Les maquiladoras et l’exploitation des migrant·es à la frontière

, par NACLA , CROSSA Mateo, EBNER Nina

Des politiques anti-immigration et la militarisation de la frontière entre les États-Unis et le Mexique sont déterminantes pour maintenir une main-d’œuvre bon marché, qui ne cesse de croître, dans les villes frontalières du nord du Mexique.

Maquiladora à Tijuana. @Antony Albright (CC BY-SA 2.0)

Le 5 août 2019, le gouvernement fédéral mexicain et INDEX, l’association d’entreprises des maquiladoras, ont inauguré le centre pour migrant·es Leona Vicario à Ciudad Juárez. Installé dans une ancienne maquiladora (usine de production pour l’exportation gérée, le plus souvent, par des étrangers), le Leona Vicario est le premier d’une longue série de centres qui ouvriront leurs portes le long de la frontière mexicaine. Ils accueilleront les individus et familles renvoyées au Mexique pour poursuivre leur demande d’asile, dans le cadre du programme « Remain in Mexico » (Restez au Mexique) de l’administration Trump. Ce genre de politique a transformé les villes frontalières mexicaines en « salle d’attente » pour des milliers de migrant·es désireux·ses de rejoindre les États-Unis. D’après les communiqués de presse rédigés par le gouvernement, ce nouveau centre assignera plus efficacement ces migrant·es, en grande majorité originaires d’États d’Amérique centrale comme El Salvador, le Honduras ou le Guatemala, aux presque 50 000 postes vacants dans les maquiladoras le long de la frontière nord du Mexique.

Les programmes fédéraux comme celui-là, conçus pour intégrer les travailleur·ses migrant·es au marché du travail dans le secteur industriel des villes frontalières du nord du Mexique, doivent être analysés à la lumière des politiques anti-immigration des administrations Trump et López Obrador. L’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), nouveau programme commercial issu de la renégociation de l’ALENA et destiné à la restructuration des échanges économiques en Amérique du Nord, est également un facteur important. Plutôt que travailler pour une réelle augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail, les gouvernements états-unien et mexicain s’efforcent de concert d’accroître la précarité au travail le long de la frontière.

Actuellement, les politiques anti-immigration et la militarisation de la frontière États-Unis/Mexique sont déterminantes pour maintenir le faible coût de la main-d’œuvre dans les villes frontalières du nord du Mexique. Or, les faibles salaires versés aux travailleur·ses à la chaîne dans les maquiladoras sont depuis toujours la clé de la compétitivité de Ciudad Juárez au sein d’une économie mondiale en pleine restructuration. Si l’on se penche sur deux épisodes spécifiques de l’histoire du développement économique de la frontière États-Unis/Mexique, on observe clairement une corrélation de longue date entre la compétitivité économique de la frontière, basée sur l’emploi de migrant·es vulnérables à des postes industriels, et la criminalisation de ces mêmes migrant·es.

« Le Mexique exporte des marchandises, pas des personnes »

Le développement industriel du nord du Mexique dans les années 1960 a fait des villes comme Ciudad Juárez et Tijuana des centres d’assemblage manuel de marchandises destinées à l’exportation qui requièrent une main-d’œuvre abondante. À l’origine, les maquiladoras étaient une manière d’employer les millions d’ancien·nes braceros au chômage rentré·es au Mexique après l’annulation du Programme Bracero, programme de contrats de travail temporaires en tant qu’ouvrier·e agricole, en 1964. En réalité, les postes industriels à bas salaire étaient occupés par des milliers de jeunes femmes, migrant massivement des campagnes des États frontaliers du nord du Mexique. Cependant, alors même que le développement industriel de la frontière nord du Mexique dépendait du travail des migrant·es mexicain·es venu·es des campagnes, des politiques états-uniennes ont accru simultanément le contrôle et la criminalisation des flux migratoires provenant du Mexique et d’Amérique latine en direction des États-Unis. Par exemple, l’Opération Interception de 1969 était l’un des premiers exemples de la militarisation de la frontière : elle a marqué l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre postées à la frontière États-Unis/Mexique et a rendu son franchissement plus difficile. Ces politiques et initiatives n’ont pas empêché les migrant·es de continuer à traverser la frontière pour trouver du travail aux États-Unis. Elles n’ont fait qu’accroître leur vulnérabilité et diminuer la valeur de leur travail des deux côtés de la frontière. Dès les années 1960, ces politiques en faveur de l’exportation et de la militarisation de la frontière ont fait reposer la « compétitivité » économique du Mexique sur une stratégie d’exportation à bas coût, une stratégie intimement liée à, voire même dépendante des États-Unis.

La signature de l’ALENA en 1994 n’a fait qu’étendre la viabilité de l’industrie des maquiladoras. En 2000, le secteur représentait 48 % des exportations du Mexique. Il a surtout accru les disparités dans les relations politiques et économiques entre le Mexique et les États-Unis. Selon Dancing on Quicksand : A Retrospective on NAFTA on the Eve of its Replacement de James Cypher et Mateo Crossa, pour les États-Unis, l’ALENA était plus un projet d’investissement qu’un accord de « libre échange ». Il permettait de développer les investissements étrangers directs des États-Unis au Mexique, augmentant ainsi le nombre d’usines aux mains des Etats-Uniens et facilitant l’exportation de marchandises, principalement vers les marchés états-uniens. Bien que ces réformes aient accéléré les flux de marchandises et de capitaux, elles ont été accompagnées de politiques et de pratiques qui réduisaient la mobilité des citoyen·nes ordinaires. Le président mexicain de l’époque, Carlos Salinas, avait déclaré que l’objectif de l’ALENA était « l’exportation de marchandises, pas de personnes ».

Comme à leurs débuts, la compétitivité des maquiladoras est restée basée sur la main-d’œuvre migrante à bas coût. L’ALENA ainsi que les réformes économiques menées par le gouvernement néolibéral du Président Salinas, ont anéanti la production agricole et accru les difficultés économiques. Par conséquent, les travailleur·ses ont quitté les campagnes des États du sud comme l’Oaxaca, le Chiapas, Puebla et Veracruz pour trouver un emploi dans les maquiladoras des villes du nord ou pour tenter de rejoindre les États-Unis. Le gouvernement états-unien a répondu à l’augmentation des pressions migratoires liées aux accords commerciaux et à la restructuration économique du Mexique en mettant en place des réformes de limitation de l’immigration, comme la Loi de réforme de l’immigration illégale et de responsabilité des immigrés (Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act), qui a criminalisé encore davantage les migrant·es. Il a également militarisé la frontière en démarrant la construction d’un mur entre Tijuana et San Diego et en mettant en place des mesures comme l’opération Gatekeeper, laquelle a accru la surveillance technologique et le nombre d’agents de la police des frontières présents sur le terrain afin de dissuader les migrant·es de traverser. Comme au cours des décennies précédentes, ces politiques n’ont pas fait diminuer les flux migratoires vers les États-Unis, bien au contraire, elles n’ont fait qu’aggraver la vulnérabilité des migrant·es.

L’accroissement de la vulnérabilité des travailleur·ses immigré·es

Depuis son accession au pouvoir, l’administration Trump a mis en place de nouvelles politiques et pratiques qui criminalisent encore plus les migrant·es, que ce soit les migrant·es à la frontière États-Unis/Mexique ou les migrant·es vivant sur le sol états-unien, et qui poursuivent la militarisation des régions frontalières. En parallèle, cela a donné naissance à une tentative de redynamiser l’ALENA avec l’ACEUM, un accord commercial visant principalement à protéger les États-Unis contre la concurrence mondiale. Le réel impact de cet accord sur le développement industriel du Mexique est encore flou mais l’industrie des maquiladoras continuera sûrement à se développer, car elle devient de plus en plus indispensable pour les entreprises qui cherchent à réduire leurs coûts de production, notamment parce que les coûts augmentent ailleurs dans la chaîne de production. Malgré des promesses de modernisation industrielle, après plus de 60 ans de développement économique de la zone frontalière, la compétitivité économique des maquiladoras continue de dépendre d’une main-d’œuvre bon marché. Par exemple, même avec la récente multiplication par deux du salaire minimum, les salaires des travailleur·ses à la chaîne de Ciudad Juárez sont parmi les plus bas du Mexique.

L’administration López Obrador soutient la position ferme de l’administration Trump en matière d’immigration et de commerce, bien qu’elle ait fait campagne avec un programme pro-migrant·es. López Obrador a déclaré en juin 2019 : « Nous souhaitons organiser les flux migratoires et proposer des options alternatives en matière d’emploi tout en conservant de bonnes relations avec le gouvernement états-unien afin d’éviter une guerre commerciale. »

Les critiques dénoncent les politiques du gouvernement mexicain qui, d’après eux, n’ont pas pour vocation de protéger les migrant·es mais plutôt de continuer à traiter l’immigration comme un problème de sécurité nationale qui doit être réglé par la militarisation de la frontière. Depuis qu’il est au pouvoir, le gouvernement de López Obrador a augmenté le nombre de troupes déployées à la frontière et créé une nouvelle garde nationale chargée d’endiguer l’immigration. Malgré ces efforts, Mark Morgan, commissaire par intérim du Service des douanes et de la protection des frontières, a récemment déclaré que « en dépit des mesures sans précédent » prises pour arrêter les migrant·es qui traversent le Mexique, le gouvernement mexicain « a encore beaucoup à faire ».

Depuis l’instauration de la politique états-unienne « Remain in Mexico », le gouvernement a envoyé plus de 15 000 personnes à Ciudad Juárez.
Les migrant·es subissent des violences et n’ont accès ni à un refuge ni à une assistance juridique. Un migrant venu du Honduras a déclaré : « Je préférerais être enfermé dans une prison états-unienne plutôt que de rester au Mexique. ». Récemment, des militant·es d’El Paso nous ont confié que le délai de demande d’asile dans le cadre de « Remain in Mexico » est très incertain et que cela pourrait prendre jusqu’à deux ans. Dans ce contexte, l’impossibilité croissante de traverser la frontière États-Unis/Mexique en direction du nord signifie que les demandeur·ses d’asile originaires d’Amérique centrale pourraient devenir les prochain·es migrant·es semi-permanent·es et vulnérables employé·es par les maquiladoras pour occuper les postes vacants et faire face à la hausse de la demande. López Obrador a également lancé des programmes qui intègreraient les migrant·es à des mégaprojets dans le sud du Mexique.

Malgré la nouvelle initiative fédérale visant à construire des refuges pour les migrant·es le long de la frontière et la coordination pré-existante entre le gouvernement et les maquiladoras, la recherche d’emploi pour les migrant·es est très lente. Le nouveau président national de l’INDEX, Luis Aguirre Lang, a expliqué que dans les mois à venir, les efforts pour placer les migrant·es d’Amérique centrale disposant d’un visa de travail à des postes vacants s’intensifieraient. Il a également insisté sur l’intérêt présenté par l’embauche de migrant·es dans les maquiladoras. « Nous collaborons avec le Ministère du travail pour élaborer une stratégie précise pour les migrant·es originaires d’Amérique centrale qui se retrouvent bloqué·es dans les villes frontalières N’oubliez pas que notre industrie a bénéficié de ce type de phénomènes ».

La coordination entre le gouvernement et le secteur privé pourrait également être une tentative pour accroître le pouvoir de contrôle sur les travailleur·ses des maquiladoras, un pouvoir remis en cause par de fortes mobilisations ouvrières à Ciudad Juárez et Matamoros, ces dernières années. En tout cas, il est clair que le centre Leona Vicario, et ceux qui ouvriront leurs portes à la frontière, n’est qu’une petite étape dans le processus d’emploi des migrant·es dans les villes frontalières du nord du Mexique.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis que Ciudad Juárez est devenu un centre de production reconnu à l’échelle mondiale, après l’ouverture de la maquiladora. En 2019, nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère dans la relation de longue date entre ce modèle de développement économique, un modèle fondé sur la compétitivité d’une main-d’œuvre immigrée à bas prix, et les politiques anti-immigration. Comme l’ALENA, l’ACEUM fait peu référence à la réforme de l’immigration et à la mobilité des travailleur·ses. Comme l’ALENA, l’ACEUM 1>fait peu<1 référence à la réforme de l’immigration et à la mobilité des travailleur·ses. Bien que peu surprenant, cela donne peu d’espoir quant à de futures réformes positives. Cette série de mesures anti-immigration, qui va de pair avec les dernières politiques en matière de travail et de commerce et les efforts de militarisation accrue des régions frontalières, ne font qu’aggraver la précarité et l’immobilité des migrant·es et des frontalier·es.

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Cet article, initialement publié sur le site de NACLA, a été traduit de l’anglais vers le français par Pauline Rezé, traductrice bénévole pour ritimo.