8 août : le jour d’après

, par Marcha , KOROL Claudia

Cet article a été rédigé par Claudia Korol, militante féministe argentine de longue date, au lendemain du rejet par le Sénat de la loi qui visait à légaliser l’avortement, le 8 août 2018.

Communicatrice à la radio communautaire "La Tribu" à Buenos Aires, auteure de plusieurs livres, tels que "Hacia una Pedagogia Feminista" (en route vers une pédagogie féministe) ou encore "Feminismos Populares. Pedagogias y Politicas" (Féminismes populaires. Pédagogies et politiques), Claudia est une figure incontournable des mouvements féministes latino-américains "depuis le bas et vers la gauche", radicaux et décoloniaux.

Depuis le collectif "Panuelos en Rebeldia" (Foulards en rébellion), Claudia Korol partage dans ce texte les sensations, sentiments et horizons politiques de milliers de jeunes argentines mobilisées le 8 août 2018 devant le Sénat de leur pays afin d’exiger qu’après le Congrès, ce soit au tour des sénateur.rice.s d’approuver le projet de loi qui légaliserait l’avortement dans le pays : "pour l’avortement légal, sûr et gratuit". Face à une courte victoire du "non" à cette loi, l’heure n’est pas à l’appitoiement, mais bien à la radicalisation d’une révolution qui revêt la symbolique d’une "marée" verte, comme couleurs de leurs foulards, et violette comme le féminisme.

Un cri mondial pour l’avortement légal, sûr et gratuit @Fotografias Emergentes (CC BY-NC 2.0)

Chroniques d’un jour historique dans la gadoue

Nous avons tout donné dans la boue. Non seulement nos pieds qui pataugeaient dans l’eau de pluie. Non seulement nos corps serrés les uns contre les autres parce que nous n’arrivions pas à entrer dans le centre-ville.

Nous avons donné toute notre énergie, tout notre désir, toutes nos envies de changer l’Histoire. Nous avons donné toute notre joie, toute notre rage, toute notre capacité à tisser ensemble la rébellion.

Avons-nous été naïves de croire que l’État nous ferait cadeau d’une loi qui garantirait notre droit à décider, notre autonomie ?

Non. Nous n’avons pas été naïves. Nous savions – nous savons – que le chemin ne commence et n’aboutit ni au Parlement, ni au pouvoir de l’État, ni à une loi. Nous savions – nous savons – que l’autonomie s’exerce au quotidien. Mais nous ne croyons pas en l’individualisme libéral qui fait de l’autonomie le chemin de la fragmentation sociale. Au contraire, nous croyons en la force de la lutte collective et communautaire.

A présent, le jour d’après, quelques camarades, qui étaient bien peu nombreuses dans les rues pour accompagner la manifestation féminine, font entendre leur voix avec des mots qu’elles avaient en travers de la gorge et qui nous rappellent la nécessité de se passer de l’État pour construire nos propres chemins de vie et de liberté. Nous, les féministes populaires, respectons cette option, mais ce n’est pas celle que nous avons choisie. Nous avons décidé d’avancer, de sauter et de courir aux côtés des milliers de personnes qui sont descendues dans les rues pour crier “Que ce soit la Loi !”.

Parce qu’au moment où nous développons l’autonomie individuelle et celle des petits groupes et collectifs, nous voulons nous assurer que la révolution soit bien pour tout le monde. Notre recours à la loi ne vient pas d’une quelconque confiance en les institutions patriarcales, c’est surtout un moyen comme un autre pour nous d’exercer l’autodéfense féministe. Nous refusons de voir des femmes être emprisonnées ou mourir pour avoir avorté, parce que notre message féministe et nos collectifs ne sont pas arrivés à temps pour l’éviter.

Nous ne croyons pas en la loi patriarcale. C’est pour ça qu’en tant que Mouvements Féministes d’Abya Yala [1], nous avons ouvert un Procès contre la Justice Patriarcale et ses lois. Mais nous allons lutter, avec notre mobilisation, pour soutirer le maximum des institutions machistes, bourgeoises et coloniales, parce que c’est ainsi que nous l’avons appris sur le chemin de notre lutte contre l’impunité des génocidaires.

Pour qu’il y ait plus de 200 miliciens sous les verrous, pour récupérer chacun.e des petits-enfants [2], nous avons dû tirer parti des lois, les faire plier, et parvenir à ce que la pression populaire ouvre des espaces de “Plus Jamais Ça” [3].

Le plus important, cependant, n’est pas de savoir combien de fois nous allons encore devoir sortir dans les rues. Nos corps, même les plus fatigués, sont entraînés à la mobilisation et à l’occupation de l’espace public. Ce qui est génial, ces jours-ci, c’est précisément ce que nous réussissons à faire collectivement, en accordant nos énergies afin de créer une force qui fait trembler le territoire des vieux dinosaures.

Cette marée verte n’est pas une erreur. C’est l’un des visages de notre révolution féministe. C’est ce dont nous devons prendre soin, pour aller encore plus loin. Et quand je dis « aller encore plus loin », je ne parle pas d’autres nouvelles lois, mais de rendre irréversible cette manière d’être antipatriarcale, cette décolonisation des savoirs et des pratiques, cette rupture avec le ghetto individualiste qui se cache derrière les “je t’avais dit que c’était pas possible”.

Les révolutions que nous sommes en train de vivre, de ressentir, qui nous transforment dans nos vies quotidiennes et dans nos relations, ont la force et l’énergie, la joie et l’indignation qui naissent du dialogue intergénérationnel, des femmes, des lesbiennes, des travestis, des trans ; nous commençons à nous reconnaître mutuellement en manifestant ensemble, par milliers, par millions.

Aux groupes anti-droits, nous leur disons de faire gaffe à eux. Nous ne retournerons plus jamais dans la clandestinité, même si leurs porte-paroles réclament déjà nos têtes.

Aux camarades des autres luttes qui ne peuvent dissimuler leur malaise face à cette vague verte et violette, déferlant comme un tsunami dans les maisons et dans les lits, nous leur disons qu’un résultat défavorable ne nous calme, ni ne nous effraie pas, bien au contraire, cela nous met au défi de rendre notre révolution encore plus profonde et radicale.

Aux camarades qui nous donnent des conseils sans marcher au coude à coude avec nous, sans ressentir l’épuisement dans les voix, dans les corps, dans les mains, nous leur disons que ça ne marche pas comme ça. Nous les invitons affectueusement à venir respirer un peu de l’oxygène que nous sommes en train de fabriquer avec nos façons d’avancer, par-delà les frontières, et peut être qu’après ça, leurs conseils pourront avoir plus de force, plus de clarté, et seront un peu plus entendables.

Aux camarades qui ont manifesté avec toutes leurs tripes devant les ambassades et les consulats argentins à travers le monde, nous vous serrons tout contre nos cœurs et nous tremblons avec vous, de douleur et d’espoir, sur les sentiers de cette lutte.

À nous toutes, et tou.te.s, qui partageons gestes d’affection et larmes en pensant continuellement à ce qu’on peut faire de plus pour tout changer, à nous qui nous regardons avec amour en nous remerciant les unes et les autres, en pleurant et en riant comme des folles, trempées et tremblant de froid et brûlant d’un feu incandescent, nous n’avons rien d’autre à ajouter. On se retrouvera dans les rues. Et nous savons… parce que nous l’avons appris de sorcières qui nous ont précédé, que “ce qui est impossible, met simplement plus de temps à arriver”. Et que l’impossible n’est pas une loi. C’est le piège dans lequel le pouvoir est coincé, chaque fois qu’il croit que nous sommes acculées.

Nous sommes les petites-filles des sorcières qu’ils n’ont pas pu brûler, et des Mères de la Place de Mai [4] qui nous ont appris que “la seule bataille qu’on perd, c’est celle que l’on abandonne”.

Voir l’article original en espagnol sur le site de Marcha. Una mirada popular y feminista de la Argentina y el mundo

Notes

[1Le terme Abya Yala vient d’une langue autochtone de Colombie, et désigne la terre, le territoire de ce peuple, dans leur propre langue. Dans la démarche de décolonisation des savoirs et de la façon de comprendre le monde, de nombreux mouvements féministes latino-américains ont commencé à utiliser ce terme plutôt que "latino-américains", car le mot "Amérique" provient de la féminisation du nom "Américo", colon européen ayant participé à l’invasion et au pillage de ce territoire. Il s’agit donc, pour elles, de se nommer soi-même à partir de la langue de leurs ancêtres, et non de celle du colonisateur

[2Au cours de la dictature argentine, entre 1976 et 1983, des milliers de bébés, enfants d’opposant.e.s politiques séquestré.e.s, furent kidnappé.e.s et remis.es à des familles alliées de la dictature après des accouchements clandestins et des adoptions illégales. L’identité de ces enfants leur a été systématiquement cachée, et ce traumatisme traverse encore la société argentine jusqu’à aujourd’hui

[3Le slogan "Nunca Mas", Plus Jamais Ça, fait référence aux crimes commis par la dictature argentine, entre 1976 et 1983. Il s’agit d’un processus de mémoire impulsé par la société civile et les victimes de graves atteintes aux droits humains, famille de "disparu.e.s" [opposant.e.s politiques séquestré.e.s et souvent exécuté.e.s extra-judiciairement], etc.

[4Les Mères de la Place de Mai sont les femmes qui, à partir de 1977, commencèrent à se réunir sur la Place de Mai, à Buenos Aires, pour exiger le retour (en vie) de leurs enfants et/ou proches disparu.e.s, puis avec le temps de connaître la vérité sur la disparition. Leur symbole, un foulard blanc, a été la source d’inspiration du foulard vert qui a représenté la lutte pour la légalisation de l’avortement. Après la fin de la dictature, ces femmes ne se sont pas démobilisées, afin d’exiger que les criminels soient jugés et condamnés

Commentaires

Cet article, publié le 10 août 2018 sur le site de Marcha.arg, a été traduit de l’espagnol au français par Clémence Tavernier et Lucie Lopez, traductrices bénévoles pour Ritimo.

Pour une contextualisation de la lutte pour l’avortement légal, sûr et gratuit en Argentine, voir l’article "Au-delà du rejet de la loi pour la légalisation de l’avortement en Argentine : une quatrième vague féministe ?", mis en ligne sur notre site : https://www.ritimo.org/Au-dela-du-rejet-de-la-loi-pour-la-legalisation-de-l-avortement-en-Argentine