« Ton honneur, c’est pas à moi de le protéger. » Cheveux libres, le regard décidé, Halima raconte son « viol par le voile » en grignotant un bout de pizza, assise sur un banc de la Grande Poste, au centre d’Alger : « C’était un jour de juin, lorsque ma mère m’a mis de force le hijab. Je suis partie ce matin-là à l’école sans savoir pourquoi elle m’a mis ce voile sur la tête. Pour les cours de l’après-midi, j’ai mis une jupe courte tout en gardant la voilette. Ma mère m’a passé un savon. J’en garde des traces à ce jour. » Agée à peine de 12 ans à l’époque, la fillette ne savait pas pourquoi sa mère avait décidé de lui mettre cet accoutrement sans lui demander son avis.
A Aïn Defla, wilaya (département) située dans ce qui fut appelé par les médias le triangle de la mort, presque toutes les filles ont mis le hijab, et certaines même un niqab. La montée de l’intégrisme et la main basse exercée par les groupes intégristes sur ces « localités libérées » ont contraint des familles à voiler leurs filles, et certaines à leur interdire même l’école. « Il ne fallait surtout pas sortir dans la rue sans se voiler, poursuit Halima. Ma mère qui m’a forcée à mettre le voile est une femme soumise. Mon père, instruit et plutôt ouvert, ne s’y est pas opposé. La religion pour elle c’est la soumission à la loi divine. Pourtant le terrorisme dont elle disait soutenir les idées l’a privée de son père et de ses deux frères égorgés par les Ikhwa (frères, membres des groupes terroristes, ndlr). » Etudiante en anglais en fin de cycle à l’École normale supérieure (ENS) de Bouzaréah, la jeune fille a décidé d’enlever son hijab, l’éloignement de sa région reculée des Hauts-Plateaux l’y incite : loin de l’oppression des siens, elle peut marcher les cheveux au vent sans contrainte dans la ville d’Alger.
Libre jusqu’à la racine des cheveux
A la cité U de Bab Ezzouar, tentaculaire résidence qui regroupe des centaines de filles arrivées de toute l’Algérie, elles sont nombreuses à décider d’enlever le voile. Beaucoup dans l’entourage d’Halima ont ainsi franchi le pas. La peur au ventre. Etudiante comme elle dans la même école pour futurs enseignants, Souha a connu le même parcours de fille soumise aux desiderata familiaux, surtout de la maman appuyée par les grands frères, et parfois du père. Originaire de Bousaâda, grande ville de la wilaya de M’sila, Souha a décidé d’enlever, elle aussi, son voile, et d’en informer ses parents. « Le voile, ce n’était pas du tout un choix personnel et consenti. On me l’a imposé au collège. Je m’y étouffe. J’ai perdu mes cheveux, pas seulement ma liberté. J’ai dernièrement appelé mon père pour l’informer que j’ai pris la décision de l’enlever. Il a essayé de m’en dissuader en m’expliquant que l’entourage réagira mal. J’ai répondu que je n’en tiens plus compte. L’honneur de la tribu, c’est pas dans ce bout de tissu. » Mais elle nous explique que pour ses parents une fille sans voile, c’est une « qahba, une khamdja » (fille aux mœurs légères).
A la cité U, les filles se réunissent pour témoigner de leurs parcours respectifs, de la contrainte sociale grandissante ces dernières années, du mépris des mâles, de la soumission des mamans à la loi du groupe, mais surtout de leur décision de ne plus garder ce voile « qui n’a rien d’islamique », disent-elles. Arrivées dans la capitale, certaines décident de se « dévoiler », mais toujours avec cette peur qu’un proche parent les rencontre dans la rue. « Même ma page Facebook est contrôlée. Mon père m’a reproché de mettre ma photo avec les cheveux bien visibles. Il m’a demandé de supprimer mon nom de famille et de supprimer les photos. Dans mon village, c’est "‘ib" (pas convenu) », s’étonne Kamelia, étudiante en pharmacie à l’université Ziania à El Biar, qui soutient être libre « jusqu’à la racine des cheveux ».
L’Algérie, république démocratique, a l’islam comme religion d’Etat. La nouvelle constitution, révisée en février 2016, a gardé ce même article controversé. Toutefois, les lois de la République gardent la marque « positiviste » de l’ancien colonisateur. Presque toutes les lois s’inspirent en effet des textes de la France laïque. Sauf une seule, qui se réfère presque entièrement à la charia (loi islamique) : le code de la famille adopté en juin 1984 sous l’ère Chadli (défunt président de la République), malgré une très vive protestation des féministes des mouvements démocrates clandestins, soutenues par des moudjahidates (combattantes de la guerre d’Algérie). Le texte, amendé en 2008 partiellement sous l’impulsion du chef de l’Etat actuel, Abdelaziz Bouteflika, régit toutes les questions de droit personnel liées au mariage, à la nafaqa (garde), à la kafala (recueil légal), à l’héritage, etc. Mais absolument rien dans les lois et règlements du pays n’oblige les femmes à porter un voile.
Intégrisme social et indifférence d’Etat
Au contraire, des institutions de l’Etat, comme les services de sécurité (police et gendarmerie), l’interdisent à leurs nouvelles recrues. Si durant des années ces instructions n’auraient jamais provoqué de réactions indignées de la société et des partis politiques religieux, ce n’est plus le cas, particulièrement après l’ouverture pluraliste et l’arrivée des réseaux sociaux. Aux commandes de ces campagnes : des associations ou des personnalités religieuses ikhwanistes et salafistes, dont les chouyoukh (prêcheurs) et adeptes s’en prennent violemment dans leurs prêches aux femmes « moutabaridjat » (dévergondées) qui « sortent sans se voiler dans la rue et mettent en péril la Oumma ». Tous ces prédicateurs cathodiques, qui ont désormais le vent en poupe, veulent interdire les tenues vestimentaires « légères ». Dernier avatar du conservatisme rampant de société, la conférence sur « la mixité sexuelle » tenue à la Bibliothèque nationale d’Alger (BNA), supposée être un haut lieu de la culture et de l’ouverture à la modernité. L’initiateur de la manifestation, président d’une association d’aide aux toxicomanes, s’est attaqué à la mixité dans les écoles.
Pire, en 2015, des députés de l’Assemblée nationale algérienne (APN) ont plaidé à l’occasion de la présentation de l’avant projet d’amendement du code pénal, la pénalisation des femmes qui « s’habillent de façon provocante ». Le député du parti El Karama « Dignité », Mohamed Medaoui explique que « par leur tenue vestimentaire, certaines femmes portent atteinte à la pudeur et harcèlent les hommes ». Le député a appelé « les femmes à se respecter et à faire preuve de pudeur ». Fustigeant l’attitude de son collègue, une députée du Parti des travailleurs (obédience de gauche) a dénoncé les propos « sexistes » à l’égard des femmes. Malgré toute l’agitation sociale autour du voile et l’impression d’une « réislamisation par le bas et le haut », des voix continuent d’appeler à la « libération » de la femme, le « tahrir », auquel appellent en Algérie et dans le monde arabe des personnalités en vue, à l’instar de Fatema Mernissi (décédée), Nawal Saâdaoui.
Les résidentes filles ont décidé de s’organiser pour faire entendre leur voix. Elles le font d’abord en privé, dans le secret de leurs chambres universitaires. Certaines veulent lancer des pages Facebook. L’hésitation, la peur de se séparer de leurs parents, freinent ces filles, dont l’âge ne dépasse pas la trentaine. « Il n’y a pas de page Facebook pour promouvoir notre courant. Les filles, qui préfèrent aller sur les pages des Égyptiennes, des Libanaises, ou des Irakiennes qui ont déjà la page "Thawrat el fiqr" (révolution de la pensée). La prochaine étape c’est une page dédiée à notre cause : Enlevez le voile », explique Halima.
Le haik pour remplacer le voile
Le voile islamique a pris de l’ampleur en Algérie sous plusieurs formes. Les femmes qui le portent, forcées ou convaincues, ont décidé de contourner la loi du groupe en s’inventant plusieurs postures, pas toujours orthodoxes. Des enseignes comme le Jordanien « Sajida » ont ouvert sur les grands boulevards de la capitale et dans les villes, grandes et petites du pays, pour proposer un voile light, plus léger et aux couleurs chatoyantes. Certaines femmes ont choisi de revenir au vieux haik, porté par leurs aïeules. Souad Douibi, ancienne diplômée des Beaux-Arts d’Alger, a lancé une manifestation pour « faire la promotion » de cet habillement « bien de chez nous ». Fait d’une seule pièce, le haïk des Algéroises - ailleurs il porte un autre nom -, cache tout le corps. Des marches des porteuses de haïk, lancées à Alger d’abord, puis dans certaines grandes villes du pays, et même chez des voisins de l’Algérie, sont organisées chaque printemps depuis 2014. La dernière en date, annoncée sur la page Facebook dédiée à l’événement, « Belarej, les avant-gardistes du haik », s’est déroulée à Alger le 18 mars dernier. Une foule de filles a répondu à l’appel. Cette initiative est dénigrée par celles qui pensent que le haik est aussi un vêtement « rétrograde » qui muselle la femme, comme l’est le hijab, le niqab, ou d’autres vêtements du genre.