Des demandeur·ses d’asile « disparaissent » dans des prisons privées en Louisiane

, par Truthout , LUDWIG Mike

Le River Correctional Center, dans le centre de la Lousiane. Cette prison en gestion privée fait partie de celles qui ont signé un contrat avec l’Immigration and Customs Enforcement pour incarcérer les migrant·es et les demandeur·ses d’asile, tandis que les centres de détention des services de l’immigration débordent sous la pression de la politique brutale de l’administration Trump. @Rick Stillings (CC BY-NC-SA 2.0)

Certains noms dans cet article ont été modifiés pour protéger les personnes criminalisées en raison de leur statut de migrant·es.

Il n’y a pas grand-chose à voir dans les alentours du River Correctional Center, une petite prison en gestion privée près du fleuve Mississipi et de la petite bourgade de Ferryiday, en Louisiane. Tout autour de sa clôture barbelée s’étirent de vastes étendues de champs et de prairies. Au XIXe siècle, les esclaves travaillaient dans les plantations de coton et de canne à sucre, enrichissant les propriétaires blancs par leur labeur quotidien. L’économie locale continue aujourd’hui de tirer des profits de l’enfermement des personnes de couleur.

Comme de nombreuses autres prisons locales et fédérales de la Louisiane dans l’État du Mississipi, et ailleurs dans le pays, River Correctional Center a signé un contrat lucratif avec l’agence Immigration and Customs Enforcement (ICE) pour incarcérer des centaines de personnes détenues par les services d’immigration fédéraux, dont le nombre a explosé avec la politique de l’administration Trump, axée sur la « détention illimitée » de milliers de personnes recherchant la protection des États-Unis. Cette prison de moyenne sécurité peut recevoir 600 détenu·es et est gérée par LaSalle Corrections, l’entreprise commerciale basée en Louisiane et au Texas qui a construit initialement la prison pour le shérif local. Dans certaines petites villes du centre et du nord de la Louisiane, les shérifs et un maire viennent de signer avec l’ICE afin de dégager de nouvelles sources de revenu.

Dans la cafétéria de River Correctional, qui fait aussi office de salle des visites, Oscar, un demandeur d’asile du Salvador d’une cinquantaine d’années, soulève sa chemise pour montrer une énorme cicatrice qui couvre une partie de son corps. Il raconte qu’il gérait une entreprise de recyclage florissante dans son pays mais n’arrivait pas à payer face aux demandes d’extorsion des membres d’un gang, qui l’ont alors kidnappé et immolé en représailles. Suite aux menaces de kidnapping d’un autre membre de sa famille, Oscar s’est enfui avec sa mère et sa cousine pour Tijuana, puis la Californie où ils ont été appréhendés par des garde-frontières fin décembre. Depuis, il a été séparé de sa famille et conduit à l’autre bout du pays, et il attend à présent de voir un juge de l’immigration à propos de sa demande d’asile en cours.

« Personne ne fuit volontairement », affirme Oscar, interprété de l’espagnol vers l’anglais par un·e visiteur·e bénévole.

Oscar ne se fait pas beaucoup d’illusions sur l’issue de sa demande d’asile, malgré les preuves physiques des violences qu’il a subies. Les juges de l’immigration en Louisiane sont connu·es pour rejeter la plupart des demandes qui leur sont présentées, et les ressources juridiques et les services en espagnol sont inexistants à l’intérieur de la prison. Cependant, il est en contact avec des militant·es et leurs réseaux de soutien, ce qui favorise son accès à une aide juridique. Cela veut surtout dire que des personnes extérieures savent qu’il est détenu dans une prison dans la Louisiane rurale. D’autres à River Correctional n’ont pas cette chance.

Les migrant·es et les militant·es disent de la Louisiane que les gens y « disparaissent », un terme de plus en plus utilisé depuis qu’en juin 2018, des milliers d’enfants migrant·es, séparé·es de leurs parents sous la pression de la politique de « tolérance zéro » de l’administration Trump, ont été égaré·es pendant des mois dans le dédale des agences gouvernementales. La plupart des groupes de défense des migrant·es n’avaient jamais entendu parler de River Correctional Center, lorsqu’au mois de mars des dizaines de demandeur·ses d’asile se sont mis en grève de la faim et ont exigé leur libération. Les nouvelles de la grève ont circulé dans les réseaux militants et les médias nationaux, tandis que les grèves de la faim se multipliaient à travers le pays et attiraient l’attention sur le nombre croissant de prisons locales transformées en parcs à migrant·es en Louisiane.

Les migrant·es de certaines régions d’Amérique latine appellent ces installations des « sites noirs », car ils leur rappellent les prisons secrètes mises en place par les régimes autoritaires de leur pays d’origine, où étaient torturé·es et "disparaissaient" à jamais les dissident·es politiques. À l’instar des autres prisons « correctionnelles » qui détiennent des migrant·es et demandeur·ses d’asile en Louisiane, River Correctional ne figure pas sur la carte de localisation des centres de détention de l’ICE. Un A-Number (numéro d’enregistrement comme étranger) est attribué aux prisonnier·es de l’ICE pour pouvoir les suivre à l’intérieur du système. Or, en cherchant dans le système en ligne de « recherche de détenu·e » de l’ICE avec le A-Number d’un demandeur d’asile détenu à River Correctional, le résultat indiquant l’« Établissement de détention actuel » est vide :

Maru Mora Villalpando, une militante de Seattle qui lutte contre la détention des migrant·es et se bat actuellement contre sa propre expulsion, a raconté à Truthout que les militant·es et les membres de la famille ne se fient plus au système de recherche de l’ICE pour retrouver les détenu·es. Les militant·es fouillent plutôt dans les services en ligne mis en place par les entreprises privées de gestion carcérale, destinés à collecter les paiements d’appels téléphoniques et de cantine, pour localiser les personnes qui ont « disparues » dans le monde en pleine croissance de la détention des migrant·es. Les militant·es et les journalistes utilisent également ces sites pour « découvrir » les prisons locales en Louisiane et ailleurs qui ont signé des contrats avec l’ICE, notamment en identifiant un groupe de noms de famille sur la liste de cantine associés aux pays que les migrant·es ont fui.

« Je crois qu’il s’agit clairement d’une tentative de dissuader ceux et celles qui veulent venir [entrer] aux États-Unis et de faire disparaître ceux qui y parviennent à l’intérieur du système », explique Villalpando lors d’un entretien.

Une « affaire juteuse »

Oscar, et il n’est pas le seul, dit que le système de détention de l’ICE est un grande negocio, une « affaire juteuse », qui fait le plus d’argent possible sur leur dos. Ils racontent comment ils sont déplacés de prison en centre de détention à travers le pays, permettant à toute une série de prestataires et de sous-traitants de s’accaparer une part du gâteau. Après son arrestation près de la frontière, Oscar explique qu’il a passé plusieurs jours dans une hielera, un « frigo », nom donné aux cellules temporaires que les groupes de défense des droits humains dénoncent pour les conditions extrêmes et le froid qui y règnent. Puis il a été conduit dans un centre de détention en Californie du Sud, envoyé en Arizona par avion et enfin dans le Tennessee en bus, enchaîné et menotté tout du long. Comme d’autres à River Correctional, il a d’abord été détenu dans une prison du comté de Tallahatchie dans le Mississippi, gérée par la célèbre entreprise carcérale CoreCivic, avant d’atterrir en Louisiane rurale.

« Nous sommes venus en pensant que ce pays serait mieux que le nôtre, mais finalement on est traité pareil voire pire », déclare Oscar.

Chaque nouvel·le immigrant·e incarcéré·e implique plus de financement de la part de l’État fédéral pour les prisons en Louisiane, qui ont vu leur budget diminuer suite à des réformes destinées à réduire le taux record d’incarcérations de cet État. En Louisiane, certains prestataires de l’ICE déclarent recevoir 62 USD par jour de la part de l’administration fédérale pour prendre en charge une personne incarcérée pour immigration illégale, deux fois plus que pour un prisonnier condamné pour infraction pénale. On sait que l’ICE peut aller jusqu’à 168 USD par jour et par prisonnier·e. Le nombre de personnes détenues dans les prisons locales de Louisiane a baissé d’environ 2 700 entre 2017 et 2018, mais les contrats de l’ICE sont venus les contrebalancer avec plus ou moins le même nombre d’immigrant·es venant du monde entier, doublant les capacités de détention de l’agence dans cet État.

Villalpando s’attend à ce que la tendance se poursuive en Louisiane et ailleurs, tandis que l’administration Trump multiplie les expulsions et que les responsables politiques poursuivent leurs modestes réformes pour rogner progressivement sur le taux d’incarcération national – et les marges du secteur carcéral.

« La Louisiane est un exemple de ce qui attend le reste du pays », affirme Villalpando.

« Pourquoi suis-je encore là ? »

Les militant·es interviewé·es par Truthout déclarent que les incarcérations sans chef d’accusation atteignent des niveaux record. Alors que certain·es traversent la frontière illégalement pour se rendre aux garde-frontières, ce qui constitue un délit mineur, d’autres attendent des mois pour déposer une demande d’asile à un point d’entrée légal. Ce qui n’empêche pas l’ICE de les enfermer pour une période indéfinie même lorsqu’ils ont démontré que leurs « craintes de retourner dans leur pays étaient fondées » et qu’un dossier de demande d’asile a été ouvert.

« A.J. » fait partie de ceux-là. Cet un homme d’une cinquantaine d’année raconte avoir fui la violence des gangs dans un pays caribéen, et demande l’asile aux États-Unis. Il a passé un mois à attendre à la frontière à Tijuana où l’engorgement créé par la politique implacable de l’administration Trump et un nombre de migrant·es important ont bloqué des milliers de personnes du côté mexicain de la frontière. Il a fini par être arrêté et menotté par la police mexicaine et « livré » à l’ICE, qui a reconnu que ses « craintes étaient fondées » mais l’a transbahuté dans tous les coins du pays pendant des mois avant de le conduire à la prison privée de Tallahatchie puis au centre de détention de River Correctional.

« Pourquoi suis-je encore là ? », se demande A.J. pendant un entretien traduit par un·e bénévole.

A.J. est détenu pour une période indéfinie parce que l’ICE considère qu’il y a « risque de fuite » et qu’il n’a pas pu établir de « liens solides » avec une communauté aux États-Unis, selon son dossier de demande d’asile. Prouver qu’on entretient des « liens solides » exige de disposer de bulletins de paye, d’une carte grise, de factures d’électricité ou de lettres d’ami·es qui peuvent prouver leur citoyenneté ou leur situation régulière. A.J. explique que sa mère s’est installée dans une grande ville états-unienne lorsqu’il était enfant. Depuis, elle est décédée, laissant derrière elle trois demi-frères et sœurs qui vivent toujours aux États-Unis, et qu’A.J. n’a pas encore rencontré·es. Il dit qu’il attend qu’ils lui envoient des papiers pour les montrer au juge, espérant ainsi être libéré sur parole. Une fois libre, il pourrait trouver du travail et payer les services d’un·e avocat·e. Comment gagner suffisamment d’argent pour un·e avocat·e quand on moisit en prison ?

A.J. a eu du mal à rester en contact avec sa famille, notamment à Tallahatchie, où une entreprise privée faisait payer très cher les appels téléphoniques. Il n’est pas certain que les documents lui parviennent à temps. Au-dessus de la pile de documents de son dossier de demande d’asile, figure une convocation à une audience relative à son expulsion qui se tiendra la prochaine suivante. A.J. ne parle pas très bien anglais et a du mal à lire les documents officiels. Un·e bénévole en visite lui traduit la convocation à haute voix dans un langage compréhensible qui permet à A.J. de comprendre pour la première fois la teneur de ce document.

Bien sûr, certain·es des migrant·es incarcéré·es sont inculpé·es pour des poursuites pénales ; ne se concentrer que sur ces demandeur·ses d’asile serait une erreur. Maru Mora Villalpando explique que les journalistes et le public s’intéressent à des demandeur·ses d’asile arrivé·es récemment comme A.J. car ils n’ont pas commis d’infractions et, en toute vraisemblance, fuient la violence. Cependant, la machine à expulser s’est accélérée depuis l’administration Obama et l’incarcération a toujours été un obstacle pour ceux et celles qui essaient de se défendre contre les procédures d’expulsion. Les prisons de l’immigration ne sont pas uniquement pleines de gens qui fuient leur pays mais également de résident·es états-unien·nes de longue date, notamment ceux et celles qui ont perdu leur statut de protection temporaire sous la présidence Trump. Les groupes de défense des droits humains proposent des alternatives à la prison pendant le traitement des dossiers d’immigration et demandent à ce que les personnes sans papiers ne soient plus criminalisées, mais le gouvernement a au contraire étendu son système d’incarcérations de masse.

« En réalité, ce système destructeur existait déjà pour tout le monde, pas uniquement pour les demandeur·ses d’asile », ajoute Villalpando.

Ce système ne laisse que peu de choix à des personnes comme A.J. et Oscar, ce qui explique la vague de grèves de la faim qui a balayé les prisons pour migrant·es dans tout le pays et poussé les groupes de défense des droits des migrant·es à demander des explications à l’ICE suite à des allégations d’alimentation forcée et d’isolement celullaire. Un porte-parole de l’ICE a expliqué à Truthout par e-mail que l’agence respecte des procédures strictes relatives à la grève de la faim et « n’use d’aucunes représailles » contre les contestataires politiques, mais que les détenu·es qui « violent les règles de la prison sont soumis·es à la discipline de la prison » conformément aux normes de l’agence. Pourtant, des militant·es en contact avec des prisonnier·es migrant·es disent que l’isolement carcéral – « le trou » – est une réalité, en particulier pour ceux et celles qui résistent.

Oscar dit que certaines personnes, sous la pression de la captivité, signent leur propre ordre d’expulsion, tout en continuant à croupir en prison pendant des semaines voire des mois, pour le plus grand profit des gestionnaires. Il a entendu parler d’un détenu qui aurait versé une caution de 22 000 USD, car il ne bénéficiait d’aucun garant pour en baisser le montant. Ces cas sont rares puisque la plupart des migrant·es incarcéré·es ont peu ou pas d’argent. D’autres prennent leur mal en patience en espérant que leur bonne conduite tournera à leur avantage – un shérif a prétendu que les migrant·es emprisonné·es étaient « super coopératif·ves » – mais en Louisiane, les juges persistent à rejeter les demandes de libération conditionnelle et d’asile, même pour ceux et cemmes qui n’ont pas de dossier disciplinaire.

En mars, les grévistes de la faim du River Correctional Center ont exigé de voir d’autres juges pour bénéficier d’une réelle possibilité de libération sur parole ou sous caution, et que cessent les « tortures psychologiques » infligées par les gardiens. Bien qu’on ignore si leurs demandes ont pu être entendues, Maru Mora Villalpando affirme que la stratégie est efficace ; sinon l’ICE laisserait « les gens mourir de faim » plutôt que de tenter d’étouffer la grève. Oscar semble d’accord.

« Vamos a luchar », affirme-t-il. « Nous allons nous battre ».

Voir l’article original en anglais sur le site de TruthOut

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Cet article, initialement paru en anglais sur le site de TruthOut, a été traduit vers le français par Sandrine Merle, traductrice bénévole pour ritimo.

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