Commémorer, c’est à la fois une nécessité et une manière de se souvenir ensemble, de construire, de transmettre et de préserver la mémoire.
La personnalité exceptionnelle de Ben Barka et l’implication de plusieurs États dans ce crime politique donneront à ce qu’on appelle communément « l’Affaire Ben Barka » un retentissement de dimension internationale. Cinquante-cinq ans après, l’enquête judiciaire est toujours ouverte, les circonstances du crime non élucidées, sa sépulture inconnue de sa famille ; la pleine vérité reste à établir et la justice tarde à être rendue.
Mehdi Ben Barka joue un rôle majeur dans le processus qui aboutit à l’indépendance du Maroc en 1956. En novembre de la même année, il est élu président de l’Assemblée nationale consultative (ANC), ébauche de Parlement. Jusqu’à la dissolution de cette dernière en 1959, il s’efforcera de faire de cette institution qui n’a aucun caractère délibératif un lieu de débat, un cadre d’apprentissage de la démocratie. Il est l’un de ceux qui ont pensé concrètement le partage des pouvoirs ; il milite pour l’instauration d’une monarchie constitutionnelle moderne qu’exprime la revendication majeure d’une Constituante.
La période est marquée par de fortes tensions et des incertitudes qui se manifestent par l’affrontement entre, d’une part, les différentes forces du mouvement national qui ont conduit la lutte anticoloniale et ambitionnent de contribuer au développement et à la démocratisation du pays et, d’autre part, le pouvoir royal aux prétentions absolutistes. Le problème majeur est celui des institutions, c’est l’avenir du pays qui est en jeu.
Parallèlement, de profondes divisions au sein du Parti de l’Istiqlal (parti de l’Indépendance) opposent une aile conservatrice et une aile progressiste, celle-ci rassemblant les militant·es issu·es de la Résistance, les syndicats ouvriers et étudiants, dont Ben Barka est l’un des principaux animateurs.
Le gouvernement d’Abdallah Ibrahim, d’orientation socialiste, formé le 24 décembre 1958, soutenu activement par Mehdi Ben Barka qui est considéré comme l’une des personnalités les plus importantes de la vie politique marocaine, marque la volonté de jeter les bases d’une véritable émancipation du Maroc. Dès sa constitution, le gouvernement s’attache à consolider l’indépendance nationale et met en œuvre de grands chantiers économiques et sociaux, ainsi qu’une nouvelle diplomatie : abandon du franc marocain (indexé sur le cours du franc français) au profit du dirham, création de la Caisse nationale de sécurité sociale, adhésion à la Ligue arabe et soutien au panafricanisme…
En janvier 1959, Ben Barka et ses camarades de l’aile gauche du Parti de l’Istiqlal, jugeant le parti trop conservateur, provoquent une scission en créant d’abord « les Fédérations autonomes du Parti de l’Istiqlal » qui aboutiront en septembre à la fondation de l’Union nationale des forces populaires du Maroc (UNFP).
C’est dans ce contexte que Life Magazine demande à Pierre Boulat de réaliser un portrait du leader de la gauche marocaine. Mehdi Ben Barka, en tant que président de l’ANC, avait déjà effectué un voyage officiel aux États-Unis du 20 mars au 10 avril 1957. Il avait donné des conférences aux universités de Harvard, Columbia, Stockton et Phoenix et prononcé un discours devant le Congrès de Porto Rico.
Au début de l’année 1959, pendant un mois, Pierre Boulat accompagne Mehdi Ben Barka : il suit le leader politique pendant ses réunions de travail, l’homme politique dans ses déplacements importants et ses rencontres avec ses compatriotes, et le père de famille lors de moments intimes de sa vie privée. Ce sont quelques-uns de ces clichés qui accompagnent les textes de ce dossier. Aimablement mises à la disposition de l’Institut Mehdi Ben Barka par Annie Boulat - la veuve de Pierre - et l’Association Pierre & Alexandra Boulat, les photographies de Pierre Boulat réunies dans le livret Mehdi Ben Barka : Un autre monde, solidaire ! ont une force de témoignage des différentes dimensions de la vie (vivante) de Mehdi Ben Barka. Des portraits, des visages vus de près, une lumière tranchée, un parti pris clair : celui de tenter de capter « l’instant de vérité ».
Mehdi Ben Barka est né il y a cent-un ans. Il a été assassiné à quarante-cinq ans, dans la plénitude de ses capacités physiques et intellectuelles, au moment où il s’engageait dans le formidable projet de réunification des forces révolutionnaires du Tiers-monde. Ces photos permettent de garder de lui l’image d’intense dynamisme qu’il a laissée auprès de toutes celles et tous ceux qui l’ont côtoyé.