Mehdi Ben Barka : Une vie d’engagement

Mehdi Ben Barka : Une vie d’engagement en faveur de valeurs universelles

, par MCM , BEN BARKA Bachir

Il y a cent ans, en 1920, Mehdi Ben Barka naissait à Rabat.

C’est dire s’il fut marqué par l’histoire d’une partie du XXe siècle. Celle de la lutte des peuples du Tiers-monde pour leur indépendance politique, mais également pour leur émancipation de la tutelle des anciennes puissances coloniales, dans la perspective d’un réel développement économique, social et culturel. Plus qu’un témoin attentif de cette histoire, il en fut un acteur de premier plan. Sa pensée et son action ont largement débordé du cadre marocain, maghrébin et arabe, pour aborder les questions fondamentales de l’époque qui demeurent d’une brûlante actualité : indépendance et libération des peuples du Tiers-monde, démocratie, droits humains, justice sociale, sortie du sous-développement économique et construction d’une société nouvelle.

Mehdi Ben Barka est né dans une famille modeste de la Médina de Rabat. Son père est un petit commerçant et sa mère fait des travaux de couture à domicile. Il est le troisième d’une fratrie de sept enfants.

Il entre par hasard, et presque par effraction, à l’école primaire. À la fin années 1920, le nombre de Marocain·es scolarisé·es est encore très faible, à cause du système inégalitaire de l’enseignement colonial : peu d’écoles, peu de classes et, partant de là, une sélectivité sociale très prononcée. Un seul enfant par famille modeste pouvait obtenir ce privilège. C’est Brahim, le frère aîné de Mehdi, qui a pu s’inscrire à l’école des « Fils de Notables ». Poussé par son désir de s’instruire, Mehdi continue d’accompagner son frère jusqu’à la porte de l’école ; il reste assis à l’attendre sur le trottoir près de la fenêtre de la salle de classe. Le « siège » dure trois mois avant que, touchée par cette persévérance, l’institutrice qui dirige l’école avec son mari le prenne dans sa classe et l’autorise à s’asseoir sur le banc placé au fond de la salle. Mehdi y développe rapidement ses grandes potentialités intellectuelles, montrant d’étonnantes aptitudes à l’apprentissage. Son frère Abdelkader écrira des années plus tard :

« L’Affaire Ben Barka a vraisemblablement commencé un jour d’octobre 1929 où Mehdi fut laissé à la porte de l’école des Fils de Notables. Trente-cinq ans plus tard, il confiait à l’un de nos étudiants que cette porte fermée, qui était le premier interdit auquel il s’était heurté, avait sans doute déterminé toute sa vie. On conçoit facilement l’amertume de l’enfant repoussé tout d’abord par l’école française alors qu’il a été le meilleur élève de la Médersa. Mais ce qui importe le plus, il me semble, dans ce début de prise de conscience nationaliste, c’est qu’il se double d’une prise de conscience sociale. Aurait-il été fils de notable, l’école s’ouvrait sans difficulté aux deux frères ensemble. Mehdi n’a jamais oublié cette première leçon. »

Après des études brillantes à Rabat au Collège Moulay Youssef puis au Lycée Gouraud, il obtient le baccalauréat avec la mention très bien. Il prépare pendant deux ans à Casablanca les concours des grandes écoles et de l’École normale supérieure. La guerre et l’Occupation nazie en décident autrement. Il s’inscrit donc à la Faculté des sciences d’Alger en 1942 pour préparer une licence de mathématiques.

Alger est sans aucun doute une étape capitale dans la vie de Mehdi. En effet, l’étudiant participe à diverses activités extra-universitaires qui révèlent déjà ses capacités d’organisation et de direction. Il devient vice-président de l’Association des étudiants d’Afrique du Nord. Il noue des liens durables avec les futurs dirigeants nationalistes tunisiens et algériens. Ces deux années ont été décisives pour sa formation politique, avec l’acquisition d’une vision maghrébine et internationaliste qui ne l’a plus quitté.

Avec un groupe d’étudiants à Rabat. Échanges émaillés d’anecdotes, marqués par une complicité évidente. (© Pierre Boulat 1958)

À son retour au Maroc, il est nommé professeur de mathématiques au Lycée Gouraud et au Collège Impérial où figure parmi ses élèves, le prince héritier, le futur roi Hassan II.

Dès l’âge de 14 ans, il a intégré la lutte nationaliste dans le Comité d’action marocaine qui devient ensuite le Parti national, puis le Parti de l’Istiqlal (de l’Indépendance). Mehdi Ben Barka participe à la préparation du Manifeste de l’indépendance du 11 janvier 1944 - revendiquant la fin du protectorat français, présenté au sultan Mohamed V et aux puissances alliées - dont il est l’un des plus jeunes signataires. Il est arrêté et emprisonné en raison du rôle éminent qu’il a joué à cette occasion et congédié de son poste d’enseignant. À sa sortie de prison, en 1944, il entreprend le renforcement de l’organisation du parti et l’approfondissement de son orientation contre l’occupant. Il est alors considéré par les autorités du Protectorat comme le plus dangereux adversaire de la présence coloniale au Maroc, ce qui lui vaut d’être arrêté et déporté de manière isolée au sud de l’Atlas en février 1951. Pendant ces trois années d’« exil intérieur », il en profite pour apprendre le berbère, pour approfondir ses connaissances en économie politique et en anglais. Il n’en continue pas moins ses activités militantes en gardant le contact avec ses camarades et en rédigeant divers rapports sur la situation marocaine à l’adresse des instances internationales, telle que l’ONU.

À sa libération en 1954, il contribue de manière significative au rapprochement des positions entre l’aile politique du Mouvement national et les forces de la résistance armée (résistance urbaine et armée de libération) qui se sont développées depuis 1952. Au mois d’août 1955, il est membre de la délégation du Parti de l’Istiqlal à la Conférence d’Aix-les-Bains qui doit préparer le retour d’exil du futur roi Mohamed V et jeter les bases de l’indépendance marocaine. Le Protectorat prendra fin le 2 mars 1956.

En raison de ses qualités exceptionnelles d’organisateur, de la confiance et de l’estime dont il jouit auprès du roi Mohamed V, Mehdi Ben Barka est élu président de l’Assemblée nationale consultative (ANC) de novembre 1956 jusqu’à sa dissolution en 1959. Il s’efforcera de faire de cette institution, qui n’a aucun caractère délibératif mais qui devait préparer à la future Assemblée constituante, un cadre d’apprentissage de la démocratie.

Il comprend rapidement que l’indépendance ne peut avoir de sens que si la souveraineté et l’initiative du peuple deviennent le fondement même des nouvelles institutions du pays. Il insiste sur le besoin de « décoloniser » les institutions du pays autant que les esprits, afin de rendre aux Marocain·es leur dignité et leur fierté. Ce qui explique sa conception du développement fondée sur la créativité et l’action populaires dont l’exemple majeur sera la réalisation de son projet de construction de la « Route de l’Unité ».

Cette route relie deux communes situées l’une au nord, dans l’ancienne zone sous contrôle espagnol, et l’autre au centre, dans la partie qui était sous protectorat français, symbolisant ainsi la réunification réelle du pays et la destruction du mythe des deux zones. Durant l’été 1957, il dirige lui-même sur le terrain ce chantier qui a mobilisé quelque dix mille jeunes volontaires, de toutes confessions, de toutes origines sociales, venant de toutes les régions du pays, partageant leurs journées entre le travail sur la route et des sessions de formation civique. Pour Mehdi Ben Barka, cette réalisation « (…) [doit] surtout servir de stimulant pour d’autres entreprises semblables, soit à l’échelon local, soit à l’échelle nationale. Il [s’agit] de faire des volontaires qui ont partagé leur séjour d’un mois sur la Route entre le travail et la formation civique, de véritables citoyens militants (…), nous construisons la route et la route nous construit » disait-il.

Il croit profondément à la possibilité de la dynamisation de la société marocaine par la multiplication de projets et d’initiatives qui ont comme dénominateur commun l’implication et la participation de la population. Son intérêt constant pour tout ce qui touche à la formation et l’éducation de la jeunesse l’amène à parcourir le Maroc, donnant conférence sur conférence, organisant et animant tel ou tel séminaire, sur des thèmes aussi divers et vitaux pour une jeune nation que « les communes rurales et l’éducation de base », « l’évolution de la femme », « la réforme de l’enseignement » ou « la commune, cellule de base dans la démocratie ».

Le 25 janvier 1959, le conflit qui couvait au sein de l’Istiqlal éclate au grand jour avec la scission de l’aile progressiste qui parvient à créer les Fédérations autonomes du parti de l’Istiqlal, à l’issue de congrès populaires dans les diverses provinces du pays. Elles voient le jour le 6 septembre 1959 à Casablanca, au Congrès constitutif de l’Union nationale des forces populaires (UNFP) dont la revendication fondamentale est la nécessité de la mise en place d’une Assemblée constituante pour doter le Maroc d’une constitution démocratique. Jusqu’à sa disparition, Mehdi Ben Barka restera l’un des principaux responsables de ce mouvement.

La pensée et l’action de Mehdi Ben Barka ont rapidement débordé du cadre marocain, bien avant qu’il ne soit forcé à un premier exil en 1959 pour poursuivre son action sur le plan international contre le colonialisme, son nouvel avatar le néocolonialisme et l’impérialisme. Le 16 mai 1962, Ben Barka revient au Maroc pour participer au deuxième congrès de l’UNFP. Son projet de rapport ne sera toutefois pas adopté par le secrétariat du parti et ne sera publié qu’après son enlèvement, sous le titre d’« Option révolutionnaire au Maroc ».

Devenu la cible principale du régime, il échappe à plusieurs tentatives d’assassinats organisées au Maroc et à l’étranger par les services de la police secrète marocaine (le CAB 1). Ainsi, le 15 novembre 1962, il est victime, sur la route entre Rabat et Casablanca, d’un attentat camouflé en accident de voiture provoqué par un véhicule du CAB 1. Il en réchappe miraculeusement mais garde des séquelles au niveau des vertèbres cervicales. L’événement a lieu en pleine campagne référendaire sur la constitution octroyée par le pouvoir, que l’UNFP appelait à boycotter.

Le 2 mai 1963, l’UNFP décide de participer aux élections législatives. Mehdi Ben Barka est candidat à Yacoub El Mansour, quartier populaire de Rabat. Il est très largement élu. Malgré les trucages, l’opposition remporte la plupart des sièges des grandes villes. Quelques mois plus tard, au moment de la campagne massive d’enlèvements et d’arrestations au sein de l’UNFP, Mehdi Ben Barka est en mission de conciliation entre Nasser et le parti Baath syrien. Il est contraint de rester à l’étranger. Ce nouvel exil va durer jusqu’à sa disparition.

Il prend alors sa dimension parmi les principaux et principales leaders de la lutte des peuples du Tiers-monde où il contribue fortement au développement et au renforcement des relations de solidarité entre les forces de progrès dans le monde et les mouvements de libération en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Lors du conflit frontalier algéro-marocain de l’automne 1963, il lance un appel dénonçant cette guerre comme une machination néocolonialiste. Un tribunal militaire marocain le condamne à mort par contumace. En 1964, il est condamné par contumace une deuxième fois lors du procès dit du « complot de juillet ».

À la veille de sa disparition, il se consacre totalement à sa tâche d’organiser ce qui devait être le plus grand rassemblement des peuples du Tiers-monde depuis la Conférence de Bandung : la Tricontinentale.

Au congrès de l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques en mai 1965, il est choisi pour présider le comité préparatoire de la Conférence de la Tricontinentale qui devait réunir à La Havane, en janvier 1966, les représentant·es des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Nul doute que ce fut là l’une des raisons de son enlèvement.

Le 29 octobre 1965 à midi, à l’instigation du pouvoir marocain qui a pu bénéficier de complicités en France, Mehdi Ben Barka est interpellé devant la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain à Paris, par deux policiers français et conduit dans une villa de Fontenay-le-Vicomte dans l’Essonne.

Il n’est plus réapparu.

Son corps ne sera jamais retrouvé.

Ce qui est devenu « L’Affaire Ben Barka » provoqua une grave crise dans les relations franco-marocaines.

Le journaliste Jacques Derogy écrira dans l’hebdomadaire L’Express : «  La disparition de Ben Barka n’est pas un accident historique relevant de fait divers. C’est un crime politique. Les mobiles de cet attentat sans traces sont entièrement et exclusivement politiques. »

Pour l’historien René Gallissot, « [c]’est dans cet élan révolutionnaire de la Tricontinentale que se trouve la cause profonde de l’enlèvement et de l’assassinat de Ben Barka ».

La disparition de Mehdi Ben Barka a porté un coup dur au projet de coordination de la solidarité entre les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Mais même si la Tricontinentale n’a pas atteint tous les objectifs que Mehdi Ben Barka s’était fixés, les idéaux qui s’en inspiraient sont plus que jamais vivants.