Depuis plusieurs années, les mouvements féministes font beaucoup parler d’eux en Amérique Latine et dans le monde hispanophone. Dans un contexte de virage à droite dans tout le sous-continent, c’est l’un des mouvements sociaux qui continue à marquer le tempo de la vie sociale et politique, avec notamment ceux des mouvements autochtones-environnementaux. Capables de mobiliser des centaines de milliers de personnes sur des sujets divers, les féministes font aujourd’hui la une dans différents pays de par leurs méthodes de luttes et des avancées spectaculaires.
Un contexte de plusieurs années de débordements populaires en faveur des droits des femmes
Il faut d’abord rappeler que depuis quelques années, les femmes organisées font bouger les lignes, et ce, de façon transversale et transnationale. Le mouvement Ni Una Menos (« Ni Une de Moins ») est le plus représentatif : né en 2015 en Argentine avec le meurtre de Chiara Pérez (14 ans, enceinte, assassinée par son conjoint), les femmes envahissent les rues le 3 juin 2015 contre la violence faite aux femmes et les féminicides :
« Le féminicide est la forme la plus extrême de cette violence, elle est transversale à toutes les classes sociales, toutes les croyances et toutes les idéologies : mais le mot « féminicide », de plus, est une catégorie politique, ce mot dénonce la façon par laquelle la société rend normal ce qui ne l’est pas : la violence sexiste. Et la violence sexiste est une question de Droit Humain »
Ce slogan, Ni Una Menos, – originaire du Mexique avec la poétesse Susana Chávez - est repris ensuite au Pérou, après la tentative de féminicide contre Arlette Contreras, qui a créé l’indignation sur les réseaux sociaux : des centaines de milliers de péruviennes descendent dans les rues (un demi-million à Lima) le 13 août 2016. On retrouve également le mouvement Ni Una Menos au Chili (avec plus de 80 000 femmes) et au Mexique en octobre 2016, après l’assassinat de la jeune argentine Lucia Pérez, violée et torturée par six hommes.
Point commun de toutes ces mobilisations massives : un cas particulièrement impactant de violence ou de meurtre de femmes qui, rapidement médiatisé ou rendu viral sur Internet, provoque une indignation généralisée. Mais c’est bien l’accumulation des scènes d’horreur qui fait passer à l’action collective, et les organisations féministes ne font que canaliser ce qui est en réalité un débordement populaire à proprement parler.
De façon tout aussi massive, les rencontres internationales de femmes et féministes s’accumulent et prennent de l’ampleur, comme à Rosario (Argentine) en 2016 où 70 000 femmes manifestent ; ou encore la Rencontre des Femmes en Lutte dans les communautés Zapatistes où des milliers de femmes de tout le continent se sont retrouvées pour partager leurs expériences de lutte.
En plus des violences faites aux femmes, les questions de droits sexuels et reproductifs, et d’éducation non sexiste sont également au cœur de ces revendications et mobilisations, avec des slogans comme « Éducation sexuelle pour décider, méthodes contraceptives pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir » ou encore « N’éduquez pas vos filles à être des princesses et vos garçons à être des petits machos ».
2018 : une année d’agitation féministe hispanophone particulièrement intense
Depuis la mi-avril, les étudiantes chiliennes se mobilisent. Suite à la dénonciation de harcèlement sexuel de la part d’un professeur restée sans sanction réelle, les jeunes chiliennes décident de prendre les choses en main. Plus de 200 000 femmes manifestent dans tout le pays. Des dizaines de jeunes femmes cagoulées et seins nus déferlent dans les rues, s’appropriant l’espace public. 26 universités sont occupées. La répression policière et les réactions conservatrices sont à la hauteur de l’ampleur du mouvement social, jeune et féministe ; cela n’est pas sans rappeler la violence du conflit étudiant des années 2006 et en 2011 pour la gratuité de l’éducation au Chili. Aux côtés des lycéennes, les étudiantes exigent des établissements mixtes (les établissements scolaires non-mixtes sont encore très présents dans tout le sous-continent), des protocoles de prévention et de sanction des violences sexistes comme le harcèlement et les agressions sexuelles, et la formation du personnel administratif et enseignant à la problématique de genre.
Le 13 juin 2018, l’Argentine vit un grand un moment de liesse féministe avec l’approbation par la Chambre des Députés du projet de loi qui prévoit de légaliser l’avortement, présenté pour la 8e fois depuis 2003. Pendant des semaines, les Argentines se sont mobilisées avec leurs foulards verts, « el pañuelazo verde », pour demander que l’avortement « soit loi » avec le hashtag #QueSeaLey. Elles rappellent également que pour dire Ni Una Menos, pour qu’aucune femme ne meure plus à cause de la violence de genre, l’avortement doit être légal, car la clandestinité de l’avortement coûte la vie à de nombreuses femmes, les plus pauvres et les plus vulnérables. Le 3 juin, pour l’anniversaire de la naissance du mouvement, elles étaient des centaines de milliers dans les rues de Buenos Aires à crier Ni Una Menos, Aborto Legal Ya (« Pas une de moins, avortement légal maintenant »). Le 12 juin, à la veille du vote, elles étaient encore nombreuses à passer la nuit devant le Congrès, dans le froid hivernal, en « veillée nocturne » pour faire pression sur les député.e.s. Cette victoire, déjà considérée comme historique et suivie de près par tous les mouvements féministes d’Amérique Latine, fait l’objet de célébrations sans interruption, et ne peut que rappeler la récente victoire des Irlandaises face à la criminalisation de l’avortement, qui avait fait écho aux luttes des latinoaméricaines. Cependant, en Argentine, personne ne baisse la garde : le projet de loi doit encore passer devant le Sénat pour être définitivement approuvé.
Dans le cadre de cette poussée féministe, il faut bien sûr mentionner le cas espagnol. Bien qu’européen, ce pays partage de forts liens – linguistiques, évidemment - mais aussi culturels et militants avec l’Amérique Latine. Or, les récents événements en Espagne font largement écho à ces mobilisations féministes massives : les places publiques inondées de femmes lors de la grève des femmes du 8 mars 2018, faisant sensation sur toute l’Amérique latine ; mais aussi, dans tout le pays, les manifestations d’indignation face à la sentence jugée intolérable des 5 hommes de « La Manada » accusés de viol collectif sur une jeune fille de 18 ans lors des fêtes populaires de San Fermin, à Pampelune, en 2016. Le 26 avril, les féministes appelaient à des rassemblements de protestation contre la sentence, criant « Cette justice, c’est de la merde ». Mais ce sont également les avancées politiques que l’on voit dans le nouveau gouvernement espagnol qui interpellent : après le renversement de Mariano Rajoy suite à des scandales de corruption, le nouveau gouvernement de Pablo Sanchez est composé par une majorité de femmes (11 sur 18), à des postes clés, comme la Défense, l’Économie, ou encore la Justice. Les avancées sont donc tangibles.
Une transnationalisation du féminisme hispanophone via les réseaux sociaux
Outre ces déferlements dans les rues, les réseaux sociaux sont également un lieu de bataille important pour ces mouvements féministes. Avec des hashtags comme #YoTeCreo (« Moi, je te crois », en réponse aux doutes jetés sur les témoignages d’agressions sexuelles), #Cuéntalo (une sorte de #BalanceTonPorc espagnol), ou encore #PeruPaisDeVioladores (« Pérou, pays de violeurs », hashtag très polémique qui tente de visibiliser la culture du viol et l’impunité qui l’entoure), le mouvement se fait transnational. #Cuéntalo naît en Espagne mais est rapidement repris par les féministes péruviennes, et #YoTeCreo devient une campagne de sensibilisation au Guatemala ; le #NiUnaMenos se retrouve dans tous les pays d’Amérique Latine, et le hashtag réémerge régulièrement, comme au Pérou avec le féminicide d’Eyvi Agreda en mai 2018.
La victoire argentine pour la légalisation de l’avortement inspire tous les autres pays de la région, et des campagnes s’organisent pour diffuser la victoire du « pañuelazo verde » : au Brésil, les féministes convoquent une manifestation le 22 juin en réponse à l’« onde féministe », et faisant référence aux autres mobilisations féministes latino-américaines. Au Pérou, le groupe Facebook « Aborto Legal Peru » s’organise (rappelons que c’est par ce moyen que la manifestation historique du Ni Una Menos avait commencé). Moins d’une semaine après l’approbation de l’avortement légal par le Congrès argentin, on voit déjà émerger des campagnes pour l’avortement légal avec différentes couleurs de foulards au Chili, au Mexique, en Colombie, au Costa Rica, au Venezuela, en Equateur, au Paraguay : la prochaine date annoncée au niveau continental sera le 28 septembre, journée de la dépénalisation de l’avortement en Amérique latine. Le hashtag #AbortoLegalChile fait déjà parler de lui dans les médias nationaux.
L’effet boule de neige est bel est bien enclenché.
Mouvements sociaux clés dans un contexte de droitisation politique
Ainsi, c’est véritablement toute l’aire d’influence culturelle et linguistique qui est touchée par la vague féministe, qui défie les gouvernements de droite et de plus en plus conservateurs de Macri (en Argentine), de Piñera (au Chili) ou de Temer (au Brésil), l’influence fujimoriste au Pérou… et ce, dans un contexte où des figures de la lutte des femmes sont régulièrement assassinées (on pense notamment à Marielle Franco au Brésil, à Olivia Arevalos au Pérou, à Berta Caceres au Honduras). Fers de lance des mouvements sociaux contestataires actuels, ces féminismes sont donc dignes d’attention dans leur capacité non seulement à faire avancer les droits des femmes, mais à se constituer comme élément de résistance qui prend une importance croissante sur l’échiquier politique latino-américain.