À partir des années 1980, sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1989), le gouvernement chilien met en place une série de politiques économiques néolibérales. Ces mesures s’imposent dans tous les aspects de la vie sociale chilienne. La régulation par le marché envahit ainsi l’ensemble du système de droits sociaux : santé, logement, travail, retraite et éducation.
Vingt-cinq ans après, cet ordre social est contesté. La société chilienne entreprend ainsi un long processus de mobilisation sociale conduit principalement par les lycéen.ne.s et les étudiant.e.s. Ce processus est marqué par les mobilisations des années 2006 et 2011, les plus importantes après la fin du régime autoritaire.
Pour comprendre ce processus de mobilisations, il est nécessaire d’identifier les principales transformations vécues par le système éducatif chilien depuis les années 1980. Avant 1973, l’éducation était un droit que l’État avait l’obligation d’octroyer de manière efficace et gratuite, même si sa couverture était encore faible. Le coup d’État remet en cause ce rôle, et dès 1980 commence un processus de privatisation et de marchandisation de l’enseignement public à tous les niveaux. L’éducation se transforme ainsi en une activité lucrative qui incite l’émergence d’un nouveau type de patronat : l’entrepreneur éducatif. L’État assume dès lors une fonction uniquement subsidiaire. Ce « capitalisme éducatif » permet l’installation d’une série de pratiques managériales et de financiarisation qui accompagnent la construction normative du modèle néolibéral. Ainsi, élèves et enseignant.e.s sont soumis.es à des évaluations de performance régulières et réductrices à travers le Sistema de Medición de la Calidad de la Educación (SIMCE [1].). Cet instrument, créé dans les années 1980, se transforme progressivement en un système de gestion et de contrôle du personnel enseignant et de concurrence entre établissements constamment classés pour l’assignation de ressources financières. Les gouvernements post-dictatoriaux de la Concertación (coalition de centre-gauche) vont approfondir ces mesures par le biais d’une série de programmes tel que le Programa de Mejoramiento de la Calidad y Equidad de la Educación MECE [2]) financés par plusieurs prêts accordés par la Banque mondiale. Ces programmes de fort investissement en infrastructure imposent également des pratiques managériales dans chaque établissement du système public d’éducation. La consolidation de ce modèle néolibéral d’éducation survient avec la mise en place en 2005 d’un système complexe de prêts universitaires gérés par la banque privée (Credito con Aval del Estado – CAE [3]). Celui-ci provoque l’endettement massif des étudiant.e.s et de leurs familles. L’idée de droit à l’éducation se perd alors progressivement au profit de l’idée de l’éducation comme un produit de consommation.
La critique constante de ce modèle par les étudiant.e.s et lycéen.ne.s (grèves étudiantes de 1997, de 2003 et de 2005) arrive à maturation l’année 2006, lorsque des milliers de lycéen.ne.s et d’étudiant.e.s descendent dans les rues. Leurs revendications d’abord ponctuelles (gratuité du transport scolaire et du test de sélection aux universités) incluent également une remise en question de tout le système éducatif. Ils et elles demandent la fin de la Ley Orgánica Constitucional de Enseñanza (LOCE [4]), imposée par le régime autoritaire. Au cours de cette mobilisation, les « répertoires d’action collective » déployés par ses protagonistes sont divers ; les plus significatifs étant les rassemblements massifs et les occupations de lycées accompagnés d’un recours à la violence politique, représentée par des blocages de rue, des barricades, etc. Ces actions menées durant plus de deux mois cristallisent de nouvelles façons de faire du politique. Dès lors, dans un contexte où les formes de résistance évoluent, un processus de radicalisation de l’action politique d’étudiant.e.s et de lycéen.ne.s s’installe [5].
La réponse du gouvernement de Michelle Bachelet aux demandes du mouvement se matérialise avec une nouvelle loi qui intensifie la libéralisation du système éducatif. Cette « trahison » aux demandes des jeunes établit les bases pour un nouveau processus de contestation en 2011. Au cours de ce processus, les revendications éducatives se transforment progressivement en une contestation du modèle de société hérité de la période dictatoriale. Cette fois-ci, les lycéen.ne.s occupent leurs établissements pour une plus longue période (environ 700 lycées pendant plus de 6 mois), engendrant des formes de socialisation et d’organisation inédites qui constituent un changement fondamental dans les pratiques de la mobilisation politique de jeunes chilien.ne.s.
Dans la seconde partie de cet article, je rendrai compte des raisons qui ont amené des groupes de plus en plus nombreux de jeunes chilien.ne.s au recours à la violence au cours du mouvement étudiant de 2011. On peut tout d’abord signaler que les violences collectives [6] à l’intérieur des mouvements de protestation, comme le Chilien, ne sont certainement pas spontanées ou dues au hasard. J’assigne comme cause de ce processus de radicalisation la violation des espoirs dans divers domaines, ce qui façonne finalement des conflits d’ordre moral.
Les violences collectives : quelles motivations et quelles évolutions pendant le mouvement étudiant ?
L’universalisation de l’éducation secondaire durant la première décennie des gouvernements de la Concertación permet à un nombre croissant de jeunes de réunir les conditions nécessaires pour continuer des études supérieures. Les places ne sont pourtant pas proportionnelles au nombre de demandeurs, et les frais de scolarité sont extrêmement élevés, ne permettant qu’à très peu d’élèves de continuer leurs études. D’ailleurs, le système de crédits privés implémenté par le gouvernement provoque une exclusion strictement liée aux origines socio-économiques des jeunes et celles et ceux qui peuvent accéder à l’éducation supérieure se voient confronté.e.s à un endettement qui n’a souvent pas de correspondance avec leurs expectatives salariales, souvent en-dessous de leur capacité de remboursement de ces dettes.
Cette situation concrète qui affecte un nombre croissant de jeunes, c’est-à-dire l’endettement et des frais de scolarité en augmentation constante, interfère brutalement avec les positions morales des étudiant.e.s qui commencent à se mobiliser. Pour ces dernier.e.s, l’éducation est un droit fondamental et universel, donc, sa marchandisation est inacceptable [7]. Pour ceux qui profitent du système tel qu’il est, l’éducation est assimilée à un bien de consommation comme n’importe quel autre et soumise aux mêmes règles du marché. Dans cet antagonisme moral se trouve l’un des premiers aspects liés à la radicalisation du conflit, surtout lorsque l’attitude initiale du gouvernement est d’ignorer les revendications ainsi que toute action (légale ou illégale) réalisée par les étudiant.e.s afin d’être entendu.e.s. Toute possibilité de discuter est fermée. Ces antagonismes agissent comme des éléments qui motivent l’engagement des jeunes afin d’atteindre leur objectif.
Ce mécontentement initial, qui dans des situations dites normales ne motive que rarement des épisodes de violence collective, évolue à partir d’une série de promesses d’amélioration qui néanmoins n’ont abouti à aucun changement réel. Selon le gouvernement, les étudiant.e.s ont répondu avec des revendications de plus en plus « utopiques ». Concrètement, au mois d’avril 2011, les revendications sont : plus de démocratie directe à l’intérieur des universités, l’augmentation des dépenses publiques et la restructuration du système de bourses pour les universitaires ; la résolution des problèmes de transport public, et la réduction du prix des transports scolaires pour les élèves du secondaire. Le mois de mai 2011 commence avec une nouvelle revendication concernant l’accès gratuit à l’université des jeunes les plus vulnérables. À la fin du mois, les jeunes demandent la fin du profit dans tous les niveaux de l’enseignement, la gratuité de la carte des transports scolaires, l’éducation gratuite et laïque, ainsi que l’amélioration de l’enseignement secondaire professionnel. Au mois de juin s’ajoute l’étatisation de l’éducation primaire et secondaire tenue par les municipalités et l’amélioration des infrastructures, ainsi que la démission du ministre de l’Éducation. En juillet, ils et elles demandent la démission du ministre de l’Intérieur (suite à une forte répression subie par les étudiant.e.s). Début août, les jeunes ajoutent à leurs revendications une éducation multiculturelle et la réforme du système des impôts. À la mi-août, les demandes s’adressent à la structure même du système politique : changement du système des élections, changement de la Constitution politique, renationalisation des richesses et demande d’un plébiscite pour résoudre les problèmes éducatifs. À la fin du mois, les revendications se canalisent autour de deux voies ; gratuité et qualité de l’éducation, avec un premier objectif partagé par tou.te.s et accepté par l’opinion publique : la fin du profit [8].
Dès que la contestation centre ses actions sur une revendication – ou un groupe réduit de revendications – le recours à la violence est donc plus probable, en raison notamment du fait que, généralement, ces demandes deviennent de moins en moins réalisables. En effet, dans leurs premières mobilisations, entre les mois d’avril et mai, les jeunes ont cherché des actions alternatives, avec des déguisements et des défilés de type carnavalesque, de la musique, des performances, et des activités sportives, etc. Puis, lorsque ce type de réponses s’épuise, les réponses agressives les remplacent : barrage des rues, occupations, barricades, etc. Enfin, au moment le plus fort du mouvement, arrivent les grèves nationales (3 et 4 août, 24 et 25 août [9] et 18 et 19 octobre). Ce sera lors de ces journées que les actions de violence seront les plus spectaculaires, et les défilés massifs se terminent avec de dizaines de barricades, le pillage et l’incendie des grands magasins et la répression policière qui se généralise.
À partir du mois de novembre, avec le déclin du mouvement, on a pu constater l’incapacité des partis et des syndicats de s’adapter à l’évolution de sociétés soumises aux forces corrosives et séductrices de l’individualisation, du néolibéralisme et de la managérialisation [10]. Ce que nous avons observé pendant les années post-dictature est l’érosion du système représentatif ; les jeunes ne sont pas écouté.e.s, ils et elles sont ignoré.e.s, méprisé.e.s et finalement réprimé.e.s par ceux au pouvoir. Dans cette situation, l’évolution émotionnelle vers la « rage » semble possible et normale, pouvant de ce fait pousser de grands segments d’un groupe social vers l’action directe. En effet, la conséquence la plus significative et pérenne a été le refus de la démocratie représentative et la recherche d’une « démocratie réelle » qu’ils et elles retrouvent dans les occupations, dans les assemblées et dans une construction affinitaire de pratiques du politique.