Mouvements sociaux et environnementaux en Inde et en Colombie

Légalisation d’injustices : le remaniement de la réglementation environnementale dans un régime néolibéral

, par MENON Manju

Un des piliers majeurs de l’encadrement règlementaire en Inde est le système d’autorisations prescrit par la Notification sur l’Evaluation de l’Impact Environnemental (Environment Impact Assessment, EIA) de 2006. L’EIA vise à examiner, délimiter et évaluer les impacts sociaux et environnementaux d’une gamme de projets industriels et d’infrastructures, avant que ces derniers ne reçoivent ce qu’on appelle communément les “autorisations environnementales”. Le processus comprend également un volet de consultation publique où les rapports préliminaires des évaluations d’impact environnemental, préparés pour les autorités responsables des projets, sont présentés aux populations locales concernées pour susciter leurs réponses.

Quand le processus de l’EIA fut initialement formalisé en 1994, c’était la première fois que le système de détermination des impacts environnementaux devenait une procédure formelle dans la prise de décision concernant l’expansion industrielle en Inde. Auparavant, l’exigence d’EIA était davantage une forme de bonne pratique ou de directives favorisées par différents départements du Gouvernement d’Inde (GOI), dont le Ministère des ressources en eau. Sur la dernière décennie, la pratique et la mise en application de cette notification ont soulevé plusieurs questions difficiles et délicates dont certaines génèrent toujours un malaise règlementaire en Inde.

Entre 2004 et 2006, le Ministère de l’environnement et des forêts (MoEF), qui est le principal ministère responsable de la mise en œuvre de cette notification, a entrepris un processus de réforme du régime d’autorisations environnementales. Toutefois, les origines de ce processus remontent à 1993 avec le Plan National d’Action sur l’Environnement (PANE) financé par la Banque Mondiale. Il est important de souligner qu’à cette même époque le gouvernement indien avait introduit des changements significatifs à sa politique de commerce extérieur et s’était davantage ouvert aux investissements du secteur privé dans les domaines de la production d’électricité, de l’ agriculture, du développement d’infrastructures, etc.

Contexte et fondement du remaniement

Le projet PANE entrepris par le MoEF avait cinq objectifs dont l’évaluation du paysage environnemental en Inde, dans le contexte d’évolution des politiques et programmes économiques. Celle-ci s’ajoutait à l’examen des politiques et programmes en vigueur pour résoudre les différents problèmes environnementaux du pays ; l’identification de l’orientation future et des grands axes de ces politiques et programmes ; l’identification de programmes et projets favorisant un flux durable d’investissements et intégrant les préoccupation environnementales dans les projets de développement ; et pour finir l’identification de projets contribuant à un renforcement organisationnel pour améliorer la gestion de l’environnement.

Par la suite, une proposition de projet plus détaillée faite par le Ministère donna naissance à un autre projet financé par la Banque mondiale, appelé projet de développement des capacités de gestion de l’environnement (Environment Management Capacity Building, EMCB). Ce projet d’assistance technique entre l’Agence Internationale de Développement (IDA) de la Banque mondiale et le MoEF fut approuvé en 1998. Alors que sa finalisation était initialement prévue pour décembre 2002, les processus prolongés sous le projet EMCB ont duré jusqu’en décembre 2004. Le projet EMCB fut un pas en avant dans l’aide de la Banque au MoEF pour l’exécution du PANE. Et pour cela, divers volets concernant les projets furent élaborés dont la recherche, la formation et les modifications procédurales.

En avril 2001, un changement important fut introduit aux objectifs du projet EMCB. L’examen de “l’évaluation environnementale” fut ajouté à l’accord de crédit de développement. Trois domaines prioritaires étaient identifiés : amélioration de l’examen, la délimitation, l’analyse des options et du processus d’autorisation des évaluations environnementales ; amélioration de la qualité des EIA ; et amélioration de la conformité des projets grâce à des plans de gestion de l’environnement.

Afin de mettre en place les réformes de la notification sur l’EIA et la procédure d’autorisation environnementale qu’elle prévoit, le MoEF confia à un cabinet de consultants, ERM India Pvt. Ltd, la charge d’examiner les procédures. En mai 2004, le MoEF annonça un ensemble de “bonnes pratiques pour la règlementation environnementale”. Mais, en réalité, ces dernières visaient seulement à résoudre le problème des “retards” dans le processus d’autorisation des projets (tels que les demandes répétées d’informations supplémentaires par le Ministère auprès des développeurs et les retards dans les réunions des comités d’évaluation). Le MoEF avait noté que ces retards nuisaient aux investisseurs dans la mesure où leurs “dossiers continuent d’être examinés pendant des années, et les décisions ne sont prises que très longtemps après que toutes les autres conditions règlementaires ont été remplies, et, après la clôture financière dans les cas de projets d’investissements”. Toutefois, il n’explicita pas que la qualité lamentable et, souvent délibérément erronée, des informations fournies dans les rapports d’EIA étaient l’une des raisons principales du processus prolongé d’autorisation de projets.

L’élaboration de la Notification EIA 2006

Le 29 novembre 2004, lors d’une réunion avec des ONG, le Ministère de l’Environnement et des Forêts distribua un document intitulé “Réformes dans l’octroi des autorisations environnementales” qui établit clairement le lien entre le projet EMCB et l’examen de l’ EIA. Il fit aussi référence au rapport du comité Govindarajan relatif aux réformes sur l’investissement dans le pays et suggérait que la notification sur l’EIA soit modifiée afin de réduire les délais d’octroi d’autorisations qui avaient un impact négatif sur les investissements.

Alors que la participation des communautés locales concernées et des groupes de la société civile fut reçue avec résistance par le MoEF, plusieurs consultations furent menées avec les associations professionnelles, durant lesquelles ce document ainsi que les révisions ultérieures de la notification furent discutés. De l’aveu même du Ministère, les consultations sur la version préliminaire de la notification furent menées uniquement avec les représentants de l’industrie et les agences du gouvernement central. Une version révisée de la notification préliminaire fut aussi partagée avec les associations professionnelles à la mi-2006 avant que la version finale soit publiée en septembre 2006. Des instruction spécifiques furent données à cet effet par le Cabinet du Premier Ministre en Inde, qui favorisait une règlementation minimale dans la prise de décision environnementale pour certains projets.

Malgré les protestations des représentants de partis politiques, le MoEF mis son projet a exécution et publia, le 14 septembre 2006, une notification remaniée sur l’EIA.

Changements opérationnels dans le cadre de régulation remanié

La nouvelle notification EIA 2006 met en place un système qui comprend non seulement les autorisations au niveau central (comme précédemment) mais aussi dans les États, en instaurant l’Autorité d’évaluation d’impact environnemental étatique (SEIAA). Tous les projets couverts par ces notifications ont été divisés en catégories A et B, soi-disant selon leurs impacts environnementaux potentiels. Les projets de la catégorie A doivent réaliser une EIA basée sur des termes de référence et la présenter au MoEF. Les projets de la catégorie B doivent être triés et sous-divisés en B1 et B2, les projets B2 étant dispensés d’EIA et de consultation publique. Le MoEF présenta cette catégorisation comme étant plus scientifique et systématique, mais cette affirmation est entièrement fallacieuse. Un examen plus approfondi de la notification et de son processus de mise en œuvre montrent des lacunes et des partis pris en accord avec beaucoup de dilutions ayant mené à des exclusions importantes, à un processus de consultation publique rétrograde et à l’affaiblissement de plusieurs normes ce qui permet un encadrement règlementaire plus facilitateur que restrictif par nature.

Par exemple, la Section 8 (vi) de la notification EIA concerne la possibilité de rejeter une demande d’autorisation environnementale lorsqu’il apparaît que des informations ont été délibérément dissimulées ou quand des données fausses ont été fournies. Dans la version de 1994 de la notification EIA, c’était une clause immédiate mais la modification permet qu’une décision de rejet ne soit émise qu’après qu’une autorité responsable du projet puisse faire une présentation devant le comité d’experts (expert appraisal committee) qui étudie l’EIA et les résultat du processus de consultation publique.

Le processus de remaniement a conduit à des exclusions majeures de certains projets qui exigeraient de suivre le processus complet ou partiel d’autorisation environnementale. Par exemple, la notification de 2006 exclut tous les projets de bâtiment et construction de moins de 20.000 mètres carré de superficie bâtie tels que plusieurs centres et complexes commerciaux développés dans les villes. Ces derniers ont une procédure séparée selon laquelle l’autorisation peut être demandée sur la base d’un formulaire détaillé, rempli par le développeur du projet, à la suite de quoi il est évalué par un comité d’experts au niveau des Etats. Ils ne requièrent ni EIA ni consultation publique.

La nouvelle notification a aussi complètement changé l’objectif de la consultation publique. La notification de 1994 indiquait implicitement que l’audition publique avait un rôle à jouer dans la prise de décision. Aujourd’hui, l’audition publique a été légalement réduite à un forum où les préoccupations des “populations locales concernées » sont collectées pour la finalisation du rapport EIA et non pas pour influencer la prise de décision. En fait, le processus a institutionnalisé des pratiques régressives consistant à rendre publique seulement un rapport préliminaire de l’EIA et non sa version finale sur laquelle se fonde la prise de décision.

Les problèmes généraux de la règlementation environnementale demeurent

Le remaniement du régime de l’EIA ne s’est pas attaqué à certaines des problématiques centrales qui limitent l’encadrement règlementaire.

a) Le nouveau processus décrit dans la notification EIA ne parvient pas à placer les études d’impact plus en amont dans le processus de décision environnementale. La critique selon laquelle les études ne sont pas capables d’influencer l’emplacement, la conception et la technologie du projet, du fait de sa position dans le processus de décision, a été constamment soulevée depuis maintenant deux décennies. Les décisions d’autorisation de projet ne sont toujours pas fondées sur les impacts cumulés comprenant des évaluations de la capacité des écosystèmes, des indicateurs de risques acceptables et des évaluations d’options adoptant une gestion de la demande. Même si ces études sont menées dans quelques cas, elles sont faites après l’octroi d’autorisation et ne sont toujours pas utilisées dans le processus d’autorisation de projets ultérieurs. Elles ont aussi été exploitées comme stratagème pour négocier les autorisations de projets existants en échange de l’assurance que d’autres projets proches du même site ou bassin fluvial ne soient pas développés. Ces assurances ne font jamais l’objet d’un réexamen.

b) Les procédures d’autorisation sont désormais fondées sur l’établissement de valeurs quantitatives pour les “services environnementaux” de façon à ce que ces “coûts” générés par la perte de services soient internalisés dans les projets. Un tel système pour déterminer l’étendue des impacts environnementaux attire l’attention sur les questions éthiques suivantes : qui a le pouvoir de donner certaines valeurs à ces services, ces valeurs concernent-elles uniquement le présent ou prennent-elles en compte l’importance de ces services pour les années à venir, les services immatériels tels que l’esthétique ou la culture sont-ils pris en considération, etc. ? Le principe “pollueur payeur” est uniquement fondé sur une estimation arbitraire basée sur l’opinion d’experts concernant l’importance et la fonction d’une ressource.

c) La vague de réformes a conduit à un changement sans précédent vers moins de protection et plus de gestion et d’atténuation, mettant complètement de côté le principe de précaution. Cela ouvre la porte même à des projets ayant des impacts importants sur la base d’arguments faibles avancés par les défenseurs de projets quant à la possibilité de “gérer” ces impacts. Il faut garder à l’esprit que l’atténuation est le mécanisme de sauvegarde le plus important promu par la Banque mondiale et que la plupart des responsables de projets la présenteraient volontiers comme le visage de leur responsabilité environnementale. Plusieurs plans de gestion de l’environnement soumis au moment de l’octroi d’autorisation contiennent des mesures d’atténuation que les développeurs proposent d’adopter. Ils sont, soit inadéquates, soit impossibles à mettre en place par la suite. De plus, beaucoup de projets reçoivent désormais une autorisation sur la base d’arguments clairement articulés et de « raisons stratégiques et économiques importantes ». Au mieux, la précaution est réduite à une liste de conditions supplémentaires auxquelles se conformer demeure une tâche insurmontable.

On peut dire que l’encadrement légal pour améliorer l’efficacité des autorisations environnementales a été mis en place grâce à une série de processus non-démocratiques. Les effets de ces politiques ont été ressentis sur le terrain depuis longtemps et sont aujourd’hui amplifiés dans beaucoup de contextes locaux. Aujourd’hui plus que jamais, la mise en place de projets de développement est marquée par la violence et une résistance farouche. Malgré des critiques détaillées contre la viabilité de projets, les comités d’experts et le MoEF donnent leur feu vert aux autorisations. L’argument selon lequel les politiques et processus sont rendus plus scientifiques permet l’autorisation d’un nombre stupéfiant de projets ayant des impacts irréversibles sur un grand nombre de forêts, zones humides et régions côtières. La science de la gestion de l’environnent est utilisée pour justifier ces pertes.

Lire l’article original en anglais : Legalised injustices : the reengineering of the environment regulatory framework in a neoliberal regime

Traduction : Sandra Pointel

La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com