Chroniques d’un jour historique dans la gadoue
Nous avons tout donné dans la boue. Non seulement nos pieds qui pataugeaient dans l’eau de pluie. Non seulement nos corps serrés les uns contre les autres parce que nous n’arrivions pas à entrer dans le centre-ville.
Nous avons donné toute notre énergie, tout notre désir, toutes nos envies de changer l’Histoire. Nous avons donné toute notre joie, toute notre rage, toute notre capacité à tisser ensemble la rébellion.
Avons-nous été naïves de croire que l’État nous ferait cadeau d’une loi qui garantirait notre droit à décider, notre autonomie ?
Non. Nous n’avons pas été naïves. Nous savions – nous savons – que le chemin ne commence et n’aboutit ni au Parlement, ni au pouvoir de l’État, ni à une loi. Nous savions – nous savons – que l’autonomie s’exerce au quotidien. Mais nous ne croyons pas en l’individualisme libéral qui fait de l’autonomie le chemin de la fragmentation sociale. Au contraire, nous croyons en la force de la lutte collective et communautaire.
A présent, le jour d’après, quelques camarades, qui étaient bien peu nombreuses dans les rues pour accompagner la manifestation féminine, font entendre leur voix avec des mots qu’elles avaient en travers de la gorge et qui nous rappellent la nécessité de se passer de l’État pour construire nos propres chemins de vie et de liberté. Nous, les féministes populaires, respectons cette option, mais ce n’est pas celle que nous avons choisie. Nous avons décidé d’avancer, de sauter et de courir aux côtés des milliers de personnes qui sont descendues dans les rues pour crier “Que ce soit la Loi !”.
Parce qu’au moment où nous développons l’autonomie individuelle et celle des petits groupes et collectifs, nous voulons nous assurer que la révolution soit bien pour tout le monde. Notre recours à la loi ne vient pas d’une quelconque confiance en les institutions patriarcales, c’est surtout un moyen comme un autre pour nous d’exercer l’autodéfense féministe. Nous refusons de voir des femmes être emprisonnées ou mourir pour avoir avorté, parce que notre message féministe et nos collectifs ne sont pas arrivés à temps pour l’éviter.
Nous ne croyons pas en la loi patriarcale. C’est pour ça qu’en tant que Mouvements Féministes d’Abya Yala [1], nous avons ouvert un Procès contre la Justice Patriarcale et ses lois. Mais nous allons lutter, avec notre mobilisation, pour soutirer le maximum des institutions machistes, bourgeoises et coloniales, parce que c’est ainsi que nous l’avons appris sur le chemin de notre lutte contre l’impunité des génocidaires.
Pour qu’il y ait plus de 200 miliciens sous les verrous, pour récupérer chacun.e des petits-enfants [2], nous avons dû tirer parti des lois, les faire plier, et parvenir à ce que la pression populaire ouvre des espaces de “Plus Jamais Ça” [3].
Le plus important, cependant, n’est pas de savoir combien de fois nous allons encore devoir sortir dans les rues. Nos corps, même les plus fatigués, sont entraînés à la mobilisation et à l’occupation de l’espace public. Ce qui est génial, ces jours-ci, c’est précisément ce que nous réussissons à faire collectivement, en accordant nos énergies afin de créer une force qui fait trembler le territoire des vieux dinosaures.
Cette marée verte n’est pas une erreur. C’est l’un des visages de notre révolution féministe. C’est ce dont nous devons prendre soin, pour aller encore plus loin. Et quand je dis « aller encore plus loin », je ne parle pas d’autres nouvelles lois, mais de rendre irréversible cette manière d’être antipatriarcale, cette décolonisation des savoirs et des pratiques, cette rupture avec le ghetto individualiste qui se cache derrière les “je t’avais dit que c’était pas possible”.
Les révolutions que nous sommes en train de vivre, de ressentir, qui nous transforment dans nos vies quotidiennes et dans nos relations, ont la force et l’énergie, la joie et l’indignation qui naissent du dialogue intergénérationnel, des femmes, des lesbiennes, des travestis, des trans ; nous commençons à nous reconnaître mutuellement en manifestant ensemble, par milliers, par millions.
Aux groupes anti-droits, nous leur disons de faire gaffe à eux. Nous ne retournerons plus jamais dans la clandestinité, même si leurs porte-paroles réclament déjà nos têtes.
Aux camarades des autres luttes qui ne peuvent dissimuler leur malaise face à cette vague verte et violette, déferlant comme un tsunami dans les maisons et dans les lits, nous leur disons qu’un résultat défavorable ne nous calme, ni ne nous effraie pas, bien au contraire, cela nous met au défi de rendre notre révolution encore plus profonde et radicale.
Aux camarades qui nous donnent des conseils sans marcher au coude à coude avec nous, sans ressentir l’épuisement dans les voix, dans les corps, dans les mains, nous leur disons que ça ne marche pas comme ça. Nous les invitons affectueusement à venir respirer un peu de l’oxygène que nous sommes en train de fabriquer avec nos façons d’avancer, par-delà les frontières, et peut être qu’après ça, leurs conseils pourront avoir plus de force, plus de clarté, et seront un peu plus entendables.
Aux camarades qui ont manifesté avec toutes leurs tripes devant les ambassades et les consulats argentins à travers le monde, nous vous serrons tout contre nos cœurs et nous tremblons avec vous, de douleur et d’espoir, sur les sentiers de cette lutte.
À nous toutes, et tou.te.s, qui partageons gestes d’affection et larmes en pensant continuellement à ce qu’on peut faire de plus pour tout changer, à nous qui nous regardons avec amour en nous remerciant les unes et les autres, en pleurant et en riant comme des folles, trempées et tremblant de froid et brûlant d’un feu incandescent, nous n’avons rien d’autre à ajouter. On se retrouvera dans les rues. Et nous savons… parce que nous l’avons appris de sorcières qui nous ont précédé, que “ce qui est impossible, met simplement plus de temps à arriver”. Et que l’impossible n’est pas une loi. C’est le piège dans lequel le pouvoir est coincé, chaque fois qu’il croit que nous sommes acculées.
Nous sommes les petites-filles des sorcières qu’ils n’ont pas pu brûler, et des Mères de la Place de Mai [4] qui nous ont appris que “la seule bataille qu’on perd, c’est celle que l’on abandonne”.