Les images de l’irruption d’une bande de trafiquants de drogue, agitant des fusils et des grenades dans les studios de TC Télévision, ont secoué le monde entier. La puissance de ces images font de cet épisode le point d’orgue le plus spectaculaire d’une période de quelques jours qui ont vu une série d’attaques à l’explosif, des mutineries, des pillages, des fusillades, des incendies de voitures, des enlèvements et une onde de panique qui a littéralement paralysé le pays.
Mais cette irruption, aussi inédite que frappante, en direct sur la chaîne publique de Guayaquil – et les évènements qui l’ont précédée et l’ont suivie – ne sont que le dernier chapitre d’une spirale de violence organisée qui dure depuis environ 5 ans, et qui s’est propagée de façon accélérée au cours des deux dernières années. On assiste à la triste métamorphose d’un pays qui était le deuxième pays le plus sûr d’Amérique latine, et qui est devenu le plus violent, avec un taux d’homicides qui a augmenté de presque 800 % depuis 2019.
La poudrière actuelle
Ce qui a mis le feu aux poudres [début janvier 2024], c’est l’évasion de prison de deux barons de la drogue au milieu de mutineries et d’enlèvement de policiers dans une demi-douzaine de prisons. La crise pénitentiaire n’est que le visage le plus visible de l’hécatombe : les massacres incessants ont fait plus de 460 morts parmi les prisonniers depuis 2021, en général à cause d’affrontements entre gangs.
La réponse du jeune président Daniel Noboa, investi il y a un mois et demi pour terminer le mandat de Guillermo Lasso, a été de décréter l’état d’urgence et un couvre-feu, ce qui a provoqué une avalanche d’attaques armées et d’attentats dans tout le pays, dont l’attaque sur la chaîne de télé qui a tourné en boucle sur les réseaux sociaux.
Face à ce chaos généralisé, avec le soutien de tout l’échiquier politique – y compris celui de l’ancien président exilé Rafael Correa –, Noboa a promulgué un nouveau décret qui reconnaît l’état de « conflit armé interne » et ordonne à l’armée de neutraliser 22 organisations qu’il déclare comme « groupes terroristes. » Le premier jour de cette guerre totale contre les gangs a fait au moins 13 morts et 41 arrestations.
Le pays est en état de choc : les cours sont suspendus, la majorité des commerces ont fermé et la population s’est barricadée chez elle. Les chars d’assaut sillonnent les rues vides tandis que les foyers de violence se multiplient et que les affrontements font présager une issue sanglante et incertaine.
Cinq raisons de fond
Voici quelques éléments pour tenter de comprendre pourquoi ce modèle de violence et de mort quotidienne s’est installé sous l’autorité des gangs narco-criminels :
1. Le facteur international
L’Équateur est situé entre la Colombie et le Pérou, les plus grands producteurs mondiaux de cocaïne. La présence des FARC au sud de la Colombie verrouillait, en quelque sorte, l’expansion des cartels vers l’Équateur. Cependant, la signature des accords de paix en 2016, puis la démobilisation de la guérilla, a restructuré ce territoire frontalier et l’a ouvert à l’économie criminelle qui y a installé ses centres d’opération, en particulier dans les villes portuaires de Guayaquil et d’Esméralda.
De plus, dans le cadre d’une reconfiguration des routes de la drogue, l’Équateur est devenu un grand centre régional de stockage, de traitement et de distribution de la drogue, en direction principalement des États-Unis et de l’Europe. En très peu de temps, on a vu apparaître plus d’une vingtaine de gangs qui agissent de façon fragmentée, bien souvent en tant que sous-traitants des grands cartels du Mexique et de la Colombie.
2. Le démantèlement de l’État
Tout cela s’articule avec le virage économique mis en œuvre avec la trahison de Lenín Moreno en 2018, et qu’a approfondi Guillermo Lasso, ancien banquier. Les recettes néolibérales d’ajustement structurel, d’austérité et de réduction de l’État ont impliqué la réduction de la capacité d’action des institutions et affaibli le contrôle frontalier, facilitant l’entrée des gangs.
3. La dérégulation financière
Conformément aux réformes structurelles de type néolibéral décidées de concert avec le FMI, le contrôle sur la circulation du capital, les entreprises offshore et le blanchiment d’argent a également été réduit. L’économie dollarisée, qui facilite le blanchiment et le détournement d’argent, a bouclé la boucle des parfaites conditions pour que les trafiquants de drogue puissent opérer.
4. L’infiltration dans les institutions
La grande marge de manœuvre et l’omniprésence de ces gangs qui contrôlent des territoires et des prisons entières ne s’explique que par leur capacité de contrôler d’importants secteurs des forces de sécurité [NdT : police et armée], du pouvoir judiciaire et de certaines personnalités politiques.
À la mi-décembre, le ministère public a lancé « l’opération métastases » qui a débouché sur l’arrestation de 29 personnes : des juges, des procureur·es, des policier·es et des avocat·es à cause de leurs liens avec le crime organisé. Déjà, en 2021, les États-Unis avaient retiré le visa à 4 hauts fonctionnaires de police qu’ils avaient qualifié de « narco-généraux. »
5. Un plan régional
Le scénario en cours en Équateur, et qui est en train de détruire le pays, a bien sûr des particularités locales, mais il suit, dans les grandes lignes, le modèle qui s’est mis en place et s’est consolidé à partir des années 1980 au Mexique, en Colombie et dans certains pays d’Amérique centrale. Ces dernières années, ce modèle se diffuse, à différentes échelles, dans toute la région : il s’agit de la paramilitarisation de territoires entiers dans le but de semer la terreur, de démanteler le tissu social et de soumettre les populations, en alimentant parallèlement une structure d’affaires qui vaut des millions ; des stratégies de domination, anciennes et nouvelles, afin de garantir le contrôle sur l’Amérique latine.