« La satire des leaders politiques est-elle légale ou illégale en Égypte ? » Au milieu de sa classe de terminale d’un prestigieux lycée privé du Caire, Susan Nour, enseignante en sciences sociales, lance le débat. « En Égypte, on a la liberté d’expression, mais il y a des limites, argumente un élève. Si on ne respecte pas notre président, il ne sera pas considéré à l’international ! C’est un danger pour le pays ! » Il est aussitôt contredit par une camarade : « 30 ouvriers d’Alexandrie ont été traduits en cour militaire pour avoir manifesté pacifiquement ! On ne peut pas dire qu’il y a liberté d’expression ! »
L’exercice est plus subversif qu’il n’y paraît. Alertés par la présence de deux journalistes françaises et d’une caméra, des élèves s’inquiètent auprès de leur enseignante à la fin du cours. « Où vont passer ces images ? On ne veut pas de problème ! » Critiquer ouvertement le gouvernement égyptien peut en effet mener en prison. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, le régime du maréchal Sissi étouffe toute contestation. 30 journalistes croupissent en prison en 2017, les manifestations sont interdites depuis 2013 et les autorités ont arrêté à plusieurs reprises des militants qui souhaitaient commémorer la date anniversaire de la révolution, le 25 janvier 2011.
Tahrir sous contrôle
La place Tahrir est redevenue un simple rond-point fleuri sans aucune trace des révolutionnaires qui l’ont occupée. Au milieu des pots d’échappement qui crachent et des klaxons agacés, le drapeau égyptien flotte, bien gardé par une rangée de policiers. Les locaux déconseillent même aux journalistes de passage d’y faire une simple photo. Susan rejette Tahrir comme symbole de la révolution gâchée. « Cette place n’est plus rien pour moi. » Comme toute une génération qui a participé aux manifestations en 2011 et 2012, elle est désabusée et n’accepte de parler politique qu’à mots comptés, évitant soigneusement de prononcer ceux de « démocratie » ou « révolution ».
Elevée aux États-Unis, revenue en Égypte à l’âge de 23 ans, Susan a pris la décision de quitter à nouveau son pays « avant de vraiment le détester ». En juillet, elle s’installera en Chine avec son mari et son fils de 3 ans. « Je ne vois pas de futur pour lui ici. » Au moment de partir pour sa nouvelle vie, elle anticipe un pincement au cœur à l’idée d’abandonner les Cairollers, le club de roller derby qu’elle a créé en 2012, dans le bouillonnement d’initiatives qui a suivi la révolution. Ce sport fondé aux États-Unis se développe à travers le monde. « Sa particularité c’est que c’est un sport d’équipe créé pour les femmes et pratiqué par les femmes, ce qui pour moi suffit à en faire un sport féministe », résume Susan.
Le principe : une course de patins à roulettes par équipe où les joueuses utilisent leurs corps pour barrer la route à leurs adversaires. « On peut donner des coups d’épaule ou de hanche... C’est assez violent. » Dans un pays conservateur, convaincre des Égyptiennes de se joindre au jeu n’a pas été facile. « Ici on attend d’une femme qu’elle se marie et qu’elle ait des enfants, pas qu’elle aille faire du sport avec des copines », analyse Susan.
Sport exutoire
Aujourd’hui, les Cairollers rassemblent une trentaine de jeunes femmes de la classe moyenne et supérieure du Caire. Le groupe revendique son indépendance et son fonctionnement collectif, dans un pays où tous les sports sont gérés par de gros clubs privés affiliés au gouvernement. Un reste de l’esprit de la place Tahrir ? Pour ces femmes, pas question d’assumer un message politique. Mais la révolution est intime.
Mercredi soir, jour d’entraînement dans un grand stade poussiéreux. Armée d’un casque, de genouillères et d’un protège-dents, Aya Yusuf tente de se frayer un chemin parmi ses adversaires. Elle croit s’être échappée quand une joueuse la rattrape et la projette au sol. Dans la bousculade, les deux femmes se retrouvent les quatre fers en l’air dans un grand éclat de rire.
« Ici, je me défoule, j’oublie le boulot, mes problèmes... » Orpheline depuis l’âge de 12 ans, Aya a été élevée par Tamer, son frère de 15 ans son aîné. « J’ai toujours voulu faire du sport, mais il ne voulait pas m’y emmener. » Elle a 25 ans quand elle découvre le roller derby. Elle doit tout apprendre depuis le début : patinage, exercices de renforcement physique... « Ça a complètement changé ma vie. Maintenant je sais que je suis capable de me battre pour faire ce que je veux. »
A 28 ans, Aya est réalisatrice et monteuse de documentaires. Son dernier projet : le portrait de 3 Égyptiennes victimes d’attaques à l’acide. Mais malgré son caractère indépendant, Aya vit encore au domicile de son frère et de sa belle-sœur et partage sa chambre avec son neveu de 11 ans. Tamer refuse que sa sœur s’installe seule dans un appartement. « C’est courant en Égypte, garçons et filles ne quittent la maison que pour se marier. Et une femme qui vit seule peut vite avoir une réputation de prostituée » explique Aya.
Domination masculine
Parmi les Cairollers, Noha Eid est une des rares à vivre seule, sans parent ni mari. Originaire d’Alexandrie, elle a quitté le domicile familial pour mener une carrière de graphiste dans la capitale égyptienne. « Mes parents n’étaient pas d’accord. J’ai dû me battre avec eux pour leur faire accepter cette idée. Dans ma famille certains me montrent encore du doigt. »
Célibataire passé 25 ans, une situation qui n’est pas toujours facile à vivre pour ces jeunes femmes. « On me regarde parfois avec pitié, raconte Aya. Comme si je n’étais pas une personne complète. » Elle reste sous l’autorité de son frère. « Dès que je veux voyager, sortir ou quoi que ce soit, je dois d’abord lui demander l’autorisation. Vu mon âge, il ne peut plus rien me refuser maintenant. Mais c’est fatigant. » « C’est mon rôle de la protéger, c’est notre conception de la famille en Orient », estime pour sa part Tamer. Il a eu beaucoup de mal à accepter la passion sportive de sa sœur. « Elle rentrait à la maison avec des bleus sur le corps et ça me mettait en colère, se rappelle-t-il. Mais tant que ça lui plaît, je ne peux pas l’empêcher d’y aller. » Dernier accrochage entre le frère et la sœur : la décision d’Aya de ne plus porter le voile. « Elle fait une erreur, en tant que musulmane, elle doit porter le voile, estime Tamer. Je sais qu’elle le remettra un jour. »
Avec ou sans voile
En Égypte, où la majorité des musulmanes sont voilées, le port du foulard est presque une convention sociale. « J’ai commencé à le porter à 19 ans, sans vraiment y réfléchir, parce que c’était comme ça, se rappelle Aya. Mais aujourd’hui je me sens bien sans, je n’en ai pas besoin pour pratiquer ma religion. » Depuis, elle fait face à toutes sortes de critiques : « Certains me disent que je l’ai enlevé pour trouver un mari, d’autres que j’étais plus jolie avec mon voile... Le concierge de mon immeuble a refusé de me parler pendant 15 jours ! »
Chez les Cairollers, chacune son choix. La moitié des joueuses porte le voile, loin des clichés qui font la réputation du roller derby en Europe et aux États-Unis : mini-shorts, résilles et tatouages. « On n’a pas trouvé que le fait de porter le voile soit dangereux pour la pratique du sport », explique Nouran Elkabbany. Cette graphiste de 25 ans a troqué son hijab, qui enveloppe à la fois la tête et le cou par un bandana « plus pratique » au roller derby mais aussi dans la vie de tous les jours.
S’approprier son corps, prendre confiance en soi, se lancer de nouveaux défis... Dans un pays conservateur qui se ferme, les Cairollers sont une bouffée d’air pour ces sportives. Pourtant, elles peinent à développer le sport au delà de la capitale. Coût exorbitant du matériel, réticence des femmes à pratiquer un sport agressif... Les Cairollers n’ont pour l’instant pas d’adversaires à l’intérieur du pays. En 2017 elles ont pu pour la première fois jouer des matches avec la visite des Desert Divas de Abu Dhabi et des Bloody Skulls de Marseille. Prochaine étape : recevoir l’équipe de roller derby de Beyrouth.
Cairollers versus Bloody Skulls
Le 14 avril dernier, les Cairollers ont affronté à domicile l’équipe de roller derby de Marseille, les Bloody Skulls, dont l’auteure de cet article fait partie. Un match remporté par les Marseillaises, mais l’essentiel est ailleurs. « Le roller derby est un sport solidaire, explique Ambre Verrey, joueuse et arbitre. On a souhaité les aider en leur apportant du matériel. »
Alors que la tendance est au repli sur soi et à la fermeture des frontières, des liens se sont créés malgré les différences culturelles et religieuses. « Je me suis complètement identifiée à ces filles » explique Sara Lahaye, joueuse marseillaise.