Ce concept fourre-tout a émergé avec force dans la décennie 2010, dans les discours réactionnaires d’extrême-droite très souvent liés à des mouvements chrétiens plus ou moins fondamentalistes (églises évangélistes mais aussi catholiques). Dénonçant la supposée promotion de pratiques sexuelles déviantes, ils s’opposent systématiquement aux politiques publiques (surtout éducatives) qui promeuvent l’égalité des droits entre femmes et hommes et la lutte contre les discriminations, notamment à caractère homophobe et transphobe.
Il est important de souligner que « l’idéologie de genre » n’existe que dans la bouche de ses détracteur·rices. Aucun mouvement féministe ou LGBTIQ+ ne se revendique de cette « idéologie », qui n’a été définie nulle part et ne représente aucun programme social ou politique. Ce concept est également souvent accompagné de notions aussi nébuleuses que le « marxisme culturel », marquant son ancrage dans une droite dure faisant usage d’une rhétorique anti-communiste caricaturale
Ce mouvement fait écho à la très décriée « théorie du genre », qui a fait irruption en France lors de la « Manif pour tous » (mouvement contre le mariage homosexuel) en 2013. On le retrouve très fortement dans la résurgence de la droite dure latino-américaine, mais également dans les rhétoriques anti-féministes de politiciens d’extrême droite en Europe de l’Est et dans les mouvements identitaires européens en général.
Définition développée
Les sciences sociales nous apprennent qu’on considère comme idéologie de genre tous les systèmes idéologiques qui organisent des fonctions, rôles et comportements sociaux différents entre groupes sociaux d’hommes et femmes. En ce sens, toutes les sociétés possèdent des idéologies de genre, marquées par des stéréotypes variant d’une culture à l’autre (une femme, pour être considérée désirable, doit être ‘maigre’ à un endroit, mais ‘grosse’ à un autre ; etc). C’est pourquoi, « l’idéologie de genre » ne veut rien dire en tant que tel, et repose principalement sur une mauvaise compréhension du « genre » en tant que catégorie d’analyse et de la distinction entre sexe biologique et genre social.
Cependant, il est important de noter que ces discours dénonçant « l’idéologie de genre » surgissent à un moment historique où les luttes féministes sont en nette progression. En Amérique latine, entre la reconnaissance juridique du féminicide, les grands mouvements de revendication des droits sexuels et reproductifs et un poids de plus en plus important dans les rapports de force politiques, les féminismes latino-américains font bouger les lignes. En Espagne également, l’apparition du parti d’extrême droite Vox semble faire écho (en négatif) aux mouvements féministes importants pendant les années 2010. On peut donc comprendre l’apparition de ce discours comme une réaction à cette vague féministe. Il est aussi intéressant de souligner que ces rhétoriques vont clairement à l’encontre de l’intervention de l’État dans la sphère sociale (l’éducation notamment), dans une logique qui épouse donc d’autant mieux le virage néolibéral.
L’exemple latino-américain reflète bien l’importance politique qu’a pris ce concept.
En Colombie, le référendum de 2016 a été marqué par le poids de ce discours contre les accords de paix. En effet, « l’approche de genre » dans les textes en débat prétendait adopter un point de vue sensible aux effets différenciés de la guerre interne sur les hommes et sur les femmes. S’emparant du terme « genre », les secteurs conservateurs se sont opposés aux accords de paix : « voter OUI c’est voter pour la mise en place de l’approche de genre qui détruit le concept de famille : Père, Mère et enfant et c’est aussi dire OUI à l’avortement », argumente une note qui s’intitule « Pourquoi toi, catholique, tu dois voter NON ». Cette campagne, qui plonge ses racines dans la réaction aux avancées pour les droits de la communauté LGBT, a été décisive dans les résultats du référendum, où le NON aux accords de paix l’a emporté d’une très faible majorité sur le OUI.
Au Pérou, c’est la publication du Curriculum national d’éducation initiale, intégrant l’approche de genre, qui a causé la levée de boucliers. Fin 2016, un grand mouvement social s’organise autour du hashtag #ConMisHijosNoTeMetas (grossièrement traduit par : « Touche pas à mes enfants »). Il dénonce, derrière « l’idéologie de genre », le « lobby gay », l’« homosexualisation du pays », la tentative de domination du « Nouvel Ordre Mondial ». Proche du parti de l’ex-dictateur de droite dure Alberto Fujimori ainsi que des Églises chrétiennes les plus radicales et fondamentalistes du Pérou, ce mouvement émerge alors qu’en 2015, deux campagnes pro-droits avaient pris de l’ampleur dans le pays : l’une pour l’Union civile (équivalente au PACS) et l’autre pour la dépénalisation de l’avortement en cas de viol (Déjala Decidir), et que les questions de droits sexuels et reproductifs ont fait irruption dans le débat national.
Mais c’est l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil qui a le plus contribué à débattre autour de l’« idéologie de genre » dans le continent. Tout au long de sa campagne et lors de son discours d’investiture, il pense juste de combattre l’idéologie de genre et de défendre la famille traditionnelle judéo-chrétienne. La nouvelle ministre de la femme, de la famille et des droits de l’homme, Damares Alves, jubilait et déclarait : « Les garçons s’habillent en bleu, les filles en rose ». Les liens entre ces pourfendeurs de « l’idéologie de genre », les églises évangéliques les plus rétrogrades et les politiques violemment anti-droits (des autochtones, des travailleur·euses, des afro-brésilien·nes, en plus des femmes et des LGBT, etc.) sont rarement aussi bien incarnés que dans le gouvernement Bolsonaro.
Mais ailleurs aussi, ce concept « en creux » est en vogue. En Hongrie, en Pologne et en Bulgarie (pays gouvernés en cette fin de décennie 2010 par des régimes autoritaires de droite dure), les études de genre sont interdites dans les universités, car elles feraient la promotion de « l’idéologie de genre ».
En Croatie et en Slovaquie, la pression des mouvements conservateurs a débouché sur l’introduction d’amendements constitutionnels interdisant le mariage homosexuel.
L’approche « familiariste » (qui réduit les femmes à leur appartenance à la sphère familiale) est considérable. Viktor Orban affirme que « la Hongrie doit protéger l’institution du mariage, compris comme l’union consentie d’un homme et d’une femme. La famille est la base de la survie de la nation » et renvoie les femmes à la maternité pour seul horizon.
En Pologne, les attaques contre les droits des femmes, notamment sexuels et reproductifs (droit à l’avortement, accès à la pilule du lendemain, rejet de la Convention d’Istanbul sur la lutte contre les violences faites aux femmes) se parent de la lutte contre « l’idéologie de genre » : « l’ antigenrisme » est plutôt une « colle symbolique » qui relie diverses questions progressistes sous un terme générique, et réunit différents acteurs conservateurs dans une lutte plus étendue en vue de changer les valeurs sous-jacentes de la démocratie libérale européenne. » Or, en Hongrie comme ailleurs, ces considérations anti-féministes, natalistes et chrétiennes font souvent écho à des postures très anti-immigration et racistes.
Dans les pays occidentaux, c’est sans conteste les mouvements chrétiens traditionalistes qui reprennent à leur compte le discours sur l’idéologie du genre, à commencer par le Pape François, victime lui aussi de la « désinformation massive conduite par des intégristes ». En France, la Manif pour tous, qui s’opposait au mariage pour les couples homosexuels en 2013, était essetiellement composée de familles catholiques de droite. C’est d’ailleurs cette presse chrétienne qui salue avec le plus d’effusion la « courageuse lutte de Bolsonaro contre la théorie du genre ». Aux États-Unis également, ce sont les conservateurs chrétiens proches de Trump qui dénoncent la « gender ideology » et « appellent à la défense de la famille ».