Combattre les Narcos ou bien criminaliser les autochtones ?

, par NACLA , BLUME Laura, SAULS Laura Aileen

Dans la Moskitia hondurienne, les autochtones ont depuis longtemps été la cible de violences et d’injustices dans le cadre de la lutte du gouvernement contre le trafic de drogue.

La jetée de Puerto Lempira, Honduras, dans le département de Gracias a Dios, où le gouvernement hondurien a lancé des attaques mortelles en prévention du trafic de drogues.
Crédit : Jag22green (CC BY-SA 4.0).

Le 16 septembre 2021, par un après-midi clair et ensoleillé, un hélicoptère militaire est apparu et s’est mis à tirer depuis les airs, sans faire de distinction apparente. Ne s’étant pas méfié·es, les habitant·es d’Ibans, une petite communauté afro-autocthone vivant sur la côte nord-est du Honduras, ont couru afin de se mettre à l’abri du flot de balles qui pleuvait sur elles et eux. Bien que les rapports sur les blessé·es et les victimes soient contradictoires, la mort d’au moins un homme est confirmée et certaines estimations affirment que cette attaque pourrait avoir fait quatre morts et 13 blessé·es. L’un·e des blessé·es a une balle logée de manière permanente dans la poitrine. L’armée hondurienne aurait poursuivi des narcotrafiquants lorsqu’elle a ouvert le feu à Ibans, mais les habitant·es affirment que le bateau « suspect » n’était qu’un simple transport d’essence. Les familles des victimes affirment que l’armée n’a pas présenté ses excuses et qu’elle continue d’accuser l’« ingouvernabilité » de la région d’avoir provoqué cette action meurtrière.

Cette attaque militaire sur des civil·es autocthones et afrodescendant·es n’est malheureusement pas la première dans la région de Moskitia au Honduras. En 2012, des agents de la lutte contre les stupéfiants, qui participaient à une opération conjointe de l’Agence états-unienne de lutte contre la drogue (DEA) et de l’armée hondurienne dans la communauté autochtone Miskitu d’Ahuas, ont ouvert le feu sur un bateau rempli de passager·es sans méfiance, tuant quatre civil·es – dont un enfant et une femme enceinte – et en blessant plusieurs autres.

Bien que de la cocaïne ait traversé la région cette nuit-là, le bateau de passager·es venant de la communauté voisine de Barra Patuca n’avait aucun moyen de savoir qu’il entrait dans une situation aussi instable. À l’arrivée du bateau, la DEA et les militaires honduriens ont supposé qu’il se trouvait là dans le but de faciliter le transport de la cocaïne et ont ouvert le feu sur des civil·es non-armé·es. À partir d’un bateau narco confisqué et d’un hélicoptère du département d’État états-unien, la force conjointe états-unienne-hondurienne de lutte contre le trafic de drogue a provoqué l’horreur chez les passager·es ainsi que sur les passant·es qui se trouvaient sur la rive.

Les autorités, y compris la DEA, ont d’abord tenté de dissimuler l’incident d’Ahuas, puis de le justifier comme étant une question de sécurité : elles ont prétendu que le bateau commercial de passager·es était impliqué dans un trafic de drogue et qu’il avait ouvert le feu sur l’hélicoptère militaire, bien qu’aucune drogue ou arme n’ait jamais été trouvée associée au bateau. La DEA a nié toute implication directe durant des années, jusqu’à ce que les départements d’État et de la justice des États-Unis publient un rapport cinglant. Ce rapport sur Ahuas a également mis en avant l’implication de la DEA dans au moins deux autres exécutions extrajudiciaires dans la Moskitia en 2012. De plus, après des années de demandes de FOIA (Freedom of Information Act), des preuves vidéo ont été publiées en 2017, confirmant les récits des habitant·es d’Ahuas qui ont insisté sur le fait que les personnes attaquées se trouvaient être des civil·es innocent·es et que les agents états-uniens ont joué un rôle direct dans l’opération. Les survivants souffrent toujours des séquelles physiques et émotionnelles de cette attaque et sont dans l’attente de toute forme d’excuses, de responsabilité ou de réparation.

Bien que ces deux incidents présentent d’étranges similitudes, ils se sont produits à près de dix ans d’intervalle. Les deux opérations ainsi que leurs conséquences – le déni et le silence face au désespoir – sont devenues douloureusement prévisibles au cours de cette période. Dans une vidéo publiée le 30 septembre par le Comité des familles des détenus disparus du Honduras (COFADEH), la vice-présidente de la fédération autochtone Miskitu MASTA, Mirna Wood, a condamné l’attaque et a souligné qu’il ne s’agissait pas d’un incident isolé. Outre le parallèle avec Ahuas, Wood a souligné une autre attaque l’année précédente dans la communauté de Barra Patuca, où les militaires ont également tué un civil qu’ils auraient pris pour un narcotrafiquant. Également, en 2018, les militaires ont exécuté trois civils dans la communauté Miskitu de Warunta.

Les drogues illicites transitent effectivement dans certaines parties de cette région du Honduras, et dans une grande partie du reste du pays. En fait, depuis le massacre d’Ahuas, le transit de cocaïne dans la région est resté, en moyenne, stable malgré la répression continue financée par les États-Unis, à hauteur de 158,6 millions de dollars (137,8 millions d’euros) pour le contrôle des stupéfiants et le soutien militaire entre 2016 et 2019. Dans ce contexte, ces exécutions extrajudiciaires en sont venues à représenter une opération anti-narcotique en cours qui ne sert pas à mettre fin au trafic de drogue illégal, mais plutôt à perpétuer la violence et l’impunité au travers de la militarisation des territoires autochtones du Honduras.

Nos recherches dans les territoires autochtones et afrodescendants de l’est du Honduras montrent qu’une grande partie de la violence associée à la région provient de l’action de la police et de l’armée lors des opérations antidrogue et de leur inaction pour la défense des terres et contre des atteintes aux droits humains. Le coût de cet excès de zèle et de cette négligence intentionnelle est palpable dans la vie des Miskitu, des Tawhaka, des Garifuna et d’autres peuples autochtones. Le transit de la cocaïne via cette région lors de son voyage de la Colombie vers (principalement) les États-Unis, est invoqué pour justifier ces tactiques militaires mortelles. La négligence au sujet des Moskitia sur toutes les autres questions, à l’exception du trafic de drogue, combinée à l’approche militarisée de ce seul problème, signifie que toute personne ou tout véhicule simplement soupçonné d’être impliqué dans un trafic pourrait devenir la cible de tirs actifs sans aucune vérification au préalable.

Ce positionnement désigne tous les autochtones de la région comme des membres potentiels du marché de la drogue. En outre, cela fait porter la responsabilité de la tendance à la criminalisation dans l’application de la loi à la population minoritaire qui a toujours été, historiquement, négligée par l’État dans les domaines de l’éducation, de la santé et d’autres services sociaux. Cela signifie également que la police et l’armée sont peu enclines à réagir lorsque les habitant·es signalent d’autres types de problèmes, tels que l’accaparement des terres et la construction illégale de routes dans les parcs nationaux et les territoires autochtones protégés. Au contraire, leurs préoccupations légitimes sont ignorées, car ils ne sont pas jugés dignes de protection.

La Constitution hondurienne est claire sur les attentes d’un procès : présomption d’innocence, prise en compte des preuves et droit à la défense, qui devraient tous précéder l’incarcération pour tout crime, y compris celui du trafic de drogue, à quelque niveau que ce soit. L’année dernière, le frère cadet du président sortant Juan Orlando Hernández s’est vu offrir toutes ces conditions lorsqu’il a été jugé par un tribunal fédéral états-unien pour trafic de drogue, blanchiment d’argent et conspiration. Il purgera une peine de prison à vie dans une prison fédérale états-unienne, très probablement dans l’inconfort, mais en vie.

Jusqu’à récemment, la peine pour trafic de drogue au Honduras pouvait aller jusqu’à 20 ans de prison. Le nouveau code pénal controversé adopté en juin dernier a réduit les peines pour le trafic de drogue ; quatre à sept ans de prison ou 10 à 15 ans dans des conditions spécifiques. Il semble curieux et contradictoire qu’un État véritablement déterminé à éradiquer le trafic de drogue réduise les peines pour les infractions.

A contrario, les citoyen·nes d’Ahuas, de Barra Patuca, de Warunta et d’Ibans n’ont bénéficié d’aucun de ces droits légaux. Personne n’a pris la peine de déterminer leur culpabilité ou leur innocence. Au contraire, les forces de lutte contre les stupéfiants ont attaqué ces citoyen·nes avec une force maximale, les présumant coupables de narcotrafic simplement parce qu’ils et elles habitent dans leur communauté natale. Les décideurs politiques honduriens et états-uniens dénoncent la corruption rampante et le déclin de l’État de droit au Honduras. Ils prétendent que le flux pernicieux de la drogue exige un réengagement envers la « sécurité » et donc un réinvestissement et un retrait de l’interdiction militaire, sans restriction et sans poser de questions. Nos données suggèrent au contraire que c’est cette approche militarisée de l’interdiction qui érode l’État de droit et accroît la méfiance des citoyen·nes envers leur gouvernement.

Les Hondurien·nes se sont rendu·es aux urnes le 29 novembre [2021] afin d’élire un·e nouveau·elle président·e, ainsi que des membres du Congrès et des maires dans tout le pays. Malgré la pandémie en cours, les électeur·rices se sont massivement rendu·es aux urnes, fait historique. De manière surprenante, Xiomara Castro, du parti de gauche Liberté et Refondation (Libre), est apparu comme la grande favorite avec une avance de 20 points sur le parti sortant. Castro innove en tant que première femme présidente du Honduras, mais son élection marque également la fin de 12 années de règne du Parti national de droite, qui s’est maintenu au pouvoir depuis qu’un coup d’état en 2009 a chassé Manuel Zelaya, le mari de Castro. S’il y a des raisons de renouer avec l’optimisme, l’administration de Castro doit donner la priorité à l’inversion de cette tendance à la militarisation. Une forte action de ce gouvernement serait également un signal d’alarme pour les donateurs de la lutte contre les stupéfiants à Washington, démontrant que les Hondurien·nes sont plus que prêt·es pour une nouvelle stratégie, avec la justice pour tou·tes.

Voir l’article original en anglais sur le site de NACLA

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Laura Blume est professeur adjoint de sciences politiques à l’Université du Nevada-Reno. Ses recherches portent sur l’impact du contexte politique sur la violence liée au trafic de drogue, en particulier le long de la côte caraïbe de l’Amérique centrale.
Laura Aileen Sauls est membre du Leverhulme Early Career Fellow au département de géographie de l’Université de Sheffield. Ses recherches portent sur l’intersection des droits des autochtones, de la gouvernance territoriale et des changements environnementaux dans les forêts d’Amérique centrale.

Cet article, initialement paru en anglais sur le site de NACLA le 13 janvier 2022, a été traduit vers le français par Laura Doucède et relu par Virginie de Amorim, traductrices bénévoles pour ritimo. Nous republions cet article avec l’accord explicite de NACLA.