Pour les réfugiés, la petite île grecque de Lesbos, à dix kilomètres à peine des côtes turques, s’est transformée en une véritable prison à ciel ouvert. Un accord controversé entre la Grèce et l’Union européenne (UE), faisant suite à l’arrivée de dizaines de milliers de migrants à Lesbos au cours de l’année 2015, prévoyait le renvoi systématique en Turquie de toutes les personnes arrivées illégalement, demandeurs d’asile compris. Mais en pratique, l’accord revient à bloquer des milliers de réfugiés dans les îles.
Sous la pression de Bruxelles, le gouvernement grec a adopté une politique de rétention de tous les migrants sur leur lieu d’arrivée : tant que leur cas n’a pas été évalué, ils ne peuvent rejoindre le continent. Depuis un an et demi, les procédures s’éternisent, et les violations des droits sont quotidiennes. Aux portes de l’Europe, ceux qui ont traversé l’enfer pour arriver jusqu’ici luttent désormais pour ne pas sombrer dans l’oubli.
« Faire du boucan » pour exister
Ted a 35 ans et vit depuis dix mois dans le camp de Moria, où s’entassent plus de 4000 personnes. Originaire du Congo Brazzaville, il milite contre le régime lors du référendum de 2015 et des élection de 2016. Face à la répression sanglante qui s’en suit, il fuit le pays. « J’ai reçu des convocations de la police, des menaces. Il y avait une chasse à l’opposant. Résister devenait trop dangereux. » Il réussit à atteindre la Turquie, où il est emprisonné pour séjour illégal. Son seul moyen de rejoindre l’Europe est d’embarquer dans un canot pour Lesbos. Arrivé le 2 décembre 2016, il n’a pu quitter l’île depuis.
« Décembre, c’était l’enfer. On dormait par terre sur des cartons, on était trois ou quatre dans des tentes prévues pour deux personnes. On était là, dans l’anonymat et l’ignorance, on ne savait pas ce qu’il fallait faire. Je ne savais pas ce que je faisais là. » Cet hiver là, plusieurs personnes meurent de froid sous leur tente à Lesbos.
Deux semaines après l’arrivée de Ted, un blocage du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) est organisé par des réfugiés venus de plusieurs pays africains, pour exiger un dialogue. « On a dû faire du boucan. Dans le camp, une grille nous sépare de EASO. Ils ne nous écoutaient pas. » On finit par leur répondre qu’il faut attendre.
Des mois d’attente insupportable
En février, au compte goutte, les enregistrements d’Africains commencent. Ce n’est qu’après cette étape qu’ils peuvent passer des entretiens, d’abord pour déterminer s’ils pourraient être renvoyés en Turquie, ensuite pour évaluer s’ils sont éligibles au droit d’asile. Ted est reçu en avril ; il attend une réponse pendant cinq mois. « Certains attendent un mois, d’autres neuf. Il n’y a pas de logique. »
EASO renvoie la balle aux services d’asile grec (GAS), chargés de prendre les décisions. Officiellement, pour le GAS, il n’y a pas de problème majeur et les demandes seraient traitées en deux mois en moyenne. Officieusement, les employés révèlent des manques de moyens dramatiques. Jusqu’en juillet dernier, certains bureaux n’avaient pas accès à internet. Et depuis trois mois, les salaires ne sont plus payés, ce qui conduit à s’interroger sur le devenir de l’argent européen censé couvrir 75 % de ces rémunérations.
Les agents grecs ne sont plus payés malgré les financements européens
Plusieurs agents du GAS ont récemment démissionné. Ceux qui restent se sont mis deux jours en grève pour réclamer leurs salaires. Démotivés, ils traitent en priorité les cas « faciles ». Rien qui ne permette de désengorger la situation : il y a près de 6000 réfugiés à Lesbos, et plus de 1000 sont arrivés rien qu’au mois d’août.
« On a le cas d’un kurde qui attend sa décision depuis 18 mois », se désespère Lorraine Leete, coordinatrice du Lesbos Legal Centre qui apporte un soutien juridique aux demandeurs d’asile. « Il y a un manque de ressources, de compétences... » Certains entretiens sont repoussés plusieurs fois, sans raison. Des demandes d’asiles sont rejetées parce que l’agent en charge de les traiter aura mal orthographié le nom d’une ville et, incapable de la retrouver sur une carte, il finira par considérer que le requérant n’est pas crédible.
L’île de Lesbos au « point de rupture »
Le 19 septembre, le maire de Lesbos lançait un appel au gouvernement Tsipras, estimant que son île, sous-équipée pour faire face à l’arrivée des migrants, avait atteint « un point de rupture ». Le camp de Moria est surpeuplé, les conditions sanitaires y sont déplorables, les files d’attente pour obtenir un maigre repas n’en finissent pas.
Les services accessibles ont encore été réduits avec le départ de plusieurs ONG en juin dernier, les fonds européens qui les finançaient ayant été redirigés vers le gouvernement grec, qui semblerait ne pas encore avoir assuré la transition. En juillet, il ne restait plus qu’un médecin à Moria.
En outre, certains réfugiés ont besoin de soins spécifiques qui ne sont disponibles qu’à Athènes. Mais là encore les procédures trainent ou n’aboutissent pas. Dans un récent rapport, Médecins sans frontières (MSF) rapporte que sur vingt-deux patients orientés vers une clinique spécialisée dans la prise en charge des victimes de tortures, seuls six ont obtenu le droit de quitter l’île pour y être admis.
« Je suis éduqué, j’ai de l’énergie et la volonté de travailler »
MSF alerte régulièrement sur les conséquences lourdes de cette situation d’attente, d’incertitude et d’ennui sur la santé mentale de personnes déjà très fragilisées par l’exil, qui ont souvent été victimes de violences dans leur pays d’origine ou pendant leur parcours.
Pour Ted, les journées se ressemblent : « On se lève, on cherche des nouvelles, on se décourage. Parfois, on apprend qu’il y a eu des arrestations, des déportations, ça chauffe la tête, il y a du stress tous les jours. »
Zaher [1], ingénieur civil de 26 ans qui a fui l’Afghanistan, attend depuis 14 mois à Lesbos : « Je voulais venir en France car ils ont de bons programmes pour les ingénieurs, mais rien ne va depuis que je suis arrivé en Europe. Je suis éduqué, j’ai de l’énergie et la volonté de travailler, mais ici, je ne fais rien. Je dors, je mange. C’est très difficile d’avoir un travail, il n’y a pas d’école pour les enfants... Je suis en train de me perdre. Je ne dors pas parce que je pense trop. »
Violence des autorités
Face à cette situation, des réfugiés tentent de s’organiser. Le 18 juillet, les africains lancent un sit-in devant les bureaux de EASO, à Moria, pour demander que les demandeurs d’asile arrivés depuis plus de six mois à Lesbos aient le droit de circuler librement en Grèce. L’action tourne rapidement à l’affrontement : « On est restés assis une heure, une heure et demi, puis il y a eu des violences policières. Les autorités ont été sauvages », raconte Ibrahim [2], représentant guinéen.
Des vidéos montrent des policiers frapper des hommes à terre et des jets de gaz lacrymogènes dans tout le camp. Trente-cinq personnes sont arrêtées et poursuivies en justice, risquant ainsi de perdre tout droit à l’asile.
La violence déployée ressemble à une stratégie d’intimidation visant à étouffer toute contestation : « Depuis, ils n’arrêtent pas la répression, les fouilles, les descentes à six heures du matin... » poursuit Ibrahim. « On a peur maintenant, on sait que la police nous vise. Mais on pense à d’autres moyens de se mobiliser », espère Ted.
Occupation
Le 28 août, c’est cette fois la communauté Afghane qui marche de Moria à la place Sappho, au centre de Mytilène, la capitale de l’île. Sortir de Moria leur permet d’éviter les attaques de la police, loin des regards. Ils occuperont la place pendant trois jours. Chaque manifestant porte un t-shirt sur lequel est écrit sa date d’arrivée à Lesbos. Beaucoup sont là depuis plus d’un an. « C’était très pacifique, raconte Zaher. Mais nous voulions montrer que nous avions perdu patience. Ils doivent nous laisser quitter Lesbos, nous ne sommes pas des criminels. »
Exposer publiquement le drame qui se joue à Lesbos, c’est également la stratégie d’Arash Hampay, défenseur des droits iranien. Cet été, il a passé quarante-et-un jours en grève de la faim sur cette même place Sappho pour demander la libération de son frère et de deux autres prisonniers syriens, eux aussi en grève de la faim.
Arash a quitté l’Iran après avoir passé trois ans en prison à cause de ses activités de soutien à des ouvriers. Il a été torturé, et a fini par fuir sous la menace d’une nouvelle arrestation. Son frère était actif dans la même association que lui. Pourtant sa demande d’asile a été rejetée, et il a été placé en détention dans l’attente de son appel. « Amir et moi, nous sommes tous les deux des activistes politiques, nous sommes arrivés le même jour : pourquoi sa demande a été rejetée alors que la mienne a été acceptée ? » s’indigne Arash.
« On a besoin de journalistes, d’ONG »
Grâce à ses nombreuses publications sur les réseaux sociaux, et ses relais dans les mouvements de solidarité, des activistes du monde entier ont mené des jeûnes de soutien à sa grève de la faim, postant à leurs tours son messages dans leurs réseaux. « L’attention médiatique dont a bénéficié Arash et son activisme sur les réseaux sociaux ont accentué la pression pour obtenir la libération de son frère », commente Lorraine Leete.
Les réfugiés sont tout à fait conscients de la nécessité de faire parvenir leur message au reste de l’Europe : « On a besoin de journalistes, d’ONG, pour dire au monde ce qu’il se passe ici. On est au fond d’un trou, et vous êtes dehors. »
Le procès des #Moria35, les trente-cinq réfugiés arrêtés par la police le 18 juillet, pourrait constituer un nouveau temps de mobilisation pour faire entendre la situation des oubliés de Lesbos. Lorraine Leete représente certains accusés : « Le procès devrait arriver vite, avant la fin de l’année, et plusieurs ONG internationales ont suivi la situation. Amnesty a publié un rapport documentant l’usage excessif de la force par la police. Nous espérons faire parler de ce qu’il se passe ici. »
« Tout le monde pourra avoir besoin d’aide un jour, même dans les pays développés »
L’Australie a été vivement critiquée pour la façon dont elle se débarrasse de ses réfugiés dans des camps offshores sur l’île de Nauru, mais la politique de l’Europe revient elle aussi à confiner les demandeurs d’asiles le plus loin possible de son centre. Les États européens n’appliquent pas les quotas d’accueil – pourtant faibles – qu’ils se sont fixés, et laissent une Grèce en crise financière contenir la situation. Leurs engagements internationaux sur la protection des réfugiés sont tout simplement ignorés.
L’accord avec Ankara joue un rôle central dans cette stratégie, et les ONG plaident pour sa révocation. Elles dénoncent le drame des réfugiés pris au piège, comme celui de ceux qui sont renvoyés vers la Turquie, un pays loin d’être sûr pour eux. Mais malgré les tensions diplomatiques avec le gouvernement Erdogan, l’accord semble tenir. Le Conseil d’État grec vient de rejeter l’appel de deux syriens qui protestaient contre leur renvoi en Turquie.
Néanmoins, Ted garde espoir : « Ce sont les hommes qui font les lois, les frontières ne se ferment pas toutes seules. Les gens ont une mauvaise image des réfugiés, il faut donc changer les perceptions. Et puis les catastrophes naturelles, les inondations, ça peut arriver n’importe où. Personne n’est à l’abri, tout le monde pourra avoir besoin d’aide un jour, même dans les pays développés. Alors, il faut qu’on se comprenne. »