COVID-19 : bilan d’un monde à l’arrêt depuis un mois

Zoom d’actualité

, par Rédaction, WEILL Caroline

En quelques semaines, le monde a complètement changé de visage. D’abord, il s’est brutalement arrêté. Les frontières nationales se sont fermées, cette fois pour tout le monde. Dans des grandes capitales comme Lima, au Pérou, les grandes avenues à quatre ou six voies sont vides. Les avions sont cloués au sol. Partout dans le monde, des milliards de personnes sont cloîtrées chez elles. Et puis, dans les médias, dans les conversations quotidiennes, sur les réseaux sociaux, un seul sujet d’information : l’épidémie de COVID-19.

Le choc est violent : « la crise du coronavirus ébranle le monde d’une manière ahurissante ». De plus en plus de personnes autour de nous sont touchées, certaines ne s’en remettent pas. En plus de l’angoisse et la douleur de la maladie et des décès, c’est tout le monde qui nous entoure qui est chamboulé. Nous avons tous et toutes vu passer, lu, discuté, débattu, des dizaines et des dizaines d’articles, certains plus informatifs, d’autres plus analytiques – pour essayer de comprendre, collectivement, ce qui est en train de nous arriver. Sans prétendre apporter des idées nouvelles ou des éclairs de lucidité, ce zoom d’actualité tente de retracer les principaux sujets abordés par les collectifs militants et les médias indépendants, les enjeux auxquels nous faisons face, les dangers et les crises qui s’en viennent, les solidarités qui voient le jour – du point de vue, toujours, de la solidarité internationale, au cœur du travail de ritimo. Avec comme toujours, en lien, les articles qui approfondissent chaque idée.

La crise du coronavirus, révélateur de l’état de notre monde : entre inégalités et vulnérabilités

Ce qui saute tout d’abord aux yeux, c’est à quel point cette épidémie de coronavirus est devenue le révélateur de l’état de notre monde, de la fragilité de la mondialisation néolibérale, de ses crises systémiques au niveau économique, politique, social, environnemental. Ces crises mettent en évidence la limite des marchés ainsi que la vulnérabilité dans laquelle ils ont plongé nos sociétés. Leur articulation nous parle donc avant tout de l’instabilité et de l’imprévisibilité du monde dans lequel nous vivons en 2020.

En France (comme ailleurs) : l’épidémie comme révélateur des inégalités sociales

La stratégie prioritairement utilisée par les différents gouvernements pour faire face à l’épidémie a été celle du confinement. Demander à chacun·e de rester chez soi semble être la première mesure considérée (et si elle provoque tensions et angoisses chez certain·es, des personnes en situation de handicap nous rappellent qu’il s’agit là de limitations qu’elles vivent au quotidien). Or, cette mesure même met en exergue toutes les inégalités et les fractures sociales.

Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’un confinement à deux vitesses : dans l’ensemble de la société comme dans chaque usine, certains postes sont assumés en télétravail et d’autres non. A cette inégalité en fonction du type de travail et de tâches, s’ajoute une forme d’exploitation : pour que les un⋅es puissent être confiné⋅es, les autres doivent, par exemple, leur livrer les plats préparés et les courses qu’iels font en ligne. Pour protéger les un⋅es, on doit surexposer les autres : pour la survie collective, les caissières sont en première ligne, comme dans d’autres métiers où les femmes sont sur-représentées (dans les secteurs des soins médicaux comme les infirmières, personnel des EHPADs, enseignantes, femmes de ménage…). Ce qui pose la question de l’utilité réelle des différents métiers, leur valorisation et leur rémunération, mais également qui décide de ce quel secteur est nécessaire ou non.

Passer le confinement chez soi n’a pas les mêmes implications pour toutes les catégories de population. Dans les quartiers populaires, avec le confinement, l’accès à l’alimentation devient un problème majeur ; le surpeuplement locatif rend les habitant⋅es bien plus vulnérables à l’épidémie (d’ailleurs, le taux de mortalité dans ces quartiers est exorbitant – tout comme aux États-Unis, dans les quartiers majoritairement noirs de Chicago, le taux de mortalité est six fois plus élevé) ; le décrochage scolaire est plus important, lié à l’accès inégal aux technologies numériques mobilisées pour faire face à l’urgence, au manque d’espace pour étudier, l’absence de livres, l’incapacité des parents qui continuent à travailler) d’accompagner le travail scolaire ; et l’isolement y est plus aigu. Les violences domestiques également ont explosé, tant contre les femmes que contre les enfants : le repli sur le « chez soi » pour se mettre en sécurité face à l’épidémie ne signifie pas un espace de sûreté pour tout le monde, dans un contexte où les espaces confinés exacerbent les relations de domination au sein de la famille. Et finalement, comment faire lorsqu’on a pas de chez-soi ? Les migrant⋅es, par définition en transition d’un lieu à l’autre, mais aussi les sans-abris, sont particulièrement vulnérables face à l’épidémie.

"Le coronavirus a rendu la vie des personnes vivant dans la rue très difficile", dit la pancarte de ce jeune homme faisant la manche à Sheffield, en Grande Bretagne. Photo : Tim Dennell (CC BY-NC 2.0)

La nécessité d’établir une distance minimale entre les personnes pose question dans des situations sensibles. C’est le cas dans les prisons, où la surpopulation pose un risque sanitaire majeur : les appels se multiplient à libérer les personnes ou encore à réduire les peines mineures. La même question se pose dans les centres de rétention européens où des révoltes se sont multipliées ces derniers temps, contre les conditions d’enfermement et les risques sanitaires qu’elles impliquent. La situation des réfugié·es palestinien·nes dans les camps libanais est également catastrophique.

Face à ces multiples et diverses situations de très grande précarité, les plus aisé·es fuient les grandes villes. Le « journal de confinement » d’écrivaines comme Leila Slimani ou Marie Darrieussecq, publié dans les médias, a fait l’objet de critiques acerbes dénonçant les « caricatures d’une "littérature de la romantisation du confinement" ». En effet, ces textes mettent en évidence de façon flagrante le poids inégal du confinement d’un côté ou de l’autre des relations de domination. En plus de marquer les inégalités, les stratégies face au confinement des personnes aisées peuvent avoir des répercussions réelles sur le reste de la société, comme dans le Finistère où « l’arrivée massive de résidents secondaires dans ces communes du littoral et a fait exploser la consommation d’eau » et font peser des risques de pénuries d’eau potable alors que l’usine de traitement des eaux est en travaux.

Comme si ces inégalités face au confinement n’étaient pas suffisantes, les abus d’autorité (qui ne sont, elles, pas nouvelles) continuent de sévir de la part de la police. La verbalisation des personnes sans domicile fixe parce qu’iels ne « respectent pas le confinement » est une atteinte au bon sens même. Mais de manière générale, ce sont les plus précaires qui sont particulièrement touché·es par les verbalisations abusives. De même, les violences policières semblent encore se durcir dans les quartiers populaires avec l’argument du contrôle du confinement – comme en témoigne par exemple le cas de Ramatoulaye, une jeune mère de 19 ans sortie chercher des aliments pour son bébé, et que la police a insultée, tasée, frappée en pleine rue.

Enfin, l’impact de ce confinement forcé n’affecte pas tout le monde de la même façon en termes de survie économique. Pour tou·tes les travailleur·ses des secteurs arrêtés, la question de comment continuer à payer le loyer se pose : certaines mesures sont prises dans différents pays pour protéger les locataires et les sans-logis, et un appel à la grève des loyers a d’ailleurs été lancé début avril – faisant écho à ce qui se passe en Belgique, en Espagne, au Québec, ou aux États-Unis, par exemple. Mais pour certains secteurs, la situation est encore plus grave. La précarité des travailleur·ses indépendant·es, comme les travailleur·ses du sexe, est particulièrement alarmante.

Les inégalités Nord-Sud à la lumière de l’épidémie

Au-delà des frontières de la France, pour les pays plus précaires, la situation est encore plus dramatique. Dans les favelas, pueblos jóvenes, et autres quartiers marginaux des grandes mégalopoles latino-américaines, comment appliquer les gestes barrières et se laver les mains quand on n’a ni eau ni l’électricité chez soi ? De même, dans des pays où plus de la moitié de la population travaille dans le secteur informel et dépend des ventes journalières pour se nourrir ; comment faire respecter le confinement ? Ainsi, au Bénin, le président a déjà annoncé que le pays n’avait pas les moyens d’imposer un confinement général. Au Pérou, des familles paysannes migrantes décident de rentrer à pied vers les campagnes d’origine, car elles n’ont plus les moyens de vivre en ville. Se pose donc le problème, pour un certain nombre de pays des Suds, de l’impossibilité et de l’inefficacité de répliquer les mêmes stratégies qu’au Nord, alors que les conditions sociales sont fondamentalement différentes.

Au Tamil Nadu, en Inde, un homme portant un masque et des gants en plastique distribue des journaux en moto. Photo : Vaikunda Raja (CC BY-SA 4.0)

En plus de caractéristiques sociales où la part des urbain⋅es précaires et des paysan⋅nes ruraux⋅ales très pauvres est encore plus importante qu’en Europe et en Amérique du Nord, dans la plupart des pays du Sud, les États ont une bien moindre capacité de soutenir l’effort collectif pour limiter l’expansion de la pandémie. Leurs systèmes de santé sont souvent dramatiquement sous-équipés, comme au Mali, où les mesures d’anticipation risquent de ne pas être suffisantes. De même, au Zimbabwe, l’expérience et les leçons tirées de la crise de choléra en 2008-2009 font présager le pire pour ce pays africain. En Inde, comme dans tous ces pays où le système de santé est depuis toujours un enfer pour les usager⋅es pauvres, la panique se répand bien plus vite, et les inégalités sociales sont encore plus outrageantes : plus que du virus, les personnes en confinement forcé risquent de mourir de faim.

Dans de nombreux pays également, les situations de violence sont exacerbées. En Colombie, le nombre de meurtres des dirigeant·es sociaux·ales, immobilisé·es chez elleux et sans possibilité de fuir, a explosé depuis le début du confinement. En Palestine les occupations israéliennes illégales exacerbent les risques de la pandémie, et Gaza doit faire face, seule et plus isolée que jamais, à la propagation du virus. La situation en Iran est également très préoccupante, entre la main de fer du pouvoir et les sanctions économiques imposées par les États-Unis (par exemple, des laboratoires refusent de vendre des masques de protection et des médicaments du fait du blocus).

La conséquence de ces inégalités de moyens pour se protéger, et protéger la population, est d’ores et déjà mesurable. A Guayaquil, la ville la plus peuplée d’Équateur, c’est l’hécatombe. Les personnes doivent parfois attendre plus de 72 heures pour que les autorités viennent récupérer les corps chez elles : il faut s’inscrire sur une liste d’attente. Certains corps restent des jours durant sur les trottoirs.

Ruptures et continuités dans les dynamiques Nord-Sud

Si cette épidémie met en évidence les structures profondes de notre monde et ses injustices, elle produit également des situations assez surprenantes et inattendues. Au niveau international, la trajectoire du virus a donné lieu à des dynamiques inédites.

Lors du début de l’épidémie en Chine, la sinophobie (ou racisme anti-chinois ou anti-asiatique) s’est montrée au grand jour dans presque tous les pays occidentaux. Dès le début de l’année 2020, des activites comme Grace Ly rappelaient que la stigmatisation des asiatiques dans les rues mettait à jour les discours racistes expliquant la différence entre les « communautés modèles » et les « mauvaises communautés de migrant·es ». Mais rapidement, l’Europe, puis l’Amérique du Nord, sont devenus les épicentres de l’épidémie, pour avoir beaucoup tardé à réagir. A présent, les pays les plus néolibéraux semblent être ceux qui font le moins bien face a la crise, en particulier du fait de la libéralisation du secteur de la santé.

Cela donne des situations dont on n’aurait jamais cru être témoins : des pays africains ferment leur frontières à des ressortissant·es européen·nes. Même chose en Amérique du Nord, où des Mexicain⋅es demandent à ce que la frontière soit fermée aux États-unien⋅nes. Dans un billet de blogs de Français·es bloqué·es en Amérique du Sud, iels raconte la xénophobie dont iels font l’objet. Il faut dire que malgré tout, les privilèges restent, et que dans certains cas, ils mettent d’autres en danger. À Cusco, haut lieu touristique du Pérou, des étranger⋅es continuent d’aller "visiter" des communautés autochtones, malgré l’état d’urgence sanitaire et la vulnérabilité toute particulière des peuples autochtones face à l’épidémie (rappelons qu’en Amérique, l’histoire des maladies venues d’Europe n’est ni nouvelle, ni neutre, et très ancrée dans la mémoire collective de la colonisation). Des touristes organisent également des fêtes dans les auberges de jeunesse malgré l’interdiction de rassemblements – ce qui, évidemment, révolte les Péruvien·nes. De la même manière, la peur d’être infecté·es par des Européen·nes réactive les sentiments anti-colons au Sénégal, en particulier contre les Français·es. El País, en Espagne, publie ce récit dystopique qui raconte un monde renversé. Pour la première fois également, on a vu des pays du Sud (Cuba, le Venezuela et la Chine) porter secours à des hôpitaux du Nord (comme en Italie), complètement débordés.

Au-delà de ces situations incongrues et inédites, le racisme structurel de notre monde, héritier du colonialisme, reste – les migrant·es sont perçu·es comme des dangers sanitaires potentiels, par exemple. Mais aussi, comme le rappelle le dramaturge espagnol Ramon Barea : « Ne nous voilons pas la face, nous avons découvert l’urgence de la réponse collective parce que cette maladie a touché d’abord la crème de la crème de l’Occident – tout était fort drôle quand il s’agissait de la Chine, pas vrai ? – Et, précisément, parce que ce virus démocratique a fait tomber le riche, le blanc, l’hétéro et ceux de droite. Et, d’un coup, on s’est senti menacé, et automatiquement, on a mis en place tous les mécanismes pour se protéger ». Le virus, qui a voyagé avec les classes dominantes au cœur de la mondialisation néolibérale, touche aujourd’hui en premier lieu la classe politique et économique dominante (par exemple, il semble qu’en Afrique, le virus ait circulé d’abord via la classe politique). Cependant, d’autres épidémies, comme la catastrophique vague de dengue en Amazonie, ne font pas partie des priorités sanitaires. Au Kenya, les ravages causés par les criquets sur les cultures locales passent également au second plan. L’attention et les moyens accordés face aux différentes crises, toutes proportions gardées, laissent perplexe.

Comprendre comment on en est arrivé là, et vers où l’on va

Une fois posé que l’épidémie est un révélateur des crises, des vulnérabilités, des inégalités, et des dominations qui structurent notre monde, il faut passer à analyser la situation – parce qu’elle est en elle-même, comme on l’a affirmé plus haut – vraiment exceptionnelle. On a parfois l’impression d’un chaos généralisé : parmi la population, comme au Soudan où beaucoup de personnes refusent de se laisser confiner aux vues des conditions d’enfermement inacceptables ; mais aussi et surtout parmi les acteurs étatiques et les institutions publiques. La « guerre des masques » en est un bon reflet : une commande française de masque est détournée par les Etats-Unis, mais la France à son tour réquisitionne un chargement en direction de la Suède, et la République Tchèque saisit des masques envoyés par la Chine à l’Italie.

Nous vivons des moments de grandes incertitudes sur le futur, individuel et collectif. Face à cela, de nombreux groupes, collectifs et personnalités tentent de faire un bilan de la situation pour y voir plus clair, (par exemple, ici) mais aussi, pour dresser quelques hypothèses sur comment nous en sommes arrivé·es là.

Un petit détour par l’histoire des épidémies au cours des derniers siècles ou des différentes crises sanitaires récentes peut se révéler instructif. Les comparaisons avec la grippe espagnole, qui a tué entre 20 et 50 millions de personnes au niveau planétaire en 1918-1919, fleurissent tout en rappelant que les contextes sont très différents. En particulier, nous avons aujourd’hui une meilleure capacité à gérer les épidémies, mais nos sociétés sont plus fragiles, car extrêmement interconnectées et interdépendantes, nécessitant une forte mobilité. On peut tirer quelques leçons.

Photo d’un hôpital du Kensas, Etats-Unis, pendant l’épidémie de grippe espagnole en 1918. Crédit : Otis Historical Archives, National Museum of Health and Medicine (domaine public)

Dans les tentatives d’explication, une question revient beaucoup : dans quelle mesure la destruction environnementale causée par la mondialisation néolibérale a-t-elle participé à l’émergence de l’épidémie ? L’agro-industrie et ses impacts environnementaux sont en particulier pointés du doigt : en Chine, le collectif Chuang propose une analyse historique et coloniale de la pandémie du Covid19, et identifie sa relation avec la délocalisation – dans le cas présent – de l’agro-industrie et de l’occupation des terres, dans la logique du capital du XXIe siècle. De plus, beaucoup notent que le changement climatique pourrait être un facteur qui va favoriser ces épidémies à l’avenir.

Une deuxième question concerne le champ socio-économique. Comme d’autres l’ont rappelé, outre le problème de l’émergence en soi des épidémies, se pose la question de l’organisation plus ou moins solide et solidaire des sociétés pour y faire face. Or, de toute évidence, ce que le coronavirus dit de l’économie capitaliste actuelle est bien préoccupant. C’est l’« économisme », cette insistance à opposer économie et santé comme si les deux n’étaient pas liés, qui a été (et reste) la première réaction et préoccupation de nos dirigeant·es qui met en danger toutes ces vies. Et cela, malgré quelques mesures exceptionnelles en faveur des citoyen·nes (on pense notamment aux réquisitions d’hôpitaux et cliniques privées en Espagne et au Pérou, ou à la régularisation temporaire des sans-papiers au Portugal).

Et la situation risque d’empirer. La crise économique qui s’annonce n’a, selon l’économiste indienne Jayati Ghosh (sur YouTube), aucune commune mesure avec ce que nous avons connu jusque-là, avec des krachs boursiers atteignant des niveaux records depuis la mi-mars. Elle recommande d’ailleurs, comme Eric Toussaint, de commencer par suspendre le paiement de toutes les dettes. Les invité·es du TransNational Institute (TNI) reviennent sur la désastreuse récession globale en cours (sur YouTube) et la nécessaire réponse internationaliste. Déjà, on peut prévoir la désorganisation, potentiellement à moyen et long terme, des chaînes de productions mondiales, qui passent presque toutes par la Chine – l’industrie des high tech étant la plus vulnérable. La question des pénuries alimentaires est imminente : le COVID19 a mis en évidence la fragilité d’un système de production agricole qui dépend largement d’une main d’œuvre migrante sous-payée – qui ne peut aujourd’hui venir jusqu’aux champs. Déjà, les États organisent la mobilisation : en Espagne, le gouvernement cherche à envoyer les migrant·es et les chômeur·ses dans les champs pour assurer les récoltes. Le chômage a atteint des niveaux invraisemblables. Certes, cette crise n’est pas vraiment imputable à l’épidémie, qui n’en serait que l’élément déclencheur. Ce sont bien les bulles spéculatives et boursières, le ralentissement de l’économie réelle, en somme, les mêmes facteurs qui avaient provoqué la crise de 2008, qui en sont la cause. D’ailleurs, des mesures similaires de renflouement des banques, sont déjà en train d’être prises. Naomi Klein alerte déjà sur les risques d’application de la fameuse « stratégie du choc », qui conforterait encore davantage le système capitaliste au niveau mondial. De fait, en terme économique, on assisterait à une sorte de « crise cardiaque du modèle industriel globalisé », pour reprendre les mots de Pablo Servigne.

Les perspectives économiques ne sont donc vraiment pas réjouissantes. Mais les perspectives politiques non plus. En effet, en Chine, l’épidémie a été maîtrisée au prix d’un contrôle total de la population. Pour le philosophe coréen Byung-Chul Han, l’usage massif du big data est la clé du succès des pays asiatiques dans la gestion de la crise sanitaire. En France, l’application StopCovid tenterait de suivre cette voie. Or, d’autres soulignent avec inquiétude que si ces outils ont été efficaces dans ce contexte, le risque est qu’ils ne soient jamais retirés après la sortie de crise, mettant en danger les libertés publiques face au contrôle de l’État. C’est pourquoi, la Quadrature du net s’inquiète de l’imposition des technologies de surveillance, et Privacy International s’engage à lister tous ces dispositifs d’urgence et à en exiger leur retrait dès que possible. De fait, la liberté de la presse au niveau international souffre déjà des effets de l’épidémie de COVID-19.

Les conséquences sociales, économiques et politiques du COVID ouvrent d’importantes questions autour de la situation immédiates de gestion de l’épidémie, et sur l’avenir de nos sociétés. Visuel par Elchinator et Mathieu Wostyn pour ritimo

Pendant ce temps, les dangers liés à l’extrême droite ne faiblissent pas. Les théories conspirationnistes et les fake news relatives au coronavirus, baptisées « infodémie » pour l’occasion, sont un réel danger dans des moments d’angoisse sociale où la communication d’information scientifiquement fiable est absolument cruciale pour la gestion collective de la crise. En ce sens, des initiatives, en France ou encore en Amérique latine, proposent des vérificateurs de faits pour contrer ce phénomène et la panique qu’il génère. De façon comparable, les églises évangélistes continuent d’inviter les fidèles à se rassembler pour prier contre l’épidémie : c’est dans des moments de pandémies comme celle-ci que l’on mesure le danger que représente la position anti-science qui caractérise ces mouvements religieux.

Que faire, que dire ?

Face à un tel panorama, la contestation bouillonne. D’abord, face à plusieurs éléments de la rhétorique du gouvernement (en France par exemple) : ainsi, la rhétorique de responsabilisation des citoyen⋅nes dédouane les responsables politiques des prises de décisions les plus importantes (avec l’exemple éclatant d’un ministre des comptes publics qui appelle à la solidarité et aux dons sans même interroger la politique de réduction/suppression des impôts ni parler de les rétablir). Ensuite, l’imaginaire et la réthorique de la guerre, auquel s’oppose le souci du « care », des soins à la personne. En cela, les mouvements féministes proposent de repenser fondamentalement notre rapport au travail du "care" à partir du féminisme, voire de l’écoféminisme, qui propose des pistes pour renverser, ou inverser, le système (de valeurs). Car cette situation nous invite à repenser de nombreuses réalités : le rôle social du travail, par exemple, ou encore la pertinence de la relocalisation pour assurer l’autosuffisance alimentaire. En effet, cette situations si exceptionnelle est un opportunité pour imaginer ce qui était, jusque là, inimaginable.

Pour certaines organisations, comme ATTAC, c’est l’occasion de préparer la révolution écologique et sociale, le « monde d’après ». D’autres, comme Jean-Baptiste Fressoz, appellent toutefois a se méfier du « rien ne sera plus comme avant » et questionne l’idée qu’on irait forcément vers la démondialisation. Le parallèle avec le changement climatique semble également prégnant, et cette crise sanitaire pourrait être une occasion rêvée de s’y préparer. Or, le philosophe Bruno Latour émet de fortes réserves à ce sujet, expliquant que l’État (qui organise la réponse à la crise sanitaire) est au contraire le plus démuni pour organiser la réponse à la crise climatique. L’économiste Maxime Combes se montre également sceptique face à un parallèle, pour lui, trompeur.

Crédit photo : mastodon

Au-delà de ces débats, ce que l’on peut d’ores et déjà affirmer, c’est l’existence d’une multiplicité de mises en pratique de la solidarité, d’un bout à l’autre de la planète. Des hackeur·ses proposent des solutions numériques innovantes de lutte contre le COVID19, et des makeur·ses libristes se mobilisent pour diffuser un mode d’emploi pour construire un respirateur chez soi, et s’organisent avec les soignant·es même sans le soutien de l’État. Des ONGs s’unissent pour exiger l’accès gratuit aux vaccins et médicaments ayant bénéficié d’investissements publics avec des licences non-exclusives, afin d’assurer une attention maximale aux patient·es les plus précaires. En Colombie, les stratégies collectives varient entre signaler par un vêtement rouge à la fenêtre la présence d’une famille en difficulté et l’immobilisation forcée des récalcitrant·es au confinement en les attachant sur la place publique dans les communautés autochtones. La communauté LGBT s’organise face à sa propre précarité, et des équipes de hackeur·ses volontaires apportent du soutien aux services publics qui rencontrent des problèmes avec leurs outils informatiques.

Si depuis la mi-mars 2020 et le début du confinement mondial, la vie sauvage semble gagner du terrain, si le climat semble aller mieux, cela ne durera peut-être pas. Cela prouve au moins, par la force des choses, que la crise environnementale est bel est bien causée par l’activité humaine dans ses modalités actuelles (globalisée, capitaliste, extractiviste, etc). Or, les certitudes sont balayées à la lumière de la criseactuelle. Difficile de prédire quelles seront les retombées économiques, politiques, sociales ; quelles nouvelles situations aujourd’hui encore impensables se présenteront à nous demain ; comment continuer à penser les luttes et les actions collectives à un moment où nous mettons les autres, et nous-mêmes, en danger en nous rapprochant… Difficile à prédire. Les réflexions, les analyses, les descriptions continueront d’affluer, car dans les moments de crise, nous cherchons tous et toutes à donner du sens à ce que nous sommes en train de vivre, et à décrypter de quoi demain sera fait – pour pouvoir mieux s’y préparer.