Les mobilisations citoyennes portées par une volonté de justice et de solidarité sont nombreuses, variées, créatives
Durant la décennie qui a suivi la fin du pouvoir de Ben Ali, de nombreuses organisations de la société civile (OSC) ont vu le jour. En mai 2022, le Centre de formation, d’information, d’études et de documentation sur les associations [1] recense 24 343 associations sur l’ensemble de la Tunisie, soit deux fois et demie plus qu’en 2010. Considérés comme l’une des chevilles ouvrières de l’amélioration de la vie politique, économique et sociale, voire comme acteur clef de la gestion de crise, le développement et l’organisation de la société civile sont soutenus par des programmes d’appuis internationaux tels que le PASC de l’Union européenne [2].
Avec la fin du régime autoritaire de Ben Ali, les personnes vivant en milieu rural ou urbain, les travailleur·ses ou chômeur·ses, diplômé·es ou pas, prennent en main l’avenir politique de leur pays et sa transformation, conformément aux slogans de la révolution. Elles entendent écrire elles-mêmes l’histoire tunisienne.
Ils et elles s’ impliquent dans divers domaines : développement rural, agroécologie, ressources naturelles, conditions de vie des femmes, des migrant·es, des jeunes, chômage, radicalisation, justice sociale, corruption, liberté, etc. Ces citoyen·nes, agissent individuellement ou au sein d’associations, d’ONG, de centres de recherche, de coopératives. L’action de la société civile passe par la publication d’études et des plaidoyers, la mise en œuvre de projets et l’élaboration de politiques, mais aussi des actions de protestation et de désobéissance collective.
Une société civile à l’initiative
Dès 2011, l’initiative « OpenGov » [3] permet aux Tunisien·nes de suivre sur une web radio les débats de la chambre constituante. Les contributions citoyennes à l’élaboration de la Constitution via les réseaux sociaux sont estimées à 70 000.
L’intervention, en 2013, du Quartet (Union générale tunisienne du travail UGTT, Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat UTICA, Ligue des droits de l’homme, Ordre des avocats) pour un dialogue national a permis le maintien de la paix et des libertés en Tunisie. Il met fin à une crise politique, à l’enlisement des élu·es dans des querelles et au blocage de la rédaction de la Constitution. L’attribution du prix Nobel de la Paix a couronné le travail de ces organisations de la société civile tunisienne.
L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), une force historique et engagée
L’UGTT, la première force syndicale tunisienne, compte de nombreux adhérent·es dans toutes les régions et dans de nombreuses catégories sociales.
Depuis la colonisation, elle joue un rôle essentiel dans la vie politique et a toujours disposé d’une autonomie, plus ou moins importante, à l’égard de l’État. Elle apporte son soutien aux mouvements sociaux et aux revendications sociales et économiques, intervenant de manière active en tant que contre-pouvoir.
Vigilance active d’une société qui écrit son histoire
La vigilance et l’action de la société civile s’opèrent dans tous les champs des conditions de vie des Tunisien·nes, qu’il s’agisse de la pauvreté, des discriminations, des atteintes aux libertés et à l’environnement.
Le FTDES met à disposition de tou·tes des publications et rapports sur la situation sociale et économique du pays, sur les mesures politiques, les accords commerciaux, sur les mouvements sociaux et de contestation. En 2021, le FTDES recense 12 000 mouvements de contestation.
Depuis son rapport « Corruption et Malversation », dénonçant en 2011 l’ampleur de l’infiltration des réseaux de Ben Ali dans la société, l’ONG I Watch diffuse régulièrement études, rapports et plaidoyers sur ce sujet. Les responsables sont interpellé·es et des propositions sont émises.
Plusieurs associations alertent sur la grande pauvreté estimant, en 2019, que 40 à 50 % de la population vivant dans le grand Tunis ne dispose pas des ressources permettant de lui assurer une vie digne. Trois organisations [4] ont mené un projet pilote, pour établir en concertation avec des citoyen·nes un « Budget de la dignité », établissant un seuil minimal garantissant les ressources nécessaires pour mener une vie digne.
Une société civile solidaire dans les mobilisations malgré la répression policière
En zone rurale, les habitants de Jemna récupèrent les terres louées à des proches de Ben Ali en 2011 et fondent l’Association de défense des oasis de Jemna. Ils gèrent les fermes sous forme de coopératives et construisent un réel développement rural au bénéfice de la localité.
En 2016, craignant la généralisation de cette expérience autonome, l’État dénonce l’illégalité de cette démarche tandis que des partis politiques déclarent leur soutien.
A El-Kamour, en 2017, après des années de protestation et la fermeture des vannes de pétrole, les sit-inneur·ses, jeunes et chômeur·ses, obtiennent les Accords d’El-Kamour avec l’État pour l’ensemble de la localité. Il est prévu la création de 4 500 emplois sur 3 ans et une enveloppe annuelle de 80 millions de dinars pour le développement et l’investissement à Tataouine. En 2020, le non respect par le gouvernement de certaines clauses réactive la lutte et le blocage des exploitations pétrolières.
Dans d’autres zones rurales, le prix du fourrage conduit à des mobilisations collectives et solidaires de l’ensemble de la population au côté des éleveur·ses. Ils et elles dénoncent les prix et la concurrence déloyale des trois grandes entreprises qui monopolisent le marché, tandis que les journalistes documentent le rouage économique.
La médiatisation par les réseaux sociaux donne une visibilité nationale et internationale à ces mouvements sociaux et offre à la société civile un outil d’organisation et d’influence précieux et efficace.
Désobéissance, autonomie, défense des communs
Au-delà des actions collectives locales pour organiser, expérimenter, revendiquer plus de justice sociale par la contestation et la désobéissance civile, la chercheuse K. Mohsen-Finan note qu’à l’échelle individuelle la désobéissance peut être un mode d’action significatif pour la revendication d’un droit à l’usage de biens communs essentiels [5].
Les revendications de partage des bénéfices à hauteur de 20 % pour le développement local dans les zones d’exploitation des ressources naturelles, comme à Jendouba pourvoyeur d’eau, procèdent de ce refus de captation de biens communs au détriment d’une communauté dont les taux de raccordement à l’eau sont bas.
Quel avenir pour les citoyens ?
L’arrivée de Kaîs Saiëd à la présidence, indépendant des partis politiques, qui annonce et amorce un renouvellement de la gouvernance en utilisant la formule « Le peuple veut » et qui écarte un personnel politique et administratif qui n’a pas apporté la dignité aux Tunisien·nes signe-t-elle une nouvelle place pour la société civile, ses revendications et solutions ? L’élaboration d’une nouvelle Constitution soumise à référendum en juillet 2022, censée s’appuyer sur les résultats de la consultation citoyenne lancée en janvier apportera peut-être une réponse. Pour l’instant, la société civile est divisée et dans l’expectative.