Le Chili, où 1 % des Chilien·nes détiennent 26,5 % du PIB national, est le pays qui affiche l’une des plus fortes inégalités de revenu des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) : une inégalité supérieure à plus de 65 % à la moyenne de l’OCDE. Avec un indice de développement humain (IDH) élevé (0,84 en 2019) et une croissance économique assez constante et supérieure à 2 %, le modèle économique chilien, fondé sur l’exploitation et l’exportation de ressources naturelles, accentue les inégalités économiques et sociales.
Avant les manifestations d’octobre 2019, le président Piñera présentait le Chili comme une « oasis » de paix et de tranquillité dans un sous-continent sud-américain en proie à diverses luttes politiques et sociales. Pour les économistes, les personnalités politiques chiliennes, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, les bons chiffres de la croissance chilienne s’expliquaient par le credo « moins d’État, plus de liberté d’entreprendre ». Et les gouvernements de centre gauche et de droite qui se sont succédé depuis la transition chilienne vers la démocratie lancée en 1990 se sont employés à maintenir ce modèle économique.
Ces statistiques macroéconomiques révèlent les injustices et les inégalités. Les systèmes de retraites, par exemple, se trouvent aux mains d’entreprises qui investissent leurs bénéfices en spéculant sur les marchés boursiers et qui font payer leurs pertes aux retraités qui touchent pour la plupart de faibles pensions, calculées sur la base d’une espérance de vie moyenne. De nombreux·ses Chilien·nes ne disposent pas de couverture médicale, il·elles n’ont accès qu’à la sécurité sociale qui ne leur permet pas d’accéder rapidement à des établissements de santé. Et il est difficile d’accéder à l’ascenseur social sans le réseau des familles riches proches du pouvoir.
L’accaparement des ressources minières par le secteur privé creuse également les inégalités de revenus entre les régions les mieux dotées en ressources minérales (essentiellement le Nord du pays) et les autres. Des entreprises chiliennes et des multinationales contrôlent de vastes portions du territoire chilien mettant les principes de bien commun et de développement territorial sous le joug des intérêts financiers immédiats des entreprises. Ces fortes inégalités de revenu accentuent les conflits environnementaux.
Les manifestations de la fin 2019
Malgré la suspension de la hausse du prix du ticket de métro, déclencheur de la crise le 18 octobre 2019, la contestation s’est mue en une révolte sociale de grande ampleur, la plus grave depuis la fin de la dictature du général Pinochet (1973-1990). Les manifestant·es sont divers·es avec des couleurs politiques différentes et à leurs côtés s’ajoutent également les électeurs et électrices déçu·es du président Piñera. Il n’y a pas de revendication commune mais des protestations contre les inégalités régnant dans un pays qui se dit prospère mais où l’État est défaillant dans les domaines de l’éducation, de la santé et des retraites.
Le mouvement social a connu son pic le 25 novembre avec plus de 1,2 million de personnes dans la rue. Fin janvier 2020, une trentaine de morts fut comptabilisée (dont cinq après l’intervention des forces de l’ordre) et plus de 2 000 blessé·es.
Le gouvernement de droite a multiplié les annonces économiques afin de calmer le mouvement de contestation sociale : une hausse du minimum vieillesse, des aides pour les Chilien·nes les plus vulnérables et les petites et moyennes entreprises. Mais cela ne répond pas aux demandes des manifestant·es qui attendent une refonte du système et non des coups de pouce. Il·Elles réclament la fin des fonds privés hérités de la dictature du général Pinochet qui gèrent les retraites et souhaitent en finir avec la privatisation à outrance des services publics. En réponse à ces demandes, le gouvernement du président Piñera a finalement accepté d’ouvrir la voie à une nouvelle constitution, avec le lancement d’un référendum national sur la question.
La crise entraînant les saccages, pillages et incendies de nombreux commerces, le gouvernement a mis en place des patrouilles militaires, ce qui ne s’était pas vu depuis la fin de la dictature du général Pinochet. Il a instauré l’état d’urgence et un couvre-feu dans la capitale de Santiago, dans la région de Valparaiso et de Concepcion.
Ce virage ultra sécuritaire éveille l’inquiétude de la population qui s’est remémoré les heures néfastes de la dictature. Durant les dix premiers jours de la crise sociale, les forces de l’ordre, dont l’armée, déployées dans les rues des grandes villes ont été accusées de graves violations des droits humains par plusieurs organisations internationales : des agressions sexuelles ou bien encore des cas de tortures et de blessures provoquées délibérément ont été relevées par Human Rights Watch et Amnesty International.
Un mois après le début de la crise, le président chilien assurait qu’il n’y aurait aucune impunité aussi bien pour les manifestant·es ayant commis des actes de violence que pour les policier·ières et militaires ayant commis des abus.
La Commission inter-américaine des droits de l’homme (CIDH) a envoyé une mission d’observation au Chili fin novembre pour enquêter sur ces violations présumées des droits humains. Le 31 janvier 2020, elle a publié son rapport préliminaire dénonçant un usage excessif de la force et attirant l’attention des autorités chiliennes sur les atteintes faites aux femmes (menaces de viol, viols avérés, obligation de se dénuder dans les commissariats, etc.)
La société civile en lutte contre l’impunité
Malgré la mise en place de mécanismes pour lutter contre l’impunité comme les Commissions de justice et vérité Rettig (1991) et Valech (2004), la justice chilienne s’est rapidement heurtée à la loi d’amnistie de 1978.
Entre 500 et 1 000 anciens militaires, anciens tortionnaires du régime dictatorial, avaient ainsi pu échapper à la prison ou bénéficier de nombreuses remises de peines. De plus, une partie du système judiciaire, restée fidèle au régime du général Pinochet, avait usé de son influence pour orienter les résultats des procès. L’impunité fut alors, pour de nombreux·ses Chilien·nes, le prix à payer pour le retour de la paix et de la démocratie. En 1998, l’amnistie a été jugée irrecevable pour les affaires de violations des droits humains et, depuis 2014, de nombreux procès visant les ancien·nes agent·es du régime du général Pinochet ont lieu à la Cour d’appel de Santiago. Malgré la mise en place de cette justice transitionnelle, une partie de la société civile dénonce encore l’impunité qui règne toujours et continue de révéler au monde le passé des ancien·nes agent·es de la dictature.
La justice fait cependant des progrès, comme ce 21 septembre 2018 où le juge Mario Carroza a envoyé en prison 20 ex- agent·es de la Direction nationale du renseignement (DINA), la police politique chilienne pendant la dictature militaire.