Afrique du Sud : 20 ans plus tard, un tableau positif ?

Après l’égalité politique, l’égalité économique ?

, par CEDIDELP , GERGAUD Sophie

« Le développement qui sous-développe »

Si la transition politique a été globalement réussie, les inégalités économiques et sociales ont davantage été modifiées que comblées. Parmi les riches, on trouve maintenant une minorité relativement importante d’Africains noirs et, parmi les pauvres, des Blancs. Un Blanc sur 10 vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, ce qui était impensable avant 1990. Plus qu’une question de couleur, l’inégalité est devenue une question de classe. Reste que 95% des personnes pauvres sont noires... même si, chez les Blancs, le nombre de foyers pauvres a augmenté de 200% depuis l’an 2000.

Après la fin de l’apartheid, très vite, les gouvernements sud-africains se sont mis à « parler à gauche, agir à droite » et sont rentrés dans le rang du FMI et de la Banque mondiale en faisant d’énormes concessions aux banques et en s’orientant vers la privatisation des services municipaux. Sans voir que cela accentuerait les inégalités et, par voie de conséquence, substituerait à la ségrégation raciale une ségrégation sociale et économique.
Et Mandela fut le premier, devant composer entre les légitimes aspirations des victimes de l’apartheid et la volonté de rassurer les milieux financiers afin d’éviter l’exode des compétences et des capitaux blancs.
A sa décharge, le néolibéralisme avait déjà été adopté au début des années 90 par le dernier régime de l’apartheid. Mais ce que l’ANC avait toujours promis de faire (nationaliser les banques, les mines et le capital monopoliste) a été très vite abandonné. Dès 1996, le gouvernement troque le programme de gauche sur lequel il a été élu pour mettre en place une politique ouvertement néolibérale qui sera dès lors assidûment suivie par les gouvernements successifs. Les mesures économiques de l’ANC au cours des deux dernières décennies montrent très clairement que le programme à tendance « communiste » du parti au cours des années 90 a vite été troqué pour le néolibéralisme, faisant fi des composantes idéologiques à forte domination marxiste qui ont dominé les luttes contre l’apartheid.

Des inégalités criantes

La politique de discrimination positive du gouvernement, le BEE, n’a fait que creuser les inégalités au profit d’une poignée d’individus érigés aux rênes du pouvoir économique et a laissé à l’écart les millions de chômeurs et d’illettrés que compte le pays. Quant au GEAR, le plan économique de l’ANC lancé dès 1996 et fondé sur la reconstruction et la redistribution, il n’a atteint que les classes moyennes, ignorant la grande majorité de la population noire. L’écart entre les riches et les pauvres s’est considérablement accru depuis 1994. L’Afrique du Sud est ainsi, avec le Brésil, l’une des sociétés les plus inégalitaires du monde.

Plus que le PIB, c’est au coefficient de Gini, qui mesure la répartition des revenus, qu’il convient de se fier. L’Afrique du Sud y figure parmi les 10 plus mauvais élèves de la planète avec un coefficient de 0,631 en 2009 (0,60 en 1994) – ce qui correspond à une distribution très inégalitaire des richesses.

De même, si la croissance des années 2000 a été impressionnante, elle ne tient pas compte de l’épuisement des ressources non-renouvelables ni de la pollution. Si ces deux facteurs étaient pris en compte, l’Afrique du Sud aurait un taux négatif net d’accroissement de la richesse nationale par tête, comme la Banque mondiale le reconnaît dans son rapport de 2006 (BOND Patrick, « La crise économique et sociale de l’Afrique du Sud », Informations et Commentaires, n°148, juillet-septembre 2009, p.16). De plus, les entreprises ont investi leurs profits mais généralement à l’extérieur du pays...

Selon un schéma désormais classique, l’État a donc réduit les impôts afin d’attirer les capitaux étrangers et de libérer l’investissement intérieur. Pour suppléer à l’effondrement des recettes fiscales, il a choisi de confier à des entreprises privées l’installation et la gestion de services publics vitaux comme la distribution et l’assainissement de l’eau, la distribution électrique ou la construction de logements sociaux. Ignorant le principe de solidarité nationale, le gouvernement impose donc à chaque citoyen, qu’il soit riche ou pauvre, de payer pour l’installation et la mise en œuvre des services les plus élémentaires. S’il ne peut pas payer, son accès à l’eau ou à l’électricité lui est retiré. Certains sont même expulsés de leur logement (2 millions de personnes en 2010, depuis 1994). C’est ainsi que dans un grand nombre de townships, l’eau n’est plus accessible qu’au moyen de cartes prépayées. Les habitants n’ont droit qu’à 25 litres d’eau gratuite par jour, ce qui est largement insuffisant. Dès l’installation de ce système, les plus pauvres ont été contraints de boire de l’eau impropre à la consommation ce qui a engendré une épidémie de choléra touchant 100 000 personnes entre 2003 et 2005.

Aujourd’hui, les Noirs sont libres sur le papier mais ce sont toujours les Blancs qui dominent l’économie, à quelques rares exceptions près. Le nombre de chômeurs et de travailleurs précaires a explosé du fait de la privatisation des entreprises détenues par l’État et de l’assouplissement du code du travail, tandis que plus de 10% de la population vit dans une misère extrême. En 2013, 26% des habitants ne mangeaient pas à leur faim, 52% d’entre eux vivaient sous le seuil de pauvreté, soit plus d’un habitant sur deux vivant avec moins de 2€ par jour, et près de 2 millions de personnes vivaient dans des bidonvilles...