Afrique du Sud : 20 ans plus tard, un tableau positif ?

« Travailler ensemble » pour une « Nation unie dans la diversité » ?

Les défis de l’avenir

, par CEDIDELP , GERGAUD Sophie

A l’aube de sa troisième décennie démocratique, l’Afrique du Sud est ainsi confrontée à de nombreux défis :

- La violence tout d’abord. Des étrangers sont attaqués, battus, certains sont tués dans d’horribles conditions. Les statistiques sont terribles : près de 45 meurtres par jour, 180 viols ou agressions sexuelles par jour, 1 000 agressions... Les magasins sont pillés, des personnes sont expulsées de leur logement et contraintes d’aller dans des camps de réfugiés, plus sûrs. Les bidonvilles s’étendent et si les dirigeants du pays s’en préoccupent, ils n’en font pas assez. Trois millions de logements ont été construits en 15 ans alors que les besoins, à l’heure actuelle, en exigent autant. De plus, bien que beaucoup plus de maisons pour les personnes à faible revenu aient été construites avec des subventions publiques après la fin de l’apartheid, un rapport de la Banque mondiale de 1994 montrait que ces maisons étaient généralement deux fois plus petites, construites avec des matériaux moins solides que durant l’apartheid, situées plus loin des lieux de travail et des services collectifs, soumises à des coupures d’eau et d’électricité plus fréquemment et avec un niveau inférieur de services publics.

Depuis 1994, le gouvernement a promis d’augmenter les aides sociales. Mais rien ne vient et les frustrations sont grandes. Ainsi, l’insécurité généralisée n’est pas politique, elle est sociale, directement liée à la pauvreté. Pour Denis-Constant Martin, « elle est le résultat de la misère et du fait que, historiquement, la violence est devenue un moyen de communication parmi d’autres » (cité dans « Où en est l’Afrique du Sud ? », Politis, 3 Juin 2010). Le chômage atteint des records, en particulier dans les townships où près de 80% de la population est parfois sans emploi, notamment parce que l’industrie textile a été ravagée par le textile chinois. Le gouvernement sud-africain doit donc faire face à une instabilité économique très inquiétante alors qu’il ne semble pas trouver de solution.

- L’accès aux services de base pour quasi la moitié de la population demeure encore aujourd’hui un défi. Les systèmes publics d’éducation et de santé se dégradent. Il y a sans cesse des vagues de protestation contre le mauvais fonctionnement des services publics. La situation sociale est explosive. Tout comme la question raciale car les barrières, invisibles, subsistent et chacun s’accorde pour dire que les couleurs de l’arc-en-ciel ne se touchent pas vraiment... Selon un sondage de 2010, 31% des Sud-Africains pensent que les relations entre Blancs et Noirs ne se sont pas améliorées. 16% pensent même qu’elles sont pire qu’avant... 200 lois ségrégationnistes ont été abrogées au cours des 15 dernières années, mais dans les faits les choses sont bien différentes et le racisme est toujours aussi prégnant.

- La redistribution des terres est un autre grand défi. En 1994, le gouvernement de Mandela annonçait un objectif de 30% des terres détenues par des Noirs ou des métis d’ici 2015. Plus de 15 ans après la chute de l’apartheid, 95% des terres arables sont toujours détenues par la minorité blanche...

- Au niveau politique, l’ANC doit absolument gérer ses nombreuses divisions internes. A l’époque de la chute de l’apartheid, les membres du parti possédaient des valeurs, un but en commun. Mais une fois la liberté obtenue, il semble que les dirigeants aient oublié ce pour quoi ils se sont battus, mettant au passage leurs idéaux de côté. Si Mandela a su s’élever au-dessus des partis et des différences politiques, en voyant au-delà, son rêve ne s’est pas réalisé pour autant car ses successeurs n’ont fait que raviver les anciennes divisions. Aujourd’hui, le président Jacob Zuma doit faire face aux demandes de plus en plus pressantes du bouillant et provocateur Julius Malema, président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, qui veut nationaliser la politique du gouvernement et qui n’a de cesse d’attiser les haines raciales par ses discours anti-Blancs.

- Côté climat et environnement, l’Afrique du Sud a bien l’intention de jouer le rôle de leader des pays émergents. Comme ses partenaires du groupe des pays émergents réunis dans le « Basic » (Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine), l’Afrique du Sud a signé l’accord controversé de Copenhague prévoyant une limitation des gaz à effet de serre à l’horizon 2020. Cet accord permet aux pays émergents d’influer sur les négociations visant à remplacer le protocole de Kyoto (réservé aux seuls pays industrialisés) qui arrivait à échéance en 2012. C’est en Afrique du Sud que s’est tenu, en 2011, le sommet de la convention climat et lors de Rio+20 en 2012, en marge de la conférence mondiale, l’Afrique du Sud, le Brésil, le Danemark et la France ont annoncé la création du groupe des « amis de l’article 47 » dans le but de promouvoir la responsabilité en matière de développement durable parmi leurs grandes entreprises respectives, avec le soutien du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). L’objectif annoncé est de faire de la transparence et de la responsabilité des éléments clés de la contribution du secteur privé au développement durable et de suivre l’impact de ses contributions. Les quatre pays réunis souhaitent ainsi mettre cette expérience au service du reste du monde et inciter d’autres nations à suivre leurs exemples. Pourtant, malgré ces bonnes intentions, l’Afrique du Sud reste confrontée à de grands problèmes environnementaux. Alors que sa production de gaz à effets de serre est déjà trop importante, elle a reçu un prêt de 3,75 milliards de dollars de la Banque mondiale destinés au lancement de centrales à charbon géantes et très polluantes contre lesquelles un grand nombre d’associations sud-africaines se sont mobilisées (voir les campagnes). En cours de construction, ces centrales seront parmi les plus importantes au monde en termes de capacité, mais aussi en termes d’émissions de carbone.

- Enfin, le sida est une véritable tragédie. Avec des femmes enceintes aujourd’hui porteuses du VIH, l’Afrique du Sud détient le triste record du plus grand nombre de personnes infectées au monde. Et le déni des différents présidents du pays ne fait rien pour aider à lutter contre ce drame sanitaire. Thabo Mbeki, en 2000, a déclaré dans une interview à Time Magazine qu’il n’y avait aucun lien entre le VIH et le sida... De son côté, l’actuel président Jacob Zuma a même déclaré avoir « simplement pris une douche » après un rapport sexuel non protégé avec une femme séropositive... Selon Didier Fassin, anthropologue, médecin et auteur de Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud, « La question du sida a atteint, en Afrique du Sud, un niveau de politisation auquel elle n’a jamais accédé dans les autres pays du monde ».
Surtout, « l’épidémie sud-africaine est un puissant révélateur de la société de l’après-apartheid ». Dès la fin du XIXè siècle, les différentes épidémies de pestes, de tuberculose et de variole légitiment les mesures de ségrégation. Tout au long du siècle, la santé publique sert de justification à la différenciation raciale et les épidémies sont partie prenante de l’histoire de la ségrégation.

Ces politiques et leurs justifications mélangent arguments biologiques et culturels, ce qui participe à la construction de l’image de l’homme noir comme moralement mauvais, propagateur de germe et, de surcroît, inadapté à la civilisation. Une grande partie des travaux ethnologiques, épidémiologiques et démographiques sur le sida en Afrique axent toujours leurs enquêtes sur l’étude des comportements et des croyances tout en négligeant les facteurs socio-économiques comme la pauvreté, l’organisation des systèmes de soins, la malnutrition, etc. Dans cet ouvrage fondamental, Didier Fassin retrace donc l’histoire de la santé publique en Afrique du Sud, ce qui permet de mieux comprendre les réponses officielles au sida, mettant en évidence le fait que cette maladie est perçue comme un fléau supplémentaire frappant les Noirs, venant s’ajouter à la misère et à la violence, conséquences directes de l’apartheid.

Ces nombreux défis, difficiles à résoudre, font dire aux mauvaises langues qu’en 15 ans, l’ANC a transformé le rêve de Mandela en un cauchemar généralisé...

Reste que pour beaucoup, l’Afrique du Sud est un pays miraculé. Et de nouveaux mouvements sociaux se mettent en place, allant notamment vers la « dé-marchandisation » de l’eau et de l’électricité, notamment par des rebranchements illégaux des compteurs. L’espoir viendra de ces stratégies de « déglobalisation » utilisées pour obtenir les produits de première nécessité, comme le montrent par exemple la campagne nationale d’action pour le traitement et le forum anti-privatisation de Johannesburg qui ont gagné, respectivement sur les médicaments anti-rétroviraux pour combattre le sida et la fourniture publique de l’eau. Les médicaments pour le sida sont maintenant fabriqués en Afrique du Sud, sous forme de génériques et non de marques, faisant de ce pays un véritable porteur d’espoir dans la lutte pour les DESC et les biens (et services) publics mondiaux. Les médicaments sont généralement fournis gratuitement, progrès notoire par rapport au coût de 15 000 dollars par malade et par an qui était celui des médicaments de marque dix ans plus tôt (en Afrique du Sud, un demi-million de personnes en prennent). L’eau est maintenant produite et distribuée par des agences publiques, après que Suez ait été renvoyée en France suite à sa gestion controversée qui a déclenché des manifestations entre 2001 et 2006. Et en avril 2008, un grand procès constitutionnel devant la Haute Cour a eu pour résultat un doublement du volume de l’eau gratuite, à 50 litres par personne et par jour. Mais face aux inégalités croissantes, davantage de contestation est à venir...