Répression brutale de proches de prisonnier·es par des néonazis en Argentine

, par Desinformémonos , ALVAREZ Antonella, OUVIÑA Hernán

Dans la nuit du samedi 17 avril, un groupe d’environ 35 néonazis a attaqué un campement de proches de personnes privées de liberté qui luttent devant les portes de la Cour Suprême de Justice (la plus haute juridiction du pays) depuis le mois de février, afin de dénoncer la situation de vulnérabilité sanitaire et la violation des droits humains fondamentaux dans les prisons et commissariats d’Argentine. Plus de 100 000 personnes y sont détenues, dont au moins la moitié n’a même pas reçu de condamnation ferme. L’attaque s’est soldée par de nombreux proches blessé·es et a bénéficié de la connivence des forces de police qui ont même usé de la force contre les participant·es de cette manifestation pacifique. Dans quel contexte s’inscrit cette lutte qui met le pouvoir si mal à l’aise ?

Ancienne prison au Chili. Crédit : nick v (CC BY-SA 2.0)

Là où la dictature n’est pas encore tombée

Initiée le 1er février en solidarité avec la grève de la faim menée par des prisonnier·es de différents centres pénitentiaires, le campement s’est maintenu tout au long de ces dernières semaines devant les portes du Palais de Justice de la ville de Buenos Aires, lieu où se trouve le siège de la Cour Suprême de la Nation. La pétition présentée par les familles aux autorités judiciaires dénonce le taux élevé de surpopulation carcérale qui, selon des données de l’État lui-même, dépasse actuellement de 113 % les capacités d’accueil des détenu·es, un chiffre qui est presque deux fois plus élevé dans le cas des commissariats de police. À cela s’ajoutent le mauvais état des bâtiments et le manque de ventilation et d’eau potable dans de nombreux pavillons, des éléments essentiels pour assurer les mesures préventives et éviter la propagation du virus de la Covid-19.

Camila fait partie au campement. Son compagnon est privé de liberté et elle résume les raisons de cette protestation menée par les proches des détenu·es, dont on peut lire la liste complète des revendications (en espagnol) dans la pétition adressée à la Cour : « Nous demandons simplement le respect des pactes internationaux comme celui de San José de Costa Rica, qui fait mention de la commutation des peines pour le temps souffert en prison. Nous souhaitons également mettre en lumière l’inconstitutionnalité de la réforme de la Loi d’Exécution des peines (N° 24660), dont résulte l’ajout de nombreux obstacles pour accéder à la libération anticipée (transitoire, conditionnelle, assistée). Ils t’enlèvent tous les droits inscrits dans le code pénal. Il s’agit donc d’une loi anticonstitutionnelle. Nous demandons la fin des décès en prison, de la torture, de la surpopulation, du manque de soins médicaux, des femmes et des mères avec enfants. Il y a des enfants qui sont en prison. Que les malades bénéficient d’un accès aux soins médicaux, qu’il existe une alternative à la prison, comme les bracelets et la libération en temps et en heure. Nombreux sont celles et ceux qui ont déjà purgé leur peine et dont la remise en liberté dépend bien plus du bon vouloir du juge que de savoir s’ils ont satisfait tout ce qu’on leur demande. Parce qu’ils te demandent d’avoir un bon score, une bonne conduite. Et il y en a plein qui, alors qu’ils et elles remplissent toutes les conditions, ne sont pas libéré·es. » Camila raconte également qu’à ce jour, ils et elles n’ont toujours pas reçu de réponse de la part de la plus haute instance judiciaire d’Argentine.

Selon la Commission Provinciale pour la Mémoire, entre 2015 et 2019 uniquement dans la province de Buenos Aires, 550 personnes sont décédées en prison, soit une moyenne de 11 morts par mois, dont un pourcentage important est dû à des problèmes de santé mal pris en charge. Cette situation s’est aggravée avec l’apparition de la pandémie l’an passé. Selon la Coordinatrice contre la Répression Policière et Institutionnelle (CORREPI), durant les quatre premiers mois de quarantaine obligatoire (c’est à dire de mars à juin 2020), 36 décès sont survenus dans des centres d’incarcération : 22 dans des prisons et 14 dans des commissariats. En parallèle et à cette même date, plus de 200 cas positifs au Covid avaient été signalés dans les prisons fédérales.

Une phrase que l’on entend souvent dans les pavillons pénitentiaires et les cellules des commissariats parmi les détenu·es est : « la dictature n’est jamais tombée ici ». Cela fait allusion aux humiliations et à l’utilisation de la terreur qui, à l’image de celles que subissaient les détenu·es/disparu·es dans les centres clandestins de détention durant la dictature civilo-militaire en Argentine, sont infligées par les services pénitentiaires et la police aux personnes actuellement privées de liberté. Pour mesurer l’ampleur de ces pratiques il suffit de mentionner que, durant l’année 2019 et dans la seule province de Buenos Aires, on a recensé 12 500 cas de torture et/ou de mauvais traitements en prison.

L’étatisme autoritaire comme réponse à la crise de la pandémie et du système pénitentiaire

La situation d’extrême précarité et de violation systématique des droits humains dans les prisons et commissariats d’Argentine ne fait bien évidemment pas figure d’exception en Amérique Latine. Au cours de l’année 2020 et jusqu’à présent, des grèves et des manifestations ont eu lieu dans des centres de détention à travers presque tout le continent. Dans la plupart des cas, ils ont reçu une réponse répressive du pouvoir étatique qui assume ces réponses toujours plus autoritaires et punitives avec comme prétexte la situation sanitaire.

En Argentine, l’irruption du coronavirus et la décision de placer tout le territoire en isolement social préventif et obligatoire a généré un grand mal-être chez les personnes privées de liberté. Elles dénoncent la situation de surpopulation extrême qu’elles endurent, à laquelle se sont ajoutées les revendications pour que soit accordée la prison à domicile aux personnes à risque, telles que les personnes de plus de soixante ans, les femmes enceintes et les détenu·es qui souffrent de pathologies graves. Privé·es de la nourriture qu’ils et elles recevaient de leur famille lors des visites, un droit qui a été suspendu a partir de mars 2020, ils et elles ont dû faire face à la peur provoquée par l’augmentation des cas de Covid.

C’est dans ce contexte que ce même mois s’est déroulée une grève massive qui s’est soldée par la mort de 5 personnes ; un évènement qui s’est répété en octobre. Ce dernier a eu lieu alors qu’était programmée la reprise des visites, suspendues depuis mars 2020 à cause de la pandémie de Covid-19. Dans la nuit du vendredi 29 octobre, le Service Pénitentiaire de la Province de Buenos Aires – sous la direction de Xavier Areses depuis 2018, quand il fut désigné par l’administration de María Eugenia Vidal (gouverneure de Buenos Aires entre 2015 et 2019) et qui a continué à occuper ce poste après l’élection d’Axel Kicillof (gouverneur depuis 2019) – a supprimé cette possibilité de manière intempestive. Cela a provoqué de manière automatique un refus et des manifestations dans différents centres pénitenciers de la province. La répression a été énorme – la plus importante jamais vue dans une démocratie. C’est dans ce cadre que des actes de torture ont été exercés pendant et après les manifestations, et que des membres du Service Pénitentiaire de la Province de Buenos Aires en ont profité pour détruire les installations du Centre Universitaire de San Martín (CUSAM).

À l’échelle continentale, les cas les plus emblématiques ont eu lieu en Colombie, où en mars 2020 la manifestation des détenus de la prison de sécurité maximale El Modelo, située à Bogotá, s’est transformée en un massacre et s’est soldée par la mort de 23 personnes et plus de 80 blessés, ainsi qu’en Équateur où, fin février 2021, une série de révoltes simultanées a éclaté dans les prisons du pays, faisant au total 79 victimes.

Répression à l’intérieur et à l’extérieur de la prison

Dans la nuit du samedi 17 avril, un groupe d’individus brandissant des drapeaux argentins et portant des t-shirts nazis a attaqué les manifestant·es qui campaient depuis près de trois mois devant l’entrée de la Cour suprême. Les faits se sont produits alors que la manifestation organisée par les forces d’extrême-droite aux abords de la Casa Rosada (où se trouve le bureau du Président argentin) et de la Quinta presidencial de Olivos (résidence du Président) se dispersait. Une manisfestation négationniste faisant suite aux mesures récentes annoncées pour faire face à la deuxième vague de Covid-19 en Argentine, au beau milieu d’un pic épidémique sans précédent depuis le début de la pandémie.

Camila nous a raconté le déroulement des évènements : « vers 21 heures, un groupe de nationalistes, de personnes brandissant des drapeaux argentins, est passé et a voulu arracher un drapeau du campement, l’un de ceux qui sont accrochés là-bas. Les camarades qui étaient présent·es à ce moment-là se sont approché·es pour voir ce qui se passait et les mettre dehors. Ils ont commencé à se battre contre eux, c’étaient plus ou moins cinq grands types, prêts à se battre et d’un coup une trentaine d’autres sont apparus de l’autre côté, tous très grands et armés de bâtons. Ils étaient plus nombreux que nous, les camarades se sont défendu·es comme iels ont pu, mais comme ils étaient déjà à l’intérieur du campement ils ont commencé à avancer. Une camarade a crié : « Il y a des enfants dans la tente », mais ils n’en avaient rien à faire, ils ont secoué la tente dans tous les sens, ont frappé l’un des enfants à la tête et lui ont fait une coupure. La plupart avaient des bleus, des traces de coups et ils ont collé la tête d’un homme contre une grille. Ils étaient venus prêts à tuer, à tout détruire. Des jeunes qui vivent sur la place ont accouru pour nous aider quand ils ont vu qu’ils commençaient à secouer les tentes. À ce moment-là ils ont commencé a se sentir menacés et ils sont partis. » Camila dénonce le fait que la police, qui se trouvait à moins d’un pâté de maisons, n’est pas intervenue. Quand elle est arrivée, elle était accompagnée de deux membres du groupe d’assaillants qui criaient : « Vive la patrie et à mort les prisonnier·es », et a elle aussi distribué des coups aux personnes du campement. Alfredo Cuellar, campeur et père de La China Cuellar (retrouvée morte dans sa cellule du complexe pénitentiaire d’Ezeiza en décembre 2012 et devenue un cas emblématique du cri « ¡Ni una menos también en las cárceles ! [1] ) a dû être hospitalisé après avoir été attaqué par un policier et n’a pu sortir que le lendemain.

Camila, qui nous a raconté par messages audios une partie de ce que nous partageons dans cet article depuis le train qu’elle prend régulièrement pour rendre visite à son compagnon, nous a également fait part de leur état d’esprit et des raisons pour lesquelles ils continuent cette lutte obstinée : « être dans un camp, 24 heures sur 24, tous les jours, même si les gens se relaient, c’est épuisant. Nous continuons parce qu’il y a beaucoup de motivation, et pas seulement de la motivation, mais aussi car on voit que la réalité ne change pas et qu’il continue à y avoir des incidents. Au cours de ces longs mois, pendant les 77 jours où nous avons campé, les morts ont continué : il y a eu un "suicide" dans une institution pour mineurs, un autre dû à une négligence en matière de santé, une fille est également morte dans la prison pour femmes ; tout cela s’est produit alors que nous demandons la fin des décès en prison. Cela démontre qu’ils se soucient peu, voire pas du tout, des personnes qui sont à l’intérieur. Pour toutes ces raisons nous pensons que le campement doit continuer et nous déciderons de partir par nous-mêmes, et non parce que quelqu’un viendra nous intimider ou veut nous mettre dehors. Nous allons décider nous-mêmes quand mettre fin au campement. »

Lire l’article original en espagnol sur le site de Desinformémonos

Notes

[1Note de la Traductrice : “Pas une de moins dans les prisons non plus !”, Pas Une de Moins étant un slogan féministe majeur contre les assassinats de femme en Amérique Latine depuis 2015

Commentaires

Cet article, initialement publié en espagnol le 19 avril 2021 sur le site de Desinformémonos, a été traduit vers le francais par Lucie Lopez et relu par Charlotte Henry, toutes deux traductrices bénévoles pour ritimo.