La nuit vient de tomber place du Bardo devant l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), au cœur de la capitale tunisienne. L’air est chaud ce 27 juillet et la température frôle les trente degrés. Au centre de cette artère très fréquentée, les manifestants se regroupent encadrés par un impressionnant cordon policier. Quelques chants viennent s’ajouter aux bruits des tambours : « Manich Msemah ! Manich Msemah ! » (« Je ne pardonne pas ! »), scandent les contestataires. Dans le cortège, des enfants, des plus anciens, mais surtout des jeunes de 18 à 30 ans. Ce sont eux qui mènent la danse. La plupart arborent fièrement un tee-shirt gris sur lequel figure un maillet de président de tribunal, symbole de la justice, et où il est écrit Manich Msemah. « On est venu coloniser l’espace public », explique Leila Riahi enseignante-chercheuse en architecture. À 38 ans, elle fait partie des « vieux de la manifestation ».
La loi dite de « réconciliation », qui va amnistier certains corrompus du régime de Ben Ali doit être votée le lendemain par les députés après un feuilleton politique interminable (voir encadré). Proposée en 2015 par l’exécutif, elle permettra à certains auteurs de malversations financières d’éviter toutes formes de condamnation. Mais pour les manifestants, c’est avant tout un retour au système Ben Ali : « Si la loi passe, on perd la révolution », affirme une autre militante.
À génération 2.0, contestation 2.0
Le rassemblement, non déclaré aux autorités, a été organisé à la hâte, la veille, sur les réseaux sociaux. Ce soir, ils sont malgré tout une centaine à avoir décidé de passer la nuit dehors en toute illégalité. Depuis l’attentat de Sousse revendiqué par Daesh en juin 2015, qui a provoqué la mort de 39 personnes, la mise en place de l’état d’urgence interdit formellement les rassemblements. Cela ne suffit pas à intimider Leila Riahi et les autres manifestants : « Cette loi c’est le symbole du retour de ceux qui ont fait le régime policier et voyou de Ben Ali. La réconciliation ne doit pas se faire entre l’État et les corrompus mais entre l’État et le peuple. On ne partira pas ! »
« Manich Msemah » n’est pas qu’un slogan. C’est aussi un mouvement incontournable dans la mobilisation contre la loi de réconciliation. Il a été créé en juillet 2015, au lendemain de l’annonce de la proposition de loi. Samar Tlili, professeure de français de 27 ans, se souvient : « Il y a eu un appel sur les réseaux sociaux pour débattre sur le sujet. Notre première réunion a eu lieu dans un parc, nous étions à peine cinq. » La plupart sont étudiants et se connaissent depuis de précédentes luttes. Ensemble, ils décident de lancer une campagne horizontale, sans financement et indépendante des partis politiques, pour dire non à la loi de réconciliation. La première manifestation ne rassemble pas plus de cinquante personnes devant les locaux de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), le premier syndicat du pays. Le défilé est fermement réprimé par la police. Mais, petit à petit, « le noyau dur de la campagne s’est formé et avec lui la stratégie de travail et les outils de communication se sont améliorés », poursuit la militante.
Le groupe mise sur les réseaux sociaux et Facebook devient leur arme de mobilisation massive. Désormais, ils sont plus de 73 000 à avoir « aimé » la « page » de Manich Msemah. Un chiffre considérable pour un pays de 11 millions d’habitants où près d’une personne sur deux n’a pas accès à internet selon une étude Internet Live Stats publiée en 2016. Ces jeunes ont ensuite réussi à transformer leur activisme numérique en activisme de terrain.
La manifestation organisée en mai 2017 mobilise des milliers de personnes sur l’avenue Habib Bourguiba et devient le symbole de la portée du mouvement. ONG, associations, partis politiques et syndicats se sont unis derrière Manich Msemah. « Les drapeaux des syndicats ou des partis politiques étaient interdits pendant le défilé. Tout le monde s’est mobilisé derrière nous », se félicite le cyberactiviste Hammadi Khlifi.
Les mécanismes de la corruption
Ce romancier de 25 ans est originaire de Sidi Bouzid, fief de la révolution de 2011. Certains de ses amis ont été tués pendant les révoltes. Ancien membre de l’Instance de vérité et de la dignité (IVD), chargée d’appliquer la justice transitionnelle en Tunisie, il a pendant plus d’un an écouté les témoignages de victimes de torture de l’ancien régime. Le poids de la dictature et de l’injustice, il ne le connaît que trop bien. Selon lui, il est « nécessaire » de déchiffrer « les mécanismes de la corruption » pour réformer et établir une véritable réconciliation avec les citoyens. « Le conflit est aussi générationnel. Nous avons besoin de jeunes pour prendre des décisions courageuses. Vous vous rendez compte que notre président aura bientôt 91 ans ? », s’indigne-t-il.
La nuit s’est écoulée depuis le début de la manifestation sur la place du Bardo mais les opposants continuent de chanter. La police n’a pas réussi à les déloger. Peu après onze heures du matin, la nouvelle tombe. Le vote de l’ARP est reporté à « une date ultérieure ». La foule exulte. Le conseil de la magistrature, créé par la présidence, qui doit examiner la loi a estimé ne pas avoir suffisamment de temps pour statuer sur la constitutionnalité de cette dernière. C’est une nouvelle victoire pour les opposants. En deux ans, il s’agit du quatrième revirement pour un gouvernement désormais en position de faiblesse.
Il va probablement falloir attendre le début de l’automne pour assister aux prochaines mobilisations. Les membres de Manich Msemah assurent rester vigilants. Si certains sont inquiets d’un « passage en force » de l’exécutif, tous s’accrochent à l’idée que pour la première fois un gouvernement va peut-être céder à la pression populaire : « Si nous faisons plier le gouvernement, ce sera historique. »
Deux ans de bras de fer
En juillet 2015, le président Beji Caïd Essebsi propose la mise en place d’une loi de « réconciliation économique ». Elle est censée amnistier trois catégories de citoyens. D’abord, les fonctionnaires ayant facilité des malversations économiques sans en tirer profit eux-mêmes. Ensuite, le personnel d’administration qui a pu en obtenir un bénéfice direct. Enfin, tous les hommes d’affaires poursuivis pour délits économiques et financiers. Pour être totalement blanchis, ces derniers devront rendre l’argent « volé » avec des intérêts à hauteur de 5 %. S’ils se dénoncent, l’État garantira leur anonymat.
L’objectif affiché est d’abord de « tourner la page » comme l’avait déclaré le président tunisien, ex ministre de Ben Ali. Il s’agit ensuite de relancer l’économie dans un pays où 15,6 % de la population est au chômage. Pour les supporters de la loi, condamner les hommes d’affaires risquerait de freiner le développement économique. Cependant, aucune étude n’a été réalisée pour estimer les bénéfices pour l’État d’un tel projet. En face, les opposants dénoncent une loi contraire au principe de justice transitionnelle pourtant inscrit dans la nouvelle constitution de 2014. Après une première manifestation en 2015, le gouvernement enterre temporairement le projet mais en usant de stratagèmes. Ainsi, des articles de la réconciliation, retranscrits au mot près, sont insérés dans la nouvelle loi des finances de 2016. Mais là encore, ça ne passe pas.
En avril 2017, la loi revient pour la troisième fois sur le devant de la scène. L’opposition, mieux préparée, mobilise fortement. Beji Caïd Essebsi et son premier ministre Youssef Chahed sont contraints de supprimer la moitié des articles. Elle est alors renommée « loi de réconciliation administrative » pour ne concerner, désormais, que le personnel d’administration ayant participé à des malversations financières sans en tirer profit. Après trois « rounds » entre les « pro » et les « anti », il ne reste que le squelette de la loi initiale. Mais le gouvernement ne se décourage pas et renvoie le projet devant l’ARP en juillet 2017.
À moins d’un an et demi de la prochaine élection présidentielle, l’abandon de la loi risquerait de fragiliser le gouvernement d’union nationale entre les progressistes de Nidaa Tounes, aux mains du président, et les islamistes du parti Ennahdha. L’étau se resserre pour le pouvoir. S’il recule, il est politiquement affaibli. S’il passe en force, il est entêté. Pourtant, le premier août 2017, le leader d’Ennahdha, Ghached Ghanouchi, a réaffirmé son soutien au président en assurant que la loi de réconciliation sera « bel et bien votée ». Les paris sont lancés…