L’entrée des groupes évangéliques en politique est désormais un phénomène mondial. En février 2018, les élections au Costa Rica ont fait trembler le continent américain avec l’irruption d’un candidat chrétien fondamentaliste au second tour. En 2016, l’obsession des églises évangéliques colombiennes contre l’« idéologie de genre » [1] avait largement participé à l’échec des accords de paix dans ce pays. Aux États-Unis, les liens du président Trump et des Églises évangéliques est indéniable, autant que leur poids dans des décisions géopolitiques majeures comme celle de déplacer l’ambassade des Etats-Unis en Israel de Tel Aviv à Jérusalem. Le soutien évangélique à l’Etat d’Israël n’est d’ailleurs pas une exclusivité étatsunienne, mais se retrouve également en Afrique subsaharienne. Au Burundi, la « religiosité évangélique extrême du couple présidentiel » fait craindre une dérive autoritaire quasi-sectaire, avec l’Église du Rocher aux portes du pouvoir et des réformes sociales imposées depuis une volonté de « moraliser » la société conformément aux principes religieux. L’heure est à une interprétation stricte de la Bible, avec une vision très conservatrice de la famille et de la sexualité, et à la « théologie de la prospérité » liée aux (néo)pentecôtistes. Celle-ci, bien que très décriée en France, s’ancre fortement dans d’autres régions comme en Amérique latine. Par ailleurs, dans ce sous-continent, ces mouvements sont très liés à l’extrême-droite et au néolibéralisme.
C’est avec l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil que le monde semble prendre la mesure du poids politique qu’ont aujourd’hui les groupes évangéliques et de leur danger potentiel (l’élection de Jimmy Morales au Guatemala en 2015 avait été couverte, dans la presse française, plus du point de vue de l’humoriste élu que de l’évangéliste, marquant ainsi un certain aveuglement sur la dynamique en cours). La campagne de ce politicien brésilien d’extrême droite, alliant discours militariste intense et références bibliques, se fait l’écho d’une tendance générale à la poussée évangélique : 30 % des brésilien·ne·s déclarent aujourd’hui appartenir à l’une de ces Églises. Le lien entre christianisme fondamentaliste et militarisme ne se limite pourtant pas aux discours. En effet, depuis plusieurs années, la « milice chrétienne » les Gladiateurs de l’autel inquiète les observateur·rice·s avec leur appel à la défense armée de leur foi (contre les athées, les homosexuel·le·s, les féministes, les communistes, etc). Née au Brésil, cette secte s’étend aujourd’hui à la plupart des pays d’Amérique du Sud. Les violences contre la communauté LGBT qui ont suivi l’élection de Bolsonaro ne peuvent pas être comprises séparément de l’influence évangélique grandissante corrélée à l’intensification de la violence sociale, de même que l’assassinat, en mars 2018, de Marielle Franco, lesbienne noire féministe, élue à la Chambre municipale de Rio de Janeiro, qui enquêtait sur les crimes commis par l’armée dans les favelas. Les déclarations du pasteur évangélique Ronny Chaves Jr au Costa Rica sont d’ailleurs très éloquentes : « Nous sommes en guerre, nous sommes à l’offensive. Nous ne sommes plus sur la défensive. Pendant longtemps, l’Église a été placée dans une caverne attendant de voir ce que faisait l’ennemi, mais aujourd’hui elle est à l’offensive, comprenant qu’il est temps de conquérir le territoire, de prendre position dans les lieux de gouvernement, d’éducation et d’économie ».
Ces groupes évangéliques mettent en place une stratégie offensive internationale très agressive : le meurtre du missionnaire John Allen Chau par les habitant·e·s d’un village autochtone, au large des côtes indiennes, sur l’île Sentinel Nord interdite au public pour protéger ce groupe « isolé » [2], n’en est que l’exemple le plus récent. Les accusations contre des institutions comme la Summer Institute of Linguistic, un groupe missionnaire évangélique qui traduit la Bible en langues autochtones pour convertir les Premières Nations mais également pour faciliter l’entrée de grands groupes extractifs, ne sont pas nouvelles. Leurs stratégies de développement international via des ONG évangéliques soutiennent également leur objectif de répression contre les homosexuel·le·s.
En effet, la communauté LGBT reste la cible principale des Églises évangéliques, qui la représente comme le mal personnifié. Des campagnes de communication extrêmement agressives et déshumanisantes ont lieu aux Etats-Unis. En mars 2017, le pasteur péruvien Rodolfo Gonzalez appellait ouvertement au meurtre de lesbiennes. En Haïti, la violence de la rhétorique homophobe des fondamentalistes évangéliques coûte des vies, et en Éthiopie, une congrégation évangélique réclame la peine de mort pour les homosexuel·le·s.
Au Brésil, les autres religions (en particulier les religions afrodescendantes) sont visées par des crimes religieux en nombre croissant ; mais les violences contre les symboles du catholicisme sont également présentes un peu partout en Amérique Latine. Au Salvador, l’un des pays où l’avortement est le plus criminalisé au monde, les groupes évangéliques militent fermement contre tout assouplissement de la législation. En Afrique du Sud également, c’est la défense de la « famille traditionnelle » et la « moralité » contre l’homosexualité et l’avortement, qui est au cœur de la rhétorique évangélique.
Comment expliquer ce phénomène ? Comme le souligne José Luis Pérez Guadalupe, ex-ministre de l’Intérieur péruvien et auteur du livre « Entre Dieu et le César : l’impact politique des évangélistes au Pérou et en Amérique Latine », on observe un glissement de la tradition catholique, déclinante, vers une religiosité plus militante et « ardente ». En Afrique, trois axes centraux guident la diffusion de l’évangélisme depuis plusieurs décennies : la guérison miraculeuse, la « re-socialisation » et la promesse de prospérité économique. En Amérique du Sud, c’est en partie la dégradation des conditions socio-économiques et le désenchantement d’une classe politique de plus en plus déconnectée qui explique l’ampleur du phénomène. Souvent, comme au Guatemala, les groupes évangéliques consolident leur légitimité en distribuant des biens et services sociaux, en comblant des brèches ouvertes laissées par l’absence de l’État social, et en véhiculant également un discours d’appartenance à la communauté religieuse qui permet de donner du sens à des situations de misère et de violence subies.
Les intérêts économiques derrière les Églises évangéliques sont également solides. L’humoriste politique de la chaîne télévisée HBO, John Oliver, avait déjà montré, en août 2015, les mécanismes d’enrichissement massif de ces groupes religieux aux États-Unis. Au Pérou aussi, les bénéfices économiques générés par les Églises évangéliques se comptent en millions, et les campagnes politiques de candidats évangéliques sont financées par des suprémacistes blanc·he·s étatsunien·ne·s. La participation financière des fidèles qui entretient l’« empire du business » de l’Église de la Résurrection en Ukraine est un bon exemple du modèle économique de nombreux groupes évangéliques. Considérant les montants financiers soulevés par les Églises évangéliques au Brésil, des expressions comme « le marché de la foi » ou le « business de la foi » prennent tout leur sens, et des analystes politiques estiment qu’en Amérique du Sud, avec l’autonomie juridique des structures religieuses, ces enjeux financiers pourraient s’apparenter à des scandales de corruption équivalents à l’affaire Odebrecht. Ainsi, en Haïti, le journaliste et blogueur Patrick George s’indigne de l’ « empire financier du pasteur Jay Threadgill ». Au Cameroun, le pasteur évangélique Dieunedort Kamdem fait également parler de lui et de son « Eglise décomplexée quant aux questions d’argent ».
En termes de stratégie, la cible centrale des évangélistes reste sans doute le milieu éducatif. Au Pérou, depuis 2016, le mouvement Con Mis Hijos No Te Metas (« Touche pas à mes enfants ») milite pour le retrait de toute mention de « l’approche de genre » et d’éducation sexuelle dans les programmes scolaires. Derrière la façade de parents d’élèves organisé·e·s, se trouvent « en réalité les Églises chrétiennes les plus radicales et fondamentalistes du Pérou, réunies dans la Coordination Nationale Pro-Famille » (Conapfam). L’autre milieu très investi par les groupes évangéliques est celui des médias, avec des chaînes de télévision en continu, des journaux à grand tirage, des radios entièrement dédiées aux questions religieuses, des réseaux sociaux, mais aussi des films, des groupes de musique et enfin des produits culturels populaires de grande consommation.
En France aussi, la « déferlante évangélique » est visible : une nouvelle église apparaît presque tous les dix jours. Extrêmement dynamiques, ces mouvements s’implantent particulièrement dans les zones marginalisées et chez les communautés issues de l’immigration, et sont souvent caractérisés par leur couleur et leur gaieté. Autre réalité socio-historique, autres caractéristiques : l’évangélisme français semble assez éloigné des tendances américaines (nord et sud) mais certains principes, comme celui qu’« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes », restent assez problématiques dans le cadre d’une démocratie moderne.
Avec des groupes évangéliques extrêmement solides économiquement, une présence forte dans tout un pan de la population mondiale et une assise politique de plus en plus consolidée (Nkurunziza, Morales, Trump, Bolsonaro…), il est temps de prendre au sérieux le phénomène évangélique dans sa relation intime avec l’ultra-droite conservatrice et le néolibéralisme. Dans ce contexte, un enjeu fondamental est alors la lutte pour un Etat réellement laïc, une revendication que les groupes féministes et LGBT d’Amérique Latine soulèvent systématiquement.