Chiapas : maïs créole en réseau

Emanuel Gómez

 

Ce texte, publié originellement en espagnol, a été traduit par Paloma PEREZ de l’association « …Et Faits Planète » (www.etfaitsplanete.org), traductrice bénévole pour rinoceros.

 

La « milpa » est la base matérielle, culturale et agroécologique qui permet la reproduction sociale paysanne, la souveraineté alimentaire et la construction d’alternatives locales à la crise climatique. Tel est le résumé du postulat politique des producteurs de maïs pour l’autoconsommation du Chiapas et de beaucoup d’autres régions d’Amérique centrale.

Le semis de la trilogie mésoaméricaine maïs-haricot-courge un le même terrain va à l’encontre de l’usage des pesticides, engrais et semences hybrides de la révolution verte, paradigme technologique néolibéral que les centres de recherche agricole et les institutions de développement rural reproduisent comme un dogme de foi depuis 40 ans.

La pratique de la « milpa » est encore l’activité la plus importante de milliers de familles précaires qui, en sélectionnant les graines de maïs selon leur taille, leur couleur, leur race ou leur dureté, réaffirment leur attachement à la terre et perpétuent les connaissances héritées de leurs parents et grands-parents.

La production de « milpa » est diverse et l’on n’y applique pas de formules toutes faites : par exemple, au sein d’une même communauté, comme Emiliano Zapata, Yajalon, aux limites de Los Altos avec la forêt Tzeltal-Chol, il y a deux systèmes « milpa » : Sur la partie haute sont semés le maïs et le haricot, et sur la partie basse uniquement le haricot. Ceci est dû au type de sols, ce qui permet d’affirmer que la « milpa » est un ensemble d’agrosystèmes créés par l’être humain après des siècles d’adaptation.

Pour les pratiquants traditionnels de la « milpa », l’héritage le plus important, ce sont les semences natives, « créoles » [ndt. En espagnol, on parle de « semences créoles » pour ce que les Français appellent « semences paysannes »] et autochtones, ayant bien plus de valeur que la terre, même si l’on parle d’une valeur intangible et non commerciale. C’est le cas des descendants des peuples mam, qui ont quittèrent le Guatemala il y a 150 ans pour s’établir au Mexique : ils ont laissé leurs terres, mais pas leurs semences. Une poignée de celles-ci dans un sac ont été suffisantes pour reproduire des variétés absentes des registres de la banque de germoplasme de l’Institut National de Recherche Agro-sylvo-pastorale (INIFAP) de Tuxtla Gutierrez, comme le maïs « jarocho ».

Le débat est ouvert : Nestor Espinosa, du INIFAP, affirme que des études ont été présentées au niveau international comparant la résistance et la productivité des graines natives par rapport aux hybrides ou améliorées brevetées par des laboratoires. À une époque de stabilité climatique, comme c’était le cas il y a 40 ans, au début de la révolution verte, les graines hybrides étaient plus productives que les créoles. Mais aujourd’hui, avec le changement du régime des pluies, la sécheresse et les ouragans propres à la crise climatique, les semences créoles ont une meilleure capacité de résistance grâce à des siècles voire des millénaires d’adaptation climatique micro-régionale.

Un facteur supplémentaire rend plus viable la production de graines natives que les hybrides ou transgéniques : l’aspect financier. Les paquets technologiques de la révolution verte – fertilisants, produits chimiques, herbicides, graines améliorées voire transgéniques aujourd’hui -, accompagnés de crédits au producteur pour promouvoir le maïs en tant que monoculture, avec usage de tracteurs, machines semeuses, infrastructure d’arrosage et emploi de journaliers, ne sont pas viables au Mexique et sont à l’origine d’une perte de la souveraineté alimentaire et du début d’une dépendance technologique : les producteurs qui se sont laissés duper par ce système, comme ceux de la Fraylesca, du Soconusco et de la Vallée du Grijalva, les régions de « haute productivité » du Chiapas, ont contracté une dette impossible à rembourser vis-à-vis de la Banque de développement rural, et ne peuvent pas briser facilement leur dépendance, les sols étant devenus dépendants des engrais.

Les sols à haute charge d’engrais deviennent acides, et les insectes qui arrivent à survivre se retrouvent hors de contrôle, se transformant en plaies, comme le ver « Poule Aveugle ». Les rivières colportent des résidus agrochimiques et les eaux douces deviennent acides, à tel point que dans les côtes du Golfe du Mexique et du Pacifique, on trouve des zones sans vie marine ou des systèmes lagunaires troubles, contaminés, ce qui augmente le risque d’inondations.

Les acides de nitrogène, soufre et autres dérivés agrochimiques, comme le protoxyde de nitrogène (N2O) et le méthane, sont des gaz qui provoquent le changement climatique, aussi dangereux que le CO2 selon le Plan d’action climatique du gouvernement mexicain. Pourtant, au lieu de limiter l’exploitation pétrolière, appuyer la transition vers une agriculture durable et reconnaître et investir dans les techniques agroécologiques des producteurs pour l’autoconsommation, on promeut la production d’agrocombustibles, risquant ainsi de repousser la frontière agricole au détriment des forêts et des bois ayant survécu à la colonisation des tropiques humides, à la déforestation, à l’élevage extensif et à l’urbanisation des 30 dernières années.

Lors de la conception des politiques climatiques supposées réduire les émissions de gaz à effet de serre, les fonctionnaires promeuvent les agrocombustibles en ignorant leurs risques, et il est prévu l’arrêt de l’ensemencement de 125 000 hectares de maïs afin d’entrer dans un processus de reconversion productive en arbres fruitiers. Sans maïs, que mangera la population ? Des pommes ?

Une autre technique qui permet la reconversion productive sans abandonner la « milpa » est suggérée par les chercheurs de l’Ecole de Post-diplômés et de l’INIFAP : la « milpa » intercalée d’arbres fruitiers (MIAF). Si on investissait dans des processus de formation et d’expérimentation dans les 2 500 communes du pays, on démontrerait l’effectivité de la MIAF sur beaucoup plus que les 125 000 hectares proposés par le gouvernement pour la reconversion, avec la « milpa » pour base, et non contre la population, son économie et sa culture.

Il est nécessaire d’avoir des objectifs à long terme, comme la restauration environnementale des communautés. Les pratiques paysannes de gestion des versants à l’aide de systèmes d’arrosage artisanaux, appelée « milpa » durable, sont un excellent début. La diversité de cultures, la « milpa », basée sur le maïs-haricot et pouvant inclure des dizaines de plantes médicinales, légumes, arbres fruitiers et à bois, et même des fleurs ornementales, est la base permettant à chaque famille de récupérer sa souveraineté alimentaire.

Pour que les producteurs de maïs en monoculture, les « maiceros », brisent leur dépendance financière et technologique, il faudrait entamer une transition vers l’agriculture biologique basée sur le système de « milpa » et réduire progressivement les fertilisants chimiques en même temps que l’on incorpore de plus en plus d’engrais organiques et de bactéries qui dynamisent le sol et le désintoxiquent. Il est plus facile d’entamer la transition vers une agriculture durable avec les producteurs pour l’autoconsommation, les « milperos », car leur pauvreté ne leur a pas permis d’acquérir les intrants de la révolution verte.

Une des principales demandes des « milperos » est la reconnaissance de leur travail de sélection des graines natives. Au Chiapas, 2 000 producteurs de 50 communautés indigènes du Réseau Maïs Créole ont obtenu que des subventions comme celles du programme Maïs Solidaire soient transformées dans un processus de transition vers l’agriculture durable ayant pour base la reproduction des semences natives. D’autre part, la Commission Nationale des Aires Naturelles Protégées (CONANP) a instauré en 2009 le Programme Maïs Créole, qui comporte d’importantes limites quant à sa couverture géographique, car cantonné aux zones protégées. Nous devons relever le défi de dépasser l’approche originale de l’écologie vers une nouvelle conception permettant de passer de la conservation de la biodiversité à la reproduction de celle-ci, à partir de l’agrobiodiversité non seulement de la « milpa », mais aussi du pâturage et autres agroécosystèmes.

Emanuel Gómez "El Pino", Chiapas, Mexique. Chercheur social, activiste, humaniste. http://batallasdelpino.blogspot.com/