Le monde et le Covid-19, mois 2 : catastrophe sanitaire, crise économique et dérives politiques

Zoom d’actualité

, par Rédaction, WEILL Caroline

Alors que l’attention reste braquée sur la gestion de crise, le monde semble prendre acte que cette période incertaine va durer. Quelques tendances transversales se dégagent et se confirment ces dernières semaines : une crise économique qui menace de se transformer en famine généralisée, des dérives sécuritaires aux mains de gouvernements qui ont tôt fait d’instrumentaliser la situation, et des révoltes qui grondent un peu partout.

Lutte contre la pandémie : on en est où ? et après ?

Dans cette crise sanitaire, certains pays s’en tirent mieux que d’autre. Outre l’Allemagne, dont la stratégie gagnante a été de dépister, tester et isoler tôt, la Thaïlande s’est aussi illustrée par la résilience de son système de santé et on compte bien moins de cas au Vietnam que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Souvent, il n’est plus temps de faire marche arrière, car la clé du contrôle de l’épidémie a souvent été liée à la rapidité des premières mesures mises en place. Il n’est jamais trop tard pour se pencher sur les leçons tirées des crises sanitaires précédentes à travers le monde, et en parallèle plusieurs enquêtes francophones sont en cours sur le Covid-19 .

Là où elle n’a pas bien été contrôlée, la situation pour les soignant·es « en première ligne » est réellement difficile. Alors que dans de nombreux pays, on manque de respirateurs, ils et elles se retrouvent parfois à devoir choisir à qui accorder ou non les traitements qui pourront les sauver, présentant des choix éthiques parfois extrêmement lourds à porter. Face à cela, le gouvernement français a proposé de laisser le choix à un algorithme. Au Bangladesh, face au sous-équipement, le personnel médical refuse d’aller travailler en se mettant en danger, provoquant de vives tensions dans le pays. Ce qui est sûr, c’est que les populations marginalisées meurent à une vitesse alarmante.

A Madagascar, des médecins réalisent des tests de dépistage du Covid-19. Photo : Collection de photo de la Banque Mondiale (CC BY-NC-ND 2.0)

En attendant, les débats et enjeux autour de la gestion de la crise sanitaire restent d’envergure. Ces dernières semaines ont démontré que les chiffres étaient probablement sous-estimés, posant la question de leur construction. D’une part, la difficulté à dépister la cause de la mortalité contribue à semer des doutes sur les informations transmises par différents gouvernements : ainsi, au Brésil, les chiffres seraient jusqu’à 15 fois plus élevés. De plus, la vive émotion autour de la gestion de la crise peut parfois faire manquer de rigueur dans les analyses de la situation. D’ailleurs, le COVID-19 accroît les tensions entre foi et science à travers l’Afrique et ailleurs.

Dans ce contexte, les décisions de déconfinement posent question. Selon de nombreux expert·es, en France, elle n’aurait pas été assez mûrement réfléchie. Dans les quartiers les plus durement touchés, comme en Seine-Saint-Denis, la reprise de l’école sans protocole sanitaire qui puisse matériellement être respecté est source d’inquiétude. En Afrique de l’Ouest, des chercheurs craignent qu’un renforcement des mesures de confinements se traduisent par une « explosion des activités souterraines, incontrôlées, et de nature à davantage favoriser les contaminations communautaires. » En parallèle des décisions immédiates de gestion de crise, il ne faut pas perdre de vue le risque de voir des grands groupes pharmaceutiques privatiser les traitements à l’étude par des brevets.

Notre crise, leurs profits

À nouveau, on a vu ces dernières semaines des choses assez inédites. La spectaculaire chute du cours du pétrole états-unien en négatif (-37%), le 19 avril, a marqué les esprits. Depuis la mi-mars, l’effondrement de la demande mondiale de pétrole a provoqué un ouragan et une guerre de positions à l’OPEP. Mais également des situations inattendues, comme des pénuries de préservatifs, qui sont une inquiétude majeure pour la santé sexuelle et reproductive.

Au niveau international, les choses empirent. La guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis semble s’accentuer. Or, même dans ces temps de crise, le Nord monopolise la gestion de la crise : le triage économique instauré par les États-Unis permet « à l’Union européenne, l’Angleterre, le Canada, la Suisse et le Japon d’avoir accès à des dollars en quantité illimitée, tandis que le reste de l’humanité est invité à emprunter au FMI et à la Banque mondiale – contre de nouveaux plans d’austérité, en pleine crise financière. » Les appels à l’annulation de la dette retentissent en Amérique latine et en Afrique (notons que si Emmanuel Macron a promis de prendre des mesures en ce sens, ces promesses restent bien en deçà de ce qui est nécessaire). Au niveau européen, il faut d’ores et déjà s’y attendre, la crise de la zone Euro sera encore plus forte que celle de 2008 : parce qu’on ne s’était pas vraiment remis·es de cette dernière, et que les réformes nécessaires n’ont pas été mises en place. La question de la dette publique se pose à nouveau, avec la nationalisation d’un grand nombre de salaires et les plans de soutien à l’économie.

Au Moyen-Orient comme ailleurs, la débâcle économique est déjà en cours. Pour l’économie syrienne, après des années de guerre, le coronavirus est la crise de trop. Au Pérou, ce sont 170.000 personnes qui quittent les villes à pied vers leurs provinces d’origine, avec le risque de propagation du virus que cela implique : la faim prédomine sur la peur du virus. « Quand tu n’as plus d’argent, tu n’arrives même plus à dormir », raconte Madaï. Au Mexique également, malgré la peur, Ofelia affirme qu’elle s’en est toujours sortie, et que malgré l’ampleur du désastre, elle luttera comme elle l’a toujours fait. Dans la Guajira colombienne, le peuple Wayuu s’organise pour ne pas mourir de faim.

Cette crise sanitaire et économique remet sur le devant de la scène la question alimentaire dans la mesure où les chaînes d’approvisionnement mondiales sont chamboulées : l’autonomie alimentaire est une illusion et nous en sommes encore très loin. S’il est urgent de reterritorialiser les systèmes de production, pour l’instant, on continue à produire dans la logique du modèle agro-industriel, d’autant plus précarisant avec le risque sanitaire. C’est le cas en France, mais aussi ailleurs. En Équateur, l’organisation agro-industrielle n’est pas adaptée pour répondre à la crise et nourrir la population qui meurt de faim : les produits d’exportation pourrissent dans les bateaux qui ne peuvent pas sortir du port. En Inde aussi, la famine menace. Mais les peuples s’organisent : en Bolivie, dans les communautés de producteur·rices, nous assistons au retour du troc comme moyen de subsistance lorsque l’argent ne circule plus. Au Pérou, les producteur·rices andin·es envoient 32 tonnes d’aliments à leur famille émigrée dans la capitale. À Marseille, un collectif citoyen autogéré réquisitionne un McDonald’s pour distribuer des aliments via une collecte de dons.

A Itapevi, au Brésil, des volontaires distribuent des vivres aux familles qui ont le plus perdu avec la crise du Covid-19. Photo : Willian Leite/PMI (CC BY 2.0)

Il est frappant, dans ce contexte, de voir les dirigeant·es expliquer qu’il faudrait faire un arbitrage entre économie et santé. Pour certain·es économistes hétérodoxes, ce faux arbitrage révèle les terribles insuffisances de la théorie économique dominante. D’autres s’interrogent : quand les plus riches participeront-ils à l’effort face à la crise sanitaire et économique ? Pendant la pandémie, l’accumulation de profit ne s’est pas arrêtée : par exemple, les assureurs en profitent pour augmenter leurs tarifs et la course aux armements continue, avec de nouveaux niveaux record des dépenses militaires mondiales. Dans le monde hispanophone, avec le hashtag #QuePaguenLosRicos ("que les riches paient cette crise"), la demande pour un impôt extraordinaire sur les grandes fortunes fait boule de neige. Au Pérou, le gouvernement annonce timidement des mesures dans ce sens, mais qui restent en deçà de ce que la situation exige.

Pour le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), en comparaison avec l’intervention des banques centrales qui avait été massive à après 2008, l’intervention de celles-ci, à partir de mars-avril 2020, est encore plus colossale. Selon cette association, il faudrait exproprier les banquiers et socialiser le secteur bancaire. D’autres mesures sont imaginées, comme la création d’une monnaie hélicoptère qui permettrait de court-circuiter le secteur bancaire privé pour financer la dépense de l’État de sortie de crise et le green deal européen.

L’instrumentalisation de la crise par les gouvernements pour avancer sur les agendas politiques

Comme le souligne la sociologue argentine Maristella Svampa, nous assistons au retour ambivalent de l’État fort : l’État social qui organise la réponse à la crise, mais aussi le “Léviathan sanitaire qui accompagne l’état d’exception”. D’autres s’alarment aussi car “l’union nationale” face à la crise pourrait se révéler être un moyen de tester les méthodes de contrôle autoritaire et d’accélerer les réformes néolibérales. De fait, les réformes que l’on a vu se mettre en place ces dernières semaines semblent aller dans ce sens : il faut insister sur le devoir de vigilance des entreprises et résister à la stratégie du choc.

D’abord au niveau économique. Le droit du travail aussi est confiné : les mesures exceptionnelles vont dans le sens d’une plus grande possibilité d’exploiter les travailleur·ses. Dans l’état indien d’Uttar Pradesh, l’application du droit du travail est presque totalement suspendue afin de "relancer l’économie" — un état d’exception qui va durer trois ans. La violation du droit du travail est massive et systématique au Mexique, mais en France aussi, les entorses se multiplient. Pour ne prendre que quelques exemples, les aides-ménagères forcées à travailler et des costumières s’organisent pour sortir du travail gratuit imposé pour la fabrication de masques. Notons que certains États européens, comme le Portugal, ont pris des mesures comme l’interdiction de licencier et un moratoire sur les loyers, se montrant par là même bien plus solidaires que la France. En Espagne, le fonds de pension Blackstone profite de l’épidémie pour déloger des familles. Dans certains pays d’Afrique, sous couvert de lutte contre le virus, de nombreux gouvernements étendent la répression et l’accaparement des richesses. De fait, dans le monde entier, gouvernements et entreprises peu scrupuleuses profitent de l’attention mondiale focalisée ailleurs pour déréguler davantage les industries polluantes, intensifier l’extraction des ressources et lever les régulations environnementales. C’est le cas en Indonésie, où l’escalade du conflit est due à des groupes économiques qui profitent de la diversion provoquée par la crise pour continue à accumuler leurs profits.

Ensuite, au niveau politique. En Asie, les États autoritaires instrumentalisent la lutte contre la pandémie : la Chine inclut la diaspora ouïghoure dans son opération de communication visant à vanter sa victoire et celle de son modèle politique face au Covid-19. En Azerbaïdjan, elle sert de prétexte pour réprimer l’opposition politique. Au Cambodge, on a vu s’installer un État d’urgence sans limite dans le temps, avec une augmentation des restrictions à la liberté de la presse, une surveillance accrue, des interdictions de rassemblements et des arrestations arbitraires. Au Venezuela, des groupuscules de soldats expatriés profitent de la panique pour tenter d’infiltrer le pays dans l’espoir de renverser le gouvernement de Maduro. Le gouvernement chilien reprend la situation en main après des mois de révoltes et en profite pour faire passer des plans de licenciements massifs. C’est la même chose au Liban, qui instrumentalise l’aide internationale qui arrive. En Europe, les violences et dénis des droits à l’égard des migrant·es se multiplient au nom de la « guerre contre le virus ».

La dérive sécuritaire en cours

Dans de très nombreux pays, les gouvernements instrumentalisent la crise pour faire valoir leur obsession sécuritaire. Plus de contrôle policier et de répression, un contrôle strict des informations, et surtout l’avancée des technologies numériques de surveillance.

En France comme ailleurs, nous assistons impuissant·es à un contrôle accru des populations – ainsi, l’association la Quadrature du Net est en train d’attaquer en justice l’utilisation de drones par la police parisienne. Au Pérou, le populisme de droite est en plein moment de gloire, avec le règne de l’ordre militaire dans les rues, applaudi par tout un pan de la société qui réclame une gestion avec une « main de fer ». Dans les quartiers populaires, les territoires coloniaux, dans les prisons, les CRA et les foyers d’immigrés, les violences se multiplient. La recrudescence des violences policières dans les pays qui ont mis en place des mesures d’urgence est très alarmante. Or, ce contrôle policier se fait comme toujours au prix de nos libertés individuelles. Ainsi, en France, le syndicat de la magistrature dénonce le fait que le Conseil d’État avalise la violation des droits des personnes détenues par la police. La loi d’urgence sanitaire du 23 mars et du délit de « violation réitérée du confinement » est qualifiée de « scélérate » par l’avocat Raphaël Kempf. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient aussi, on assiste à une vague de mesures liberticides.

Illustration d’une caméra de surveillance de masse. Photo : EFF-Graphics (CC BY 3.0 US)

L’accès à une information libre, diverse, critique et indépendante : une question essentielle en temps de crise

L’Observatoire des médias Acrimed alerte sur le « crash éditorial » en cours, c’est-à-dire le fait que certain·es éditorialistes serrent les rangs derrière le gouvernement jusqu’à en devenir ses ventriloques. Il faut dire que la situation est exigeante pour les professionnel·les de l’information. Les caractéristiques de la crise (son amplitude, le stress qu’elle génère par son impact dans le quotidien et les questionnements qu’elle pose pour l’avenir) rendent très volumineux et complexe le travail de vérification des « fact-checkers ». Car informer sur les questions scientifiques oblige à travailler sur des éléments qui ne sont pas toujours définitivement vrais ou faux, mais susceptibles de changer de statut ou d’être nuancés avec le temps. Or, dans un contexte d’une actualité concentrée sur un seul sujet, publier ou relayer de simples hypothèses – au conditionnel - est tentant pour renouveler la production rédactionnelle et sortir des scoops. Par ailleurs, à l’instar de la pire communication d’entreprise comme celle, cynique, d’Amazon France, dans ce contexte de crise, la prise de parole publique de l’exécutif continue de mélanger informations sur la situation et mesures prises avec de la pure communication politique - parfois dilettante ou même mensongère. Cette auto-décrédibilisation de la parole publique rend, en creux, entendable n’importe quel discours présenté comme en opposition, y compris lorsqu’il repose sur des mensonges attestés. Une illustration de cette situation de défiance est donnée à l’occasion de l’initiative du gouvernement français de publier une page contre la désinformation sur le Covid-19, qui aurait dû, en d’autres circonstances, être considérée comme légitime pour compléter les mesures sanitaires, et qui a fait l’unanimité contre elle avant d’être retirée. Dans ce contexte, les théories du complot vont bon train et la fachosphère est particulièrement active (voir par exemple l’article « Dans la presse d’extrême droite, corona rime avec paranoïa » p.39 de cette revue de presse).

Ailleurs dans le monde aussi, les enjeux autour du contrôle de l’information sont sous tension. En Afrique, on assiste à un vrai durcissement de la censure. Dans toute la région Afrique du nord et Moyen orient, des interdictions sont prises contre les journaux papier, ce qui constitue une mise en danger directe pour ce secteur du journalisme et a un impact très négatif sur l’accès à l’information. La Chine aussi renforce la censure : 516 nouvelles combinaisons de mots clés sont bloquées sur Wechat au sujet de Wuhan, de critiques à Xi Jinping et de la mort du Dr Li Wenliang. Dans ce cadre, le démantèlement de Tencent Dajia, média en ligne connu pour la qualité de ses chroniques, est perçu comme un événement marquant dans le renforcement de la censure en Chine depuis le début de l’épidémie.

Mais c’est la dérive sécuritaire liée aux outils numériques qui est la plus flagrante : dans le monde entier, les technologies de surveillance sont mises en place sous couvert de gestion de la crise du Covid-19 (pour ne donner qu’un exemple, en Azerbaïdjan, l’autorisation de sortie attribuée par SMS est devenu un outil de surveillance accrue). Amnesty International rappelle que si la surveillance d’État n’est pas nouvelle, se souvenir de ce qu’elle a impliqué en Allemagne de l’Est n’est pas un luxe. Or, il faut redoubler de vigilance sur le sujet : « la surveillance est une drogue dure pour les gouvernements », et une fois qu’ils y ont goûté, difficile de s’en passer.

L’essor des technologies de surveillance

Ces technologies de surveillance sont justifiées et légitimées par l’idéologie du “solutionnisme technologique”, véritable fabrique du consentement à la surveillance. C’est l’idée que tout problème social ou politique peut être facilement résolu par un outil technologique. Dans le cas de la crise sanitaire du coronavirus, si mal gérée par le gouvernement français en particulier, la Ligue des Droits de l’Homme souligne que "le gouvernement tente de masquer ses manques et ses erreurs avec des outils technologiques présentés comme des solutions miracles". Or, « il n’existe pas d’application capable de remplacer une politique de santé publique », comme le rappellent des chercheur·ses du CNRS.

En l’occurrence, la solution miracle serait de “tracer” les citoyen·nes afin de reconstituer la chaîne de personnes avec qui les personnes infectées auraient eu des contacts. Cette solution est dangereuse : d’une part, parce qu’elle fait croire qu’elle est efficace alors qu’elle ne l’est pas ; parce qu’elle est glissante (ces technologies peuvent finir par être utilisées à d’autres fins que ce pour quoi elles ont été implémentées) et parce que ces outils risquent de perdurer après la fin de la crise. Cette petite bande dessinée et l’arpentage du rapport de Mounir Mahjoubi sur le traçage des données mobiles dans le cadre de la lutte contre le coronavirus résument bien les enjeux du « contact tracing ».

En France, ce débat s’est centré sur l’application StopCovid, que les associations de défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique dénoncent tout autant que des expert·es. La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a d’ailleurs demandé au gouvernement de démontrer l’utilité concrète d’une telle application, qui n’a jusqu’à présent pas été prouvée. Or, au 20 avril, le conseil scientifique du gouvernement (dans son avis n°6, p.35) affirmait que “si les usages volontaires de l’application StopCovid sont à privilégier, des options obligatoires ne peuvent être écartées”. La pression sociale et/ou le sentiment de culpabilité peuvent agir comme des contraintes à accepter des technologies qui pourraient – à terme – être utilisées pour intensifier la surveillance de masse. Ce chantage commence d’ailleurs par des déclarations comme celles du directeur du comité d’éthique du CNRS : « Refuser l’application StopCovid revient à remettre en question notre système de santé ».

Crédit : Allan Barte (dessin publié avec son autorisation)

Bien que particulièrement débattue en France, cette question des applications de traçage déborde largement les frontières nationales. Dans le monde entier, ce type de technologie est en train d’être mis en place sous couvert de lutte contre l’épidémie : notamment en Afrique du Sud, en Allemagne, en Arménie, en Autriche, en Australie, en Belgique, en Bulgarie, au Brésil, en Chine, en Corée du Sud, en Équateur, en Estonie, aux États-Unis, en Inde, en Indonésie, en Israël, en Italie, au Maroc, en Norvège, au Pakistan, au Royaume-Uni, en Russie, en Slovaquie et à Taïwan

Cette ruée sur les technologies numériques de surveillance relève dans le même temps d’une tentation autoritaire des États et d’un marché très intéressant pour les multinationales, engagées dans le juteux business du « contact tracking ». À cette occasion, Apple et Google s’unissent pour proposer des applications de traçage. Orange n’est pas restée en retrait, de même que Capgemini, Dassault Systèmes, et deux start-ups, Lunabee Studio, spécialisée dans le développement d’applications mobiles, et Withings, experte des objets connectés. La présence des grandes firmes de l’Internet dans la coalition mondiale pour l’éducation Covid-19 lancée par l’Unesco, est d’ailleurs dénoncée comme une tentative supplémentaire de privatisation de l’éducation.

Face aux inégalités et à la catastrophe économique et sanitaire, les révoltes grondent

La pandémie de Covid-19 provoque des émeutes un peu partout dans le monde. En France, les quartiers populaires d’Île-de-France et autour de Bordeaux ont marqué la défiance face à la vague de violence policière accrue depuis le début du confinement (voir notre 1er zoom-coronavirus à ce sujet). De nombreuses organisations de la société civile se déclarent solidaires de cette révolte contre la violence et le racisme institutionnels, et appelaient à participer ce lundi 11 mai à une chaîne humaine contre les violences policières. Des appels à ne plus présenter l’attestation de sortie, une manière de défier l’État policier, ont également circulé.

Étant donné l’état d’urgence et les risques sanitaires, la plupart des pays manifestent contre leur gouvernement avec des “cacerolazos” (bruits, chants, slogans, musique avec des casseroles) aux fenêtres. Cependant, certaines manifestations et mouvements populaires commencent à reprendre les rues, comme en Israël face à la crise politique ou encore en Irak. En Colombie, les manifestations contre la faim liée à la gestion de la crise provoquent parfois même des pillages, et la « guardia indígena » contrôle les territoires autochtones contre les violences des paramilitaires et le virus.

Dans les esprits aussi, la révolte gronde. Le scandale provoqué par les propos de deux scientifiques français proposant de tester des traitements sur des Africain·es rappelle la « longue et sinistre histoire d’expérimentation et d’exploitation médicales en Afrique ». Dans ce continent, la contestation des politiques néolibérales “dictées par le Nord” bouillonne : car à réalité sociale et démographique différente, réaction politique et économique différente.

En conclusion, il semblerait que nous sommes à la croisée des chemins : ou bien nous accélérons vers la dystopie, ou bien nous mettons un grand coup de gouvernail pour aller vers un monde radicalement différent. En effet, certain·es s’entêtent à être optimistes pour construire les “jours heureux” dont on rêve, tout en étant conscient·es qu’« une sortie de crise “verte” va être délicate ». La refonte qui doit venir est d’ampleur, et il nous faut dépasser trois dogmes qui sous-tendent la mondialisation actuelle : le dogme économique de la croissance et du progrès ; le dogme politique de la souveraineté des États ; enfin le dogme éthique, l’anthropocentrisme des valeurs qui place les êtres humains au centre. On peut encore espérer que des changements de direction politique fassent passer l’humain avant l’économie, que la coopération internationale s’impose et que les pays du Nord apprennent de l’Asie et de l’Afrique dans la gestion des pandémies.

Pour de nombreux peuples dans le monde, cela signifie une urgence pressante à décoloniser : comme le souligne María Galindo, féministe décoloniale bolivienne, il y a urgence à récupérer une souveraineté alimentaire,la médecine traditionnelle et à auto-gérer la manière de faire face à la maladie. Pour les peuples premiers d’Amérique du Nord, il y a urgence à reconstruire la communauté, identifier les plus vulnérables, organiser l’autogestion alimentaire. Pour Alberto Acosta, théoricien du Buen Vivir en Équateur, il faut aussi retrouver la relation à la terre. Les peuples autochtones ont déjà de bons réflexes contre les épidémies (dispersion, auto-isolement, médecine traditionnelle et rites de résistance, malgré l’adversité). Décoloniser, c’est aussi pour elles et eux, reprendre leur destin en main face à des États de plus en plus autoritaires, qui n’ont pas les moyens de faire face à l’épidémie et qui l’instrumentalisent à des fins politiques.