sans être membres d’organisations ou de partis assure-t-il. Aujourd’hui il n’ose même plus parler sa langue maternelle dans la rue (l’usage du kurde est pourtant autorisé), excepté en terrain connu à Gazi. Être kurde selon lui serait plus difficile au quotidien depuis la fin du processus de paix entre l’État turc et le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) classé terroriste, et la reprise des combats dans le sud-est du pays à l’été 2015.

Le conflit a fait plus de 40 000 victimes depuis 1984 dont plus d’un millier ces deux dernières années selon un rapport de l’ONU (contesté par les autorités turques) qui répertorie également de 350 000 à 500 000 déplacés intérieurs. Sur le plan politique, plusieurs cadres du HDP, 3ème formation du pays considérée comme le « parti des minorités » pro-kurde, sont désormais poursuivis. Leurs municipalités ont été placées sous tutelle par l’AKP (parti islamo conservateur au pouvoir depuis 2002). L’ouverture et l’octroi de droits aux Kurdes dans le domaine culturel des années 2000 ont été accompagnés d’une répression politique aujourd’hui généralisée.

Criminalisation des acteurs culturels

« La violence des dernières années a fait qu’un sentiment de peur revient mais les partis fonctionnent toujours et les organisations de la société civile se recomposent. Il y a eu une résilience très forte », explique Clémence Scalbert-Yucel, chercheuse à l’université d’Exeter. Toutefois l’activisme n’est pas sans risque. Nombre de militants sont poursuivis pour propagande, appartenance ou aide à une organisation terroriste. « Ce n’est pas possible de travailler aujourd’hui sur le plan politique en Turquie si vous êtes dans l’opposition. Si vous travaillez au niveau culturel et que ça dérange l’État, ils criminaliseront aussi votre travail sans problème et vous arrêteront », détaille Ilknur Alcan membre de OHO, association des avocats libertaires. Créée en 2010, elle a été fermée par décret en novembre 2016, comme des centaines d’autres associations. La moitié de ses 300 membres avaient déjà quitté ses rangs à cause des pressions sous l’état d’urgence. Certains ont même été arrêtés. Ceux qui restent n’ont pas baissé les bras. Constitués en « plateforme », ils continuent à défendre des dossiers mais à titre individuel, dont de nombreux cas kurdes.

« On ne met pas en avant une quelconque ethnicité, on veut rendre le pays plus démocrate pour tous », assure son confrère Ferhat Çakmak. La plateforme a publié un communiqué pour soutenir la tenue du référendum au Kurdistan irakien : « avec beaucoup de "mais" car on ne croit pas que le gouvernement qui y sera établi sera très démocratique. Le pouvoir y est déjà monopolisé par de grandes familles et non pas dans l’intérêt général », poursuit-il. Il assure que les Kurdes de Turquie, eux, sont toujours en faveur d’une « autonomie démocratique ».

« Il y a une différence idéologique très forte entre les deux visions politiques des Kurdes en Turquie et en Irak, détaille Clémence Scalbert-Yucel. En Turquie, idéologiquement on a dépassé le stade de l’indépendance et de l’État nation. Des autonomies locales en réseau sont proposées sous forme de confédération au sein des régions kurdes de la Turquie et éventuellement par-delà, avec une idée de décentralisation. Et ce, dans un système qui rejetterait aussi le système capitaliste à la différence du Kurdistan irakien. »

Menaces de représailles

Travailler sur la question kurde est devenu plus difficile aussi pour les organisations turques. Tout se fait désormais dans la discrétion, souligne Gülseren Yoleri de l’association turque des droits de l’Homme IDH qui dénonce des provocations et humiliations dans le sud-est. En plus des fermetures de locaux, des activistes y seraient harcelés. « Le gros problème c’est que quand vous mettez tant de pression sur la société civile kurde, que vous lui imposez le silence, elle peut se refermer sur elle-même et peut devenir plus conservatrice, sur la défensive, avec le risque qu’elle ne s’éloigne de l’idée de paix et de dialogue », déplore-t-elle en dénonçant « un sentiment de rupture qui se creuse et menace le vivre ensemble ».

« Pendant le processus de paix jusqu’à l’été 2015, la société civile kurde qui essayait de mettre en relation la cause kurde et le gouvernement a eu une énorme mission. Aujourd’hui ils n’ont plus la possibilité de reformuler la vie sociale et politique car l’AKP est obsédé par le dossier kurde et la menace contre la turcité du nationalisme turc », estime Engin Sustam. Ce sociologue kurde exilé en Europe craint une répression politique contre le Kurdistan irakien et appréhende davantage de pression en territoire turc. Ankara a en effet multiplié les menaces de rétorsion, renforcé ses contrôles aux postes frontières, suspendu des vols et organisé des exercices miliaires conjoints avec Bagdad depuis le référendum. Les deux alliés envisagent également de coopérer contre les membres du PKK sur le sol irakien.

Le média kurde irakien Baas, implanté à Istanbul et Diyarbakir (sud-est) et financé par des entreprises proches du KRG (gouvernement régional kurde de Mahmoud Barzani), lui n’a pas été touché mais ses journalistes sont sur le qui-vive. Botan Tahsin son coordinateur, exhibe fièrement son doigt marqué à l’encre, preuve qu’il a voté. Il veut croire que la Turquie aura trop à perdre économiquement si elle applique ces sanctions et prend les déclarations du chef de l’État comme des discours à seule destination de l’opinion publique turque. Il se plaît même à espérer que le KRG devienne un « parapluie pour tous les Kurdes du monde qui leur permette de se sentir protégés », tout en concédant que l’avenir des Kurdes irakiens est lui aussi très incertain.