Mehdi Ben Barka : Une vie d’engagement

Solidarité et nouvel internationalisme

, par MCM , GALLISSOT René

En 1947, la date du 21 février devient « Journée mondiale de solidarité internationale avec les luttes de libération », du moins pour les militant·es du Mouvement de la paix, dans l’obédience du communisme soviétique. L’organisation du Mouvement mondial des partisans de la paix confirme la célébration lors de sa constitution en août 1948 ; les partis et associations progressistes antifascistes manifestent ce jour-là, ainsi que les mouvements d’indépendance anticoloniaux du Proche-Orient, de manière plus vive.

Au XIXe siècle en Europe, « solidarité » était d’usage fréquent dans l’expression du mouvement ouvrier et en 1848 lors du « printemps de peuples ». En 1947-48, c’est le transfert de l’idée de libération au sens d’indépendance nationale, de l’Europe sous occupation des armées allemandes et alliées de l’Axe, vers l’autre monde : Chine, Indochine, Indonésie sous occupation de l’armée japonaise et des puissances coloniales et même les projections armées des États-Unis. Des mouvements nationaux se lèvent aussi en Afrique.

Il est vrai qu’en 1948, en Palestine, l’expansion des forces armées écrasant et refoulant les Palestinien·nes pour imposer la création de l’État d’Israël relève encore de l’idéologie de primauté de solidarité antifasciste ; ce qui détourne l’attention du mouvement national palestinien. La lutte des Palestinien·nes reste une question d’indépendance nationale non résolue.

Le choix de la date du 21 février se calque sur l’exemple du Caire pour la violence de la répression des manifestations de masse portées par le Comité d’union des étudiants et des ouvriers. C’est ce front de solidarité du mouvement ouvrier et du mouvement étudiant qui inspire le Mouvement égyptien de libération nationale qu’organise clandestinement Henri Curiel.

Le « Groupe Curiel », toléré sous Neguib (1956) et un temps sous Nasser puis rejeté vers l’exil en Italie et en France principalement, organise l’association Solidarité d’aide aux luttes d’indépendance dont les noyaux de base seront à Paris, Genève et plus encore Alger où se retrouvera Mehdi Ben Barka lors de son second exil.
La notion de solidarité retrouve un de ses sens premiers de liens entre les clandestin·es réprimé·es au pays et les exilé·es, mais surtout contre la guerre française d’Algérie et sous l’effet de l’exemple de la lutte au Vietnam puis de la victoire de Fidel Castro à Cuba en 1959. Elle se fait selon l’expression de Curiel : « solidarité concrète » , par la volonté de pratiques d’aide aux luttes de libération.

Rencontre du responsable et militant politique avec un groupe de paysans et d’ouvriers de l’usine de chanvre voisine. Toujours le même objectif : rassembler, expliquer, convaincre. (© Pierre Boulat 1958)

D’Alger à la Tricontinentale : d’Henri Curiel à Mehdi Ben Barka

À la sortie de la prison de Fresnes après les Accords d’Évian, Henri Curiel s’emploie encore à lancer un Mouvement anticolonialiste français qui publie le périodique Vérités anticolonialistes. Par intermédiaire, Mehdi Ben Barka prend contact avec cet organisateur du soutien au Front de libération nationale (FLN), organisation politique de l’insurrection algérienne. Il est convaincu que l’aide au FLN n’est pas une fin en soi, mais constitue un « début de l’élargissement de la solidarité avec d’autres peuples, d’autres combats ». Cette concordance prend forme quand Ben Barka dans ses exils de 1963 et 1964 séjourne à Alger. « Solidarité » devient le nom de l’association non déclarée en France où se tiennent les réunions de bureau et congrès, de « soutien des luttes anti-impérialistes dans le monde ». Solidarité apporte assistance aux partisan·es des mouvements nationaux par des facilités de déplacement, des points de chute et des passages de frontières, des fournitures matérielles ainsi que la fabrication de faux passeports. L’aide médicale s’exerce en particulier aux Antilles et en Amérique du Sud.

En 1962, une mission s’est établie au Mozambique pour aller et venir en Afrique du Sud. C’est pour la lutte de l’African National Congress (ANC) interdite que sont organisés des stages de pratique de la clandestinité et de connaissance interne des services de renseignements et d’ambassades, notamment de celle d’Israël.

Dans ses documents internes, l’organisation Solidarité précise qu’elle ne participe pas aux luttes de libération ni à l’action armée mais aide les militant·es à mener leur combat. La marche au soulèvement par une Armée de libération demeure l’option forte, sinon primordiale. L’armée surgit au grand jour à partir d’un foco (un foyer révolutionnaire), selon la théorie de Che Guevara pour l’Amérique latine. De là, dans les stages, la place accordée à l’instruction militaire, du maniement des armes, du stockage et de l’approvisionnement. Ces stages de formation se tiennent le plus souvent en France, faisant aussi un état de la situation internationale s’appuyant sur l’histoire des luttes d’émancipation.

À Alger, venant du Maroc pour retrouver Mehdi Ben Barka, se regroupent les représentant·es des organisations nationalistes de colonies portugaises (CONCPT) : Guinée et Cap Vert, Angola aux côtés du Front de libération du Mozambique (FRELIMO) et des militant·es en exil du sud de l’Afrique et d’Afrique occidentale subsaharienne, de l’ANC, de l’Union des populations du Cameroun (UPC), de l’Union des forces populaires pour la démocratie et le progrès du Niger (SAWABA), des exilé·es aussi d’anciennes colonies espagnoles ou demeurées comme telles (Sahara occidental). Mandela est passé par Alger ; Malcom X arrive en 1964 ; le Che s’arrête en 1964 et en 1965 avant d’aller voir ce qui se passe dans les maquis d’Érythrée et du Congo. À l’accueil très ouvert de l’Ambassade de Cuba grandit le nombre des Caribéen·nes, et plus encore de Sud-américain·es.

« Solidarity » en anglais entre dans les publications depuis Londres du Movement for Colonial Freedom, intégrant des bulletins Afro Asia, mais l’attention se porte de plus en plus sur l’Amérique latine. L’association La Cimade, qui porte en sous-titre : « l’humanité passe par l’autre » et s’emploie à la défense des migrant·es, réfugié·es et déplacé·es, privilégie déjà le mot de solidarité. Henri Curiel et son réseau d’aide à la lutte de libération algérienne étaient liés aux frères Jehan et Gérold de Wangen dont la puissante famille banquière et industrielle protestante (« les de Wangen, c’est Solvay ») avait pris part à la fondation de La Cimade et la soutenait financièrement. Par ce protestantisme, le nom et l’idéal de solidarité à partir du sens religieux pour celles et ceux qui ne se satisfont pas de parler de charité s’adressent aux laïc·ques progressistes.

Cet idéal est aussi un signe emblématique pour les prêtres de la Mission de France à Paris mais plus encore pour celles et ceux qui, en Amérique latine, portent l’action sociale aux classes exploitées. Sur ce continent, les églises répercutent ce terme de solidarité à l’exemple de don Helder Camara, évêque auxiliaire de Rio puis archevêque de Recife au Brésil. Leur action et les thèses sur le sous-développement sont étudiées à l’Université de Louvain en Belgique qui comprend le Centre tricontinental (CETRI), embrassant donc le Tiers-monde. Les luttes combattent les dictatures au service des trusts des États-Unis : elles sont donc anti-impérialistes.

Cette compréhension du sous-développement est retenue aussi bien par Henri Curiel que par Mehdi Ben Barka. Et même si l’influence de La Cimade est plus vive sur le premier que sur le second, pour les deux, la référence aux classes sociales et au front de classes est empruntée au marxisme pédagogique dominant. Le front national anti-impérialiste s’appuie sur trois ou quatre classes : fondamentalement sur la classe ouvrière et paysanne, sur la bourgeoisie nationale - ou plutôt la fraction nationale de la bourgeoisie et plus encore de la petite bourgeoisie -, et plus sûrement sur les intellectuel·les révolutionnaires. Dans Option révolutionnaire au Maroc que François Maspero édite à Paris en 1965 et qui conforte le rapport de Medhi Ben Barka au 2e congrès de l’Union nationale des forces populaires (UNFP) [1] en 1962, le leader marocain précise que l’action politique s’efforce de tenir conjointes les deux espérances, celle du développement national dont les termes sont nationalisations et planification étatique, accumulation économique dans et par l’État national rendu démocratique qui s’appuie sur la jeunesse, sur l’instruction généralisée, en particulier celle des femmes, le savoir et l’audace intellectuelle, et en même temps celle de l’avenir des sociétés en cours d’émancipation dans l’espace mondial conflictuel. À l’intérieur donc, la voie et le front démocratique et, à l’international, la montée en force des trois continents. Bien que se référant à la théorie des deux mondes - impérialiste et socialiste -, Ben Barka (comme déjà pour Solidarité) et Curiel (avec moins de détermination) refusent de se subordonner au camp de la Russie soviétique ou à celui de la Chine communiste. La voie tricontinentale surmonte les méfaits de la crise du mouvement communiste.

À Alger, Mehdi Ben Barka se trouve au cœur de l’effervescence intellectuelle et militante du débat révolutionnaire des premières années de l’indépendance. L’ardeur vient de la présence des représentant·es des luttes de libération. Comme les jeunes entrent en nombre, filles comprises, à l’Université devenue algérienne après suspension de leurs études et au sortir des maquis plus qu’abrités aux frontières tunisienne et marocaine, le bouillonnement déborde la cinémathèque sur les terrasses de café et les places publiques et se concentre à l’Université et à l’Institut d’études politiques, à la Librairie du Parti (FLN) puis à la Librairie Tiers-monde. Il tente de relancer la Revue africaine et élabore un projet de Centre d’études et de documentation sur les mouvements de libération nationale, pour être l’organe d’information, d’agitation et de réflexion de la commission anticolonialiste dont il est le président. C’est l’ouverture vers les trois continents de l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques (OSPAA) qui a été créée à Accra en 1957, par cette marche vers la Tricontinentale. Tous les mots sont là.

De l’OSPAA à la Tricontinentale, vers un nouvel internationalisme

L’Organisation de l’unité africaine (OUA) s’est donnée, à son congrès d’Accra en mai 1963, une Charte qui lie les États, définit la nation comme « un État, un peuple, un territoire » et met en avant la volonté de préserver « l’intégrité territoriale ». Il est vrai qu’au congrès, ce sont les représentant·es des États nouvellement indépendants qui siègent. Certaines indépendances sont fruits de luttes de libération, mais d’autres sont formelles comme celles de 1960 prononcées au sein de la Communauté française, en quelque sorte pour rattraper la transformation des dominions britanniques.

Préserver les frontières territoriales qui viennent du découpage colonial n’est pas l’obsession de l’OSPAA ; celle-ci n’est pas constituée par des délégué·es d’États mais par des représentant·es des mouvements de libération. L’adhésion majeure aux exemples du Vietnam et de l’indépendance algérienne en 1962 va à la victoire d’une Armée de libération. L’OSPAA rassemble donc mouvements et partis d’indépendance. Cette distinction est fondamentale pour Mehdi Ben Barka qui ne reprend pas le droit prétendument historique de l’empire sultanien qu’invoque la monarchie marocaine.

Dans son programme, l’OSPAA se prononce en faveur de la libération du peuple palestinien et ne cesse d’en appeler à la solidarité de soutien des luttes. Pour Mehdi Ben Barka, cette orientation conforte son abandon des illusions communes dans la gauche antifasciste des années 1945-1947 et dans le socialisme mis ensuite en application dans les premières années au sein de l’État d’Israël. En 1962, le 2e congrès de l’UNFP ne situait pas Israël dans son « mouvement qui constitue une partie d’une lutte mondiale qui va de la Chine à Cuba ».

Le programme de l’OSPAA comprend dans ses objectifs non seulement l’aide aux mouvements de libération nationale « pour l’intensification de toutes formes de lutte, y compris armée », mais aussi la liquidation des bases étrangères, l’action pour le désarmement et l’opposition aux armes nucléaires, ce que porte alors l’activisme des partis Verts - on l’a oublié et eux aussi bien souvent. Ajoutons l’opposition à l’apartheid et à la discrimination raciale. C’est ce programme que le 4e congrès de l’OSPAA, qui s’est tenu à Accra en mai 1965, entend appliquer sur « les trois continents » en confiant à Mehdi Ben Barka la présidence du comité préparatoire d’une conférence fondatrice de la Tricontinentale qui doit se tenir à Cuba au début de 1966.

Le comité préparatoire de la conférence tricontinentale se réunit au Caire le 1er septembre 1965. Il fait siens ces objectifs en y insufflant le dynamisme propre à Mehdi Ben Barka. La finalité de la Tricontinentale est celle de « la libération totale ». Fin septembre, il se déplace à La Havane pour l’annonce et la mise au point de la conférence le 3 janvier suivant. Mais tout au long de 1965, la dynamique du mouvement des luttes nationales s’affaiblit, en particulier par la succession des coups d’État militaires.

La rivalité s’intensifie avec la conférence des États indépendants, dite aussi des peuples d’Afrique et d’Asie. Ce second Bandung, réunissant des délégations étatiques et des partis en guerre d’indépendance en Afrique et en Asie, devait se tenir à Alger le 29 juin 1965. À l’époque, Mehdi Ben Barka s’appuie sur le président algérien Ahmed Ben Bella à qui il adresse encore un rapport de politique internationale analysant notamment la double conduite du général de Gaulle entre, d’une part, la ligne coloniale et postcoloniale de son conseiller pour l’Afrique, Foccart, et, d’autre part, son acceptation de l’époque de la fin des empires coloniaux, se soumettant de fait à la décolonisation.

Or par le coup d’État militaire du 19 juin 1965, le colonel Houari Boumedienne se substitue à Ben Bella à la tête de l’État algérien. Le second Bandung est ajourné et le Festival mondial de la jeunesse prévu en juillet est déplacé à Sofia. Mehdi Ben Barka maintient le lien avec le FLN et Alger représenté par Boumedienne. En octobre 1965, Soekarno est éliminé de la présidence d’Indonésie ; les deux principaux appuis au sein de pays en révolution nationale disparaissent, mais Mehdi Ben Barka prévient Fidel Castro que la préparation de la conférence tricontinentale se poursuit activement pour se tenir à Cuba au début de 1966.

La position d’Henri Curiel entérinée par le comité directeur de Solidarité est similaire. La participation algérienne et la présence soviétique sont confirmées, ce qui permet à Mehdi Ben Barka d’annoncer le 3 octobre 1965 : « Le deux courants de la révolution mondiale vont être représentés : le courant qui a surgi avec la révolution d’Octobre et celui de la révolution nationale libératrice ». Il est convenu que Jehan de Wangen, le proche collaborateur de Curiel, accompagnera Ben Barka à la Havane pour assurer le secrétariat de la conférence tricontinentale. Mehdi Ben Barka disparaît le 29 octobre 1965, mais la Tricontinentale a bien lieu en janvier 1966.

Après la mort de Che Guevara en octobre 1967 est publié son « message à la conférence tricontinentale ». On peut y lire son appel « à créer deux, trois, de nombreux Vietnam », un appel repris par les mouvements de jeunesse étudiante qui débordent des campus et culminent par les grèves et les grandes manifestations de rues en mai 1968, ce mouvement social nouveau.

En faisant entrer les luttes nationales du Tiers-monde dans l’espace capitaliste-impérialiste mondial, Mehdi Ben Barka combine la lutte sociale et la lutte nationale des pays dominés. Il renvoie à la fois à des rapports de classes et à des fronts nationaux. L’action politique est double : à l’intérieur d’un pays, la voie démocratique est portée par un front de partis et si possible d’associations. La conception des classes évolue en passant de la notion de front de classes vers celle de front de masses. « Masses populaires » devient l’expression la plus fréquente comme pour anticiper les temps présents de prolétarisation urbaine ou urbanisation prolétarisante.

Sur le plan mondial, second horizon de l’action politique, la voie de masses de la Tricontinentale devient la voix internationale des masses exploitées et dominées en dehors du travail lui-même. C’est là que se pose actuellement la question d’un nouvel internationalisme, en cette période de mode identitaire, de repli nationaliste, d’enfermement et de purification dite ethnique - pour ne pas dire raciste. Après l’avancée des libérations nationales sévit le temps du nationalisme d’État que l’on sert en parlant de préférence nationale, de défense de la souveraineté et, déjà, de défense nationale pour taire la politique d’armement et l’exportation d’armes, et plus encore de secret et d’intérêt d’État. En parlant de « solidarité nationale », quel est l’objectif ?

Ben Barka est d’abord mort pour son action sur la voie démocratique au Maroc défendant encore, en juin 1965, un front démocratique face à Hassan II. Mais il est mort tout autant pour sa marche vers la Tricontinentale qui a suscité la complicité active des services de renseignement de France, des États-Unis et d’Israël.

La contradiction que néglige la répétition du terme de « solidarité » - si l’on pense aux « quotas de migrant·es » - est plus encore celle de l’universalité des droits humains dont fait partie la liberté de circulation qui ne saurait être subordonnée ni au nationalisme d’État ni à l’unicité de l’identité nationale qui commande les discriminations. Un nouvel internationalisme comprend une transnationalisation des solidarités. Sortons du privilège culturel national pour entrer dans une « culture-monde » !