Le voyage de mille lieues

, par Africa is a Country , LINDMANN Cendrine (trad.), YACOB-HALISO Olajumoke

Dans quelle mesure les travaux de recherche concernant les réfugié·es et les migrations forcées pourraient-ils bénéficier du processus de décolonisation qui s’inscrit dans le domaine des études africaines ?

L’immense majorité des réfugié·es (plus de quatre-vingts pour cent) est géographiquement située dans les pays du Sud. Malgré tout, les médias, les universitaires et les politicien·nes occidentaux·ales ont tendance à se concentrer presque exclusivement sur les flux migratoires de l’Afrique et des autres pays du Sud vers les pays du Nord, ce qui donne une image déformée de la réalité des réfugié·es des pays du Sud « envahissant » ceux du Nord. En plus d’être représentative d’une vision occidentale, cette image accentue l’anxiété suscitée par la montée des mouvements nationalistes et xénophobes de droite de ces sociétés.

L’idéologie coloniale est intrinsèque à un grand nombre de dispositifs, de mesures et de travaux de recherche concernant les réfugiées africaines, ce que démontrent certaines réalités. Les relations étroites entre la sphère politique et le monde universitaire dans le domaine des études sur les réfugié·es ont mené à une réciprocité entre théorie et pratique, favorisant ainsi les mécanismes d’amplification de la marginalisation et du dénigrement des réfugié·es africain·es, où qu’ils et elles se trouvent. La recherche considère généralement que l’entrée des réfugié·es africain·es dans le régime international des réfugié·es, au cours de la période de décolonisation, est un problème, que doivent résoudre les responsables politiques et les organisations humanitaires. Cette conception remonte aux origines du régime international des réfugié·es, qui ont produit une situation dans laquelle les réfugié·es plus tard venu·es d’ailleurs que l’Europe étaient avant tout considéré·es comme les « autres », comme un problème à gérer et non comme des personnes à aider.

Comment un régime créé pour l’Europe serait-il un jour capable de répondre de manière significative aux réalités des « autres » réfugié·es, une catégorie automatiquement produite par l’actuel système restrictif ? L’existence de la Convention de 1969 de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) sur les réfugié·es n’a pas modifié la dynamique de pouvoir entre l’Afrique et l’Occident en matière de dépendance vis-à-vis de l’aide extérieure, laquelle reste en constante diminution pour les réfugié·es en Afrique.

Les recherches menées à partir des pays du Sud n’influencent pas substanciellement ces réalités, soit parce qu’elles ne bénéficient pas d’un soutien financier important, soit parce qu’elles ne sont pas acceptées dans les principales revues scientifiques et autres publications des pays du Nord, ce qui contribue à les rendre invisibles aux yeux des universitaires internationaux·ales et des responsables politiques concernant les réfugié·e·s. Cette situation n’est pas surprenante compte tenu de fortes disparités en ce qui concerne les ressources entre les universitaires et les institutions de part et d’autre, sans oublier le rôle d’intermédiaire obligé des universitaires du Nord qui vient limiter davantage les publications.

Les réfugiées et les migrantes africaines sont confrontées à ces systèmes imbriqués et à ce qu’on peut appeler un « triple péril », concept féministe qui reconnaît le chevauchement des différents désavantages qui émanent des identités des femmes. Premièrement, en tant qu’Africaines, les réfugiées et les migrantes du continent subissent la marginalisation des Africain·es dans un régime de réfugié·es institué pour les Européen·nes dans l’Europe de l’après-guerre, et qui n’a jamais été revu de manière substantielle pour accueillir les Africain·es. Deuxièmement, de par leur genre, les Africaines sont le plus souvent considérées comme des citoyennes de deuxième ordre où qu’elles se trouvent, et elles doivent lutter pour obtenir leurs pleins droits et leur autonomie face à des systèmes nationaux et internationaux patriarcaux et discriminatoires qui les exploitent. L’histoire de la perspective de genre dans le cadre du droit et des politiques publiques relatifs aux réfugié·es indique que la protection des réfugiées a été pensée après coup, tant dans les politiques que dans la pratique ; d’autant plus que ces femmes étaient pour la plupart originaires des pays du Sud. Troisièmement, les différences intersectionnelles entre les Africaines - sur la base de l’ethnicité, de la sexualité, de la classe, du handicap, de la nationalité et de la race - produisent une pléthore de causes de marginalisation supplémentaires, qui échappent aux chercheur·ses et aux profesionnel·les occidentaux·ales, mais aussi parfois Africain·es.

La décolonisation est ancrée dans une démarche de reconnaissance du passé colonial enraciné dans les systèmes, les structures et les processus de la société, qui s’engage à s’en défaire afin de les remplacer par des connaissances, des identités et des aspirations propres à l’Afrique. Il est primordial de documenter en premier lieu la façon dont les réfugié·es africain·es ont jusqu’à présent été sous-estimé·es dans la production des connaissances, et comment leur présence au fil des ans a été construite de manière à satisfaire l’ambition hégémonique de l’impérialisme occidental. Les études sur les réfugié·es s’appuient encore largement sur des catégories produites par les politiques d’État, qui divisent les populations migrantes en deux catégories : les personnes qui méritent d’être protégées, et celles dont les ambitions migratoires sont criminalisées. C’est ainsi que la recherche devient source de pouvoir discursif et assure la durabilité de ces catégories qui en réalité ne sont pas fondées et qui affecte négativement les migrant·es africain·es de façon disproportionnée.

Par ailleurs, la tendance à faire porter aux États d’Afrique la responsabilité quasi totale de la crise des réfugié·es africain·es est une réaction que l’on retrouve souvent dans la littérature sur les réfugié·es, et qui passe sous silence les impacts multiples du colonialisme et des interventions néocoloniales sur les peuples africains. Tout cela est très pratique pour les gouvernements occidentaux, puisque ces recherches continuent de légitimer le fait qu’ils n’aient pas à assumer leur part dans le partage des charges liées à l’aide aux réfugié·e·s africain·e·s. En outre, au moment de prendre en compte les besoins des réfugiées africaines dans les programmes d’immigration, des notions essentialistes reposant sur des théories féministes libérales blanches ont imprégné l’élaboration et la mise en œuvre de ces programmes.

Alors que l’effervescence du décolonial traverse divers domaines et lieux universitaires du Caire au Cap et de la Norvège à la Nouvelle-Zélande, le champ des études sur les réfugié·es et les migrations forcées s’ouvre progressivement à ces réflexions. L’implication d’universitaires et de féministes africain·es engagé·es en tant que chercheur·ses sur les expériences de migration des femmes en Afrique est absolument indispensable. Les réseaux, les consortiums et la collaboration entre les chercheur·ses féministes africain·es, les institutions universitaires, les réfugiées elles-mêmes, les profesionnel·les et les gouvernements sont en mesure de puissamment réécrire le récit sur les réfugié·es et les migrant·es africain·es. Ces alliances permettent de mutualiser les ressources, d’amplifier les voix, de diffuser efficacement l’information et de renforcer l’impact capable de contrer la domination occidentale dans les études sur les réfugié·es et les migrant·es africain·es. Les études décoloniales doivent également aller au-delà de la binarité de genre qui occulte de nombreux·ses réfugié·es et migrant·es dans la recherche.

Néanmoins, les identités africaines ou de genre des chercheur·ses et la situation géographique de la recherche en Afrique ne garantissent pas l’émancipation vis-à-vis des obstacles actuels. Au contraire, il est important de considérer avec attention les actions formelles et informelles des féministes africain·es et des spécialistes des réfugié·es en matière de théorie, de méthodologie et de pratiques décoloniales.

Même s’il y a du chemin à parcourir, « un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas [1] ». Un problème connu est (seulement) à moitié résolu.

Voir l’article original en anglais sur le site d’Africa is a country

Notes

[1citation antique de Lao-Tseu

Commentaires

Olajumoke Yacob-Haliso est professeur associé en études africaines et afro-américaines à l’Université Brandeis, située à Waltham dans le Massachusetts aux États-Unis.

Cet article, initialement paru en anglais en novembre 2022, a été traduit vers le français par Cendrine Lindman, traductrice bénévole pour ritimo. Il est republié ici avec l’autorisation explicite d’Africa is a country.