« Le fait que tu aies le même âge que nous, nous a permis de nous identifier plus facilement, de nous mettre à ta place, de visualiser la situation, de prendre conscience de notre confort. Avant la lecture de ton histoire, nous avions une vague idée de la difficulté de l’aventure pour arriver en France. Ainsi, nous admirons ton courage et ta force de caractère. Il serait difficile pour nous d’affronter les obstacles que tu as rencontrés. Nous sommes choqués de la violence dont tu as été témoin, et parfois même victime. (…) En tant que jeunes Français, nous sommes déçus par l’accueil qui vous est destiné, sans connaître votre histoire. Le fait d’avoir été menotté et placé en garde à vue dans un commissariat sans motif valable, ne respecte ni la devise française : Liberté, égalité, fraternité, ni les Droits de l’homme. »
Les auteurs de cette lettre sont des jeunes de seconde et première d’une classe option théâtre du lycée Ribot, à Saint-Omer dans le Pas-de-Calais. Ils répondent à une première missive de Louncény [1], 15 ans, entré sur le territoire français à l’été 2016. Nous sommes à 50 kilomètres de Calais mais aucun des élèves présents n’a abordé en cours la question migratoire. Ils vont découvrir la réalité des migrations en correspondant avec cinq jeunes de leur âge, récemment arrivés en France, de ceux que la nomenclature administrative actuelle qualifie de « mineurs non accompagnés », arrivés récemment en France. Parmi eux, Louncény, dont cette correspondance est le prélude à une rencontre avec les jeunes du lycée Ribot. Ce projet, organisé en marge du festival Prise directe consacré aux écritures théâtrales contemporaines, vise à susciter une correspondance entre ces adolescents [2] Dans ce cas, l’échange s’est poursuivi bien au-delà du projet initial, dépassant nos attentes.
Pour présenter l’histoire de Louncény aux lycéens de Saint-Omer, j’ai deux documents à ma disposition. J’ai transcrit son récit en accompagnement d’une série de portraits photographiques. Nous avons écrit un slam ensemble, avec l’aide d’une amie. Ce travail lui a valu de remporter un concours au collège. Dans ce dernier texte, j’ai surtout essayé de conserver quelques uns de ces joyaux poétiques dont Louncény émaille chacune de ses conversations. En témoigne ce refrain :
« Tu sais les eaux dont tu sors, tu ne ne sais pas les eaux où tu entres,
Là-bas la voix des armes me donnait mal au ventre »
Pour que ce parcours soit compris de ses contemporains français, il faut surtout le mettre en contexte, expliquer ce qu’il se passe sur la route des migrants, en particulier en Libye et durant la traversée. Il faut donner quelques éléments sur la situation des 10 000 mineurs non accompagnés reconnus comme tels en France. Il faut aussi évoquer tous les autres, bien plus nombreux sans doute, dont la minorité est niée ou non démontrée, avec pour corollaire immédiat une remise à la rue. Certains de ces adolescents ont quatorze ou quinze ans à peine.
En danger en Guinée, emprisonné en Libye
Je rencontre Louncény en octobre 2016. Il a quitté la Guinée quelques mois plus tôt parce que son père, rendu aveugle par les cataractes, ne parvenait plus à maîtriser les dissensions familiales. Enfant d’un second mariage, Louncény se retrouve en proie aux malversations de sa belle-mère, qui l’accuse de sorcellerie. Parti sans un sou, Louncény travaille sur des chantiers en Algérie pendant de longues semaines avant d’espérer rejoindre la Libye et payer sa traversée. Sa première tentative se solde par un échec, le bateau ayant été arraisonné en pleine mer par l’une des marines libyennes. Jeté en prison avec ses compagnons d’infortune, Louncény prend part à une tentative d’évasion collective qui déclenche une véritable chasse à l’homme.
Après quelques heures, le bilan s’élève à plusieurs dizaines de morts. Louncény voit deux jeunes de son âge s’effondrer près de lui. Ce n’est qu’à la nuit tombée qu’il parvient à trouver refuge chez un habitant. Le surlendemain pourtant, il découvre celui-ci en grande conversation avec le maton qui a tiré sur ses camarades. Louncény s’enfuit alors vers la plage. Là, il partage sa maigre pitance avec d’autres jeunes qui attendent un nouvel embarquement. Un migrant camerounais, ému par la générosité de cet adolescent, lui offre les cent euros nécessaires à sa traversée, la moitié de sa fortune. Une fois payée la traversée, ils prendront la mer l’un et l’autre, les poches vides.
Gardé à vue en France
Arrivé en Sicile, Louncény décide de rejoindre la France. Dans la ville où il sera finalement pris en charge, l’évaluation de sa minorité est faite au commissariat. Menotté et placé en garde à vue, il ressort de l’hôtel de police avec une OQTF : obligation de quitter le territoire français. Comme il pleure, un agent s’approche de lui : « Ce n’est pas comme dans ton pays ici, hein, tu peux faire du boucan. Ici il y a les droits de l’homme, pas la chicotte [un fouet à lanières nouées, lié à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, ndlr]. »
Jeté à la rue, il doit patienter plusieurs semaines avant que la juge pour enfants ne reconnaisse sa minorité et n’invalide de fait la procédure d’expulsion. Plusieurs mois s’écoulent encore avant que Louncény ne soit scolarisé. Malgré sa prise en charge, les soins dont il bénéficie laissent à désirer. Le dentiste qui le traite lui arrache plusieurs dents avant de l’affubler d’une prothèse dentaire inutilisable. À ce jour, il bénéficie cependant de consultations chez un psychologue.
« J’ai vu l’enfer. Je ne suis pas mort »
Comme d’autres enfants ayant triomphé de situations semblables, Louncény me frappe par sa sagesse, son rire communicatif et son indéfectible confiance en la bonté des êtres humains. Il est vrai qu’on ne peut guère douter de son courage et de son ouverture aux autres. Quand il m’a raconté son histoire, il a conclu par ces mots : « J’ai fait beaucoup de souffrance dans mon âge. J’ai vu l’enfer. Je ne suis pas mort. »
Aux jeunes qui viennent de lire son histoire, je raconte quelques unes des découvertes récentes de cet adolescent plein de vie : « L’autre jour, près de la cathédrale, il y avait des scientifiques tout nus. » Je réfléchis quelques secondes et comprends que Louncény m’évoque le bizutage d’une école d’ingénieurs. Pendant plusieurs semaines, il craint de se rendre seul dans les boutiques où le vendeur demande invariablement : « C’est tout ce qu’il vous fallait ? ». « Moi, j’ai dit je ne voulais pas acheter tout le magasin ! » Chacune de ses histoires s’achève sur un rire communicatif, empreint de douceur et d’autodérision.
Finalement, la rencontre
Les élèves de Saint-Omer me regardent éberlués. Deux heures ont passé ; il est temps de les laisser écrire. Leur lettre se fabrique sous mes yeux sur un écran mural raccordé à un ordinateur. Je n’interviens que pour corriger quelques fautes d’orthographe, éventuellement pour revenir sur quelques formulations. Dans leurs échanges, les élèves parlent de courage et d’héroïsme. Ils se montrent plus pudiques à l’écrit.
La réponse de Louncény ne se fait pas attendre : « Je suis sincèrement heureux d’avoir partagé les épreuves que j’ai traversées avant mon arrivée en France. Je suis vraiment content de m’avoir donné ma chance de partager ces obstacles insupportables que je n’arrive pas à supporter tout seul. »
« J’ai reçu cinq lettres ! »
S’ensuivent quelques éclaircissements suite aux demandes des élèves. La correspondance se poursuit sur deux nouvelles lettres, avant que le lycée ne décide d’inviter Louncény pour prolonger l’échange, de vive voix cette fois. À notre arrivée, deux élèves attendent à l’entrée principale, visiblement très impatientes. Dans la salle où ont lieu les cours de théâtre, nous formons un grand cercle pour commencer la discussion. Laetitia Ajanohun, auteure qui a participé au projet et nous accompagne pour cette rencontre, ponctue les discussions de quelques exercices pratiques dans la formation du comédien. La distance entre les corps se brisent. Les émotions s’expriment, autrement. Puis Louncény récite son slam.
Une semaine plus tard, je lui parle au téléphone : « J’ai reçu cinq lettres ! Je vais répondre à tout le monde mais il va falloir me relire. Je ne peux pas envoyer des courriers avec des fautes d’orthographe ! » Le jour même – nous n’habitons pas la même ville – il trouve une étudiante à la bibliothèque qui accepte de l’aider à rédiger. Aujourd’hui, deux mois plus tard, l’échange se poursuit avec l’une de ses correspondantes. Le reste leur appartient.