Émergence de l’extrême droite et menaces à la démocratie au Brésil

Le raz-de-marée pentecôtiste brésilien

, par FERNANDES Marcos

Il ne serait pas exagéré de dire que l’un des phénomènes sociaux les plus importants de la société brésilienne au cours de ces dernières décennies est l’augmentation exponentielle du nombre de fidèles des églises évangéliques, phénomène dont les implications qui dépassent largement le domaine religieux et dont les conséquences culturelles sont très profondes. À l’instar de la parabole biblique des pains et des poissons que Jésus-Christ a miraculeusement multipliés, les églises évangéliques ne cessent de croître. En 1990, d’après le recensement officiel du gouvernement (IBGE), les églises étaient fréquentées par 9 % de la population. En 2000, c’était 15,4 % de la population, un chiffre qui passait à 22,2 % en 2010. Certains instituts de recherche assez renommés au Brésil estiment que le recensement de 2020 montrera que plus de 30 % du peuple brésilien s’est converti à l’une des centaines de dénominations répandues dans le territoire national, surtout dans les périphéries des grandes métropoles brésiliennes, où vivent les classes populaires.

Il convient de dire que cette considérable croissance évangélique est surtout le fruit de l’expansion des églises pentecôtistes, dont la vision théologique, les pratiques liturgiques et les formes d’organisation font parfaitement sens dans la vie de millions de Brésilien·nes. Les évangéliques se divisent essentiellement en deux groupes : 1) les évangéliques de mission ou protestants historiques (luthérien·nes, anglican·es, presbytérien·nes, méthodistes, baptistes, etc.), des églises traditionnelles qui ont vu le jour après la Réforme protestante du XVIe siècle, et 2) les pentecôtistes, dont l’univers est très hétérogène et qui, au Brésil, forment quelques-unes des plus grandes dénominations (parmi lesquelles se trouvent Assembléia de Deus [Assemblée de Dieu], Igreja Universal do Reino de Deus [Église Universelle du Règne de Dieu], Igreja Internacional da Graça Divina [Église Internationale de la Grâce Divine], Igreja Mundial do Poder de Deus [Église mondiale du Pouvoir de Dieu], Igreja do Evangelho Quadrangular [Église de l’Evangile Quadrangulaire] etc.), mais aussi de nombreuses autres dénominations aux dimensions plus réduites. Lors du dernier recensement, en 2010, les « évangéliques de mission » ne formaient pas plus que 4 % de la population, tandis que les « pentecôtistes » s’élevaient à 13,3 % (auxquels s’ajoute 4,8 % qui s’affirmaient uniquement « évangéliques »). Néanmoins, les estimations plus récentes calculent que plus de 20 % de la population se serait convertie au pentecôtisme.

Or, qu’est-ce qui explique un changement si profond dans le panorama religieux du peuple brésilien au cours des trois dernières décennies ? Comme dans tout phénomène social de cette ampleur, il n’y a pas de réponses simples et celles-ci ne pourraient faire l’objet d’un article si court. Toutefois, voici l’ébauche de quelques hypothèses…

Un homme prie dans une Eglise Evangelique. Photo : Gouvernement de l’Etat de Sao Paulo (CC BY 2.0)

De toute évidence, l’explosion du nombre de fidèles pentecôtistes révèle le fait que ces Églises sont en mesure de répondre à des besoins concrets (d’ordre aussi bien subjectif qu’objectif) de groupes de plus en plus importants du peuple brésilien à l’ère du néolibéralisme. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas une coïncidence que l’introduction de politiques néolibérales au Brésil ait été inaugurée par le gouvernement de Collor, au début des années 90, et que cette décennie ait amorcé précisément le premier tournant qui marque l’augmentation du nombre de fidèles pentecôtistes au Brésil. C’est dans ce scénario psychosocial que se produit l’essor des églises pentecôtistes, qui peut être comprise comme une tentative de la classe elle-même d’affronter les énormes défis de la vie quotidienne, à savoir : comment survivre dans la Planeta Favela – Planète Bidonville ?

Il ne faut toutefois pas oublier que l’univers des églises pentecôtistes est très hétérogène et qu’il existe diverses formes d’organiser les cultes et leurs communautés. On y trouve des églises très riches un peu partout sur le territoire national (quelques-unes d’entre elles se sont même déjà implantées dans des dizaines d’autres pays), qui célèbrent des cultes dans les églises somptueuses des grandes avenues et possèdent leurs propres moyens de communication, se constituant ainsi en de véritables empires économiques (avec des entreprises dans divers secteurs) administrés par des pasteurs millionnaires au statut de célébrités médiatiques.

D’un autre côté, il y a des églises aussi pauvres que leurs fidèles, qui n’existent que dans le quartier, font des cultes dans des garages de maisons pauvres. Ces pasteurs jouent le rôle de dirigeants communautaires, connaissent bien chacun de leurs fidèles et peinent à payer les comptes de l’église ainsi que leur modeste salaire. La plupart des croyant·es, d’après le recensement IBGE, fréquentent des églises plus petites, qui ressemblent beaucoup plus à des associations communautaires.

On peut dire que la grande vertu des pentecôtistes est leur capacité à s’organiser sous la forme de communautés. En pleine période de néolibéralisme, moment historique d’hégémonie de valeurs individualistes et de privatisantes, de destruction du tissu social, où les individus connaissent la solitude et se sentent affaiblis face à un système qui paraît indestructible, surtout dans les grandes villes, il semble que rien n’est plus urgent et plus souhaitable que d’appartenir à une communauté. Celle-ci est en fin de compte la base sociale de tout le soutien matériel et psychique que l’Église est en mesure de fournir à ses fidèles. Toute institution capable de créer des communautés, sera en mesure de mobiliser les masses.

Dans les cultes, la communauté est établie et renouvelée chaque semaine. Contrairement à l’Eglise catholique et aux églises protestantes historiques, dont les cultes sont assez formels et souvent froids (ce qui correspond aux formes culturelles de l’Europe Occidentale), les pentecôtistes ont su incorporer les éléments cathartiques de la religiosité populaire brésilienne (en partie présents dans le catholicisme populaire, quoique non intégrés par le catholicisme officiel). Leurs cultes sont de véritables fêtes populaires, pleines de musiques, des danses et des prédications animées et émotives. C’est l’espace de loisir et de plaisir esthétique, dans des quartiers où il n’y a pas de théâtre, pas de cinéma, et où l’offre culturelle est plutôt rare.

Lorsque la communauté est bénie avec la présence du Saint-Esprit, des fidèles entrent en transe, parlent des langues étrangères, annoncent des prophéties, guérissent les malades. Nombreux sont ceux qui les appellent de « cultes de la louange », d’où on revient avec l’âme purifiée, fortifié·e pour affronter la dure réalité du monde extérieur. Il y a encore les « cultes de prière », en général, pendant la semaine, plus réflexifs, au cours desquels les croyant·es sont encouragé·es à partager leurs « témoignages ». L’« avant-église » : une vie déchirée. « L’après-église » : une vie reconstruite. Celui qui écoute croit qu’il peut changer sa vie. Celle qui parle se sent spéciale, car elle devient source d’inspiration. Le pasteur aide le groupe à construire l’expérience à partir d’enseignements bibliques. La communauté renforce ses liens et les gens reprennent espoir en des jours meilleurs à venir.

Dans ces églises, la classe ouvrière précarisée et appauvrie a une chance de faire face au traumatisme de l’humiliation de la part de leurs supérieurs, des médias et de l’État et, peut-être, de récupérer un peu de la dignité qui leur a été volée, dans le cadre d’une société marquée par quatre siècles d’esclavage aggravés para la précarisation de la vie sous l’ère néolibérale. Des contradictions surgissent malgré tout. Nombreux sont ceux qui rêvent d’occuper la place du patron, de s’enrichir et de monter dans l’échelle sociale. Des rêves souvent manipulés par des pasteurs crapuleux qui exhortent ceux qui ne possèdent pratiquement rien à verser de grosses offrandes, et qui prient pour qu’un jour ils puissent en avoir plus. En fin de compte, que peut-on attendre d’une société dont les individus n’ont d’autre horizon que celui de réussir dans le monde du marché et des biens matériels ? On assiste ainsi à l’essor de ce qu’on appelle la « théologie de la prospérité », annoncée par de faux prophètes millionnaires, qui ignorent les enseignements de Jésus-Christ et font l’apologie de la richesse et de l’ostentation. Il y a d’innombrables contradictions dans ce phénomène et on y reviendra.

Ces églises sont, donc, des lieux communautaires, des espaces de fêtes, de beauté, de rencontres et, évidemment, d’expression de religiosité populaire. Ce sont des lieux où quelqu’un nous accueille dans des moments de crise, nous écoute et nous aide à continuer à lutter pour survivre. Dans les Églises plus petites, il y a toujours un pasteur-homme ou pasteur-femme, ou encore un·e assistant·e, disponible pour tous ceux qui en ont besoin d’aide. Si l’argent ou la nourriture vient à manquer, il y aura toujours des vivres disponibles pour la communauté. Il n’est pas rare non plus d’obtenir un emploi grâce aux recommandations d’une sœur de l’Église, ce qui n’est pas rien, lorsqu’on vit dans un pays de 14 millions de chômeurs.

Trois décennies de néolibéralisme ont également eu des conséquences profondes sur l’état psychique de la population. D’après une étude publiée il y a quelques années, dans le célèbre magazine médical The Lancet, les troubles psychiques sont aujourd’hui, au Brésil, la principale cause et raison d’absence au travail et à la vie sociale [1]. Une autre recherche de l’OMS sur les troubles liés à l’anxiété a montré que l’indice au Brésil le plus élevé au monde, avec près de 9 % de la population souffrant de ce symptôme [2]. Ce n’est, certes, pas un hasard si le médicament le plus vendu dans les pharmacies brésiliennes est le Clonazepan (23 millions d’emballages en 2015, Rivotril étant est la marque la plus populaire), un anxiolytique qui peut provoquer une dépendance en moins de trois mois, mais dont le prix modeste permet d’obtenir un soulagement immédiat lors des crises quotidiennes d’anxiété et assure le sommeil à celles et ceux qui doivent se lever tôt pour aller travailler [3]. Or, il est certain que de tels cachets ne permettent pas de résoudre les problèmes, et encore moins résoudre les causes de l’anxiété, liées aux conditions sociales précaires.

Quand la situation d’un·e fidèle est plus grave, des pasteurs vont lui rendre visite chez elle une ou plusieurs fois par semaine. Ce sont des psychologues populaires. Pour beaucoup, ces Églises sont des espaces de guérison de l’anxiété, de la dépression, de l’alcoolisme et d’autres symptômes des souffrances de la vie quotidienne. Je pense que les pentecôtistes ont été capables de développer une espèce de psychothérapie populaire, d’une efficacité raisonnable. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu les gens dire qu’ils ont eu recours à l’Église pour la première fois dans des moments de crise psychique et y sont resté·es. Plusieurs études le prouvent. Souvent, l’Église est considérée comme une « thérapie ». Vu à la conjoncture psychique du pays et le difficile accès du peuple aux médicaments, c’est une bénédiction d’avoir à portée de la main un espace qui fonctionne comme un centre de premiers secours de santé mentale.

D’autre part, il semble évident que l’extraordinaire capacité de mobilisation des masses populaires éveille les ambitions politiques et économiques de nombreux leaders religieux, généralement affiliés aux idéaux de droite, qui s’enrichissent grâce aux donations de leurs fidèles et aux activités commerciales issues du capital accumulé, et qui acquièrent aussi un certain pouvoir politique. Au niveau de la politique nationale, les pasteurs pentecôtistes, hommes et femmes, récoltent de plus en plus de voix et font élire dans tout le pays. La Frente Parlamentar Evangélica - Front populaire évangélique (FPE), qui rassemble des membres de la Chambre des députés et du Sénat, était composée de 56 parlementaires en 2007. Lors des dernières élections, en 2018, on en comptait 91. Jusqu’à présent, la FPE s’est fait remarquer par son intervention agressive au Congrès autour des sujets conservateurs contraires aux droits des femmes (surtout de l’avortement) et de la population LGBT, en alliance avec l’Église catholique. Au-delà de ces sujets, ils peinent malgré tout à garder leur unité de vote.

Lors des dernières élections, le vote évangélique a été un facteur fondamental dans la victoire du candidat de l’extrême droite à la présidence de la République. Jair Bolsonaro a obtenu 70 % des voix des évangéliques au second tour, ce qui a représenté 11 millions de voix de plus que ce que le candidat du centre-gauche (Fernando Haddad) a obtenu dans le même segment (plus ou moins la différence de voix entre eux). Bolsonaro, catholique, a reçu le soutien de quelques-un·es des pasteurs les plus célèbres et a exploité, de façon opportuniste, un discours agressif qui plaisait à la plupart de l’électorat pentecôtiste, mais aussi catholique.

Cela est ce que cela signifie que les pentecôtistes sont de droite ? Ne tirons pas de conclusions précipitées ! Avant que Lula n’ait été injustement condamné et écarté des élections en 2018, il se dirigeait vers une victoire électorale avec le soutien massif des pentecôtistes. Ceux-là mêmes qui l’avaient élu à deux reprises en 2002 et 2006 (avec 60 % et 53 % des voix, au second tour, respectivement) et qui ont voté pour élire Dilma en 2010 et 2014 (avec 42 % et 45 %). De fait, les pentecôtistes ne sont pas, fondamentalement, de droite. Ils semblent plutôt avoir un comportement électoral plus volatile.

De plus, il est également vrai qu’il existe une immense vague conservatrice au Brésil, qui s’acharne à récupérer les prétendues « valeurs de la famille traditionnelles » et du patriarcat, qui semble surgir comme une réaction de nombreux pentecôtistes, mais aussi de nombreux catholiques (il convient de le rappeler), aux nouvelles exigences venues des ardents mouvements féministes et LGBT. Ces secteurs conservateurs ont toujours eu du mal à accepter l’expansion de nouvelles formes de sexualité et, surtout, des droits sociaux revendiqués par ces groupes. Cette contradiction est machiavéliquement exploitée par de nombreux pasteurs, qui construisent leur espace dans la politique grâce à cette « bataille morale ». Dans certains cas, cela fonctionne. Mais de nombreuses études ont démontré qu’il n’y pas une identité absolue entre les positions des pasteurs et celles de leurs fidèles, qui tendent à être plus tolérant·es.

De toute évidence, le pentecôtisme est bien ancré dans la société brésilienne. Jour après jour, il se construit une hégémonie culturelle de plus en plus importante dans de larges secteurs des classes populaires, grâce au travail quotidien qu’il réalise depuis des décennies. Les forces progressistes et de gauche, si elles parient encore sur la transformation de la société, devront s’attaquer de front à ce phénomène. Comme je l’ai suggéré plus haut, ce « raz-de-marée culturel » a des choses à nous apprendre sur les besoins concrets des classes populaires dans le Brésil contemporain.