Voici l’histoire d’un voyage vers un endroit magnifique, un de ceux qui figurent sur la carte touristique de la plupart des voyageurs aimant la montagne. Mais tout comme lors d’autres voyages que j’ai faits, j’ai été témoin des actes intolérables qui sont commis contre les endroits magnifiques. L’air de la montagne était frais à Shimla et notre première destination était à plus de 250 kilomètres de là. Dans l’Himalaya, cette distance à parcourir pouvait s’avérer longue, et nous avions été prévenus du mauvais état des routes et de la lenteur du trafic, tous deux dus aux glissements de terrain. Nous pouvions également être retardés si nous rencontrions des bouchons à cause des horaires de travaux à l’explosif sur l’un ou l’autre des projets hydroélectriques en construction dans la région. Nous suivions le cours de la rivière Sutlej jusqu’au district de Kinnaur dans l’Himachal Pradesh. Les projets hydroélectriques de Rampur et de Natpha-Jhakri derrière nous, nous allions maintenant entrer dans la région de Jaypee.
La société Jaypee Karcham Hydro Corporation Limited (JKHCL), une filiale de Jaiprakash Associates Limited, a ses engins dispersés à travers la zone du projet Karcham-Wangtoo de 1000 MW. De nombreux projets sur la rivière Sutlej tirent leur nom des deux villages entre lesquels ils sont situés. Notre petite voiture a réussi à nous mener à destination malgré les énormes bosses sur des routes inexistantes qui menaient aux hauteurs du district de Kinnaur. Les routes de montagne requièrent de lourds investissements pour être entretenues et pour réparer le bitume, en particulier si l’on y transporte du matériel de construction lourde.
En entrant dans la vallée de la Sutlej, nous avons ressenti la chaleur d’une cocotte-minute. Celle-ci était encore pire de par le bruit des engins et la poussière sur les routes qui menaient à Rekong Peo. L’importante construction de tunnels entreprise pour ces projets hydroélectriques se voyait de loin. Les panneaux souhaitant la bienvenue dans la région n’étaient pas ceux du gouvernement de l’Himachal, mais de la société de construction du barrage. Étant donné qu’il s’agit de projets de longue durée, ils étaient là pour un moment et faisaient donc remarquer leur présence.
Il y a quatre ans, nous longions la rivière glaciale Parbati, dans laquelle étaient creusés des tunnels en vue de la construction de deux projets hydroélectriques Parbati II et Parbati III. Notre voyage faisait partie d’une étude destinée à vérifier la conformité aux conditions environnementales imposées lorsque le projet Parbati II s’est vu accorder une autorisation environnementale conformément à la loi sur l’Évaluation d’Impact Environnemental (Environment Impact Assessment, EIA) de 2006. Les problèmes que nous avions notés alors pour ces projets étaient les mêmes que ceux des projets actuels : la construction de tunnels dans les montagnes, l’énorme déversement de déchets dans la rivière, les murs de rétention devenant incapables de retenir les déchets excavés, les routes, déjà fragiles, pleines de crevasses et de boue, et l’eau de la rivière remplie de poussière et de vase.
Au fur et à mesure que notre étude progressait, nous avons réalisé que tous ces éléments violaient les conditions imposées qui devaient être suivies par la National Hydro-electric Power Corporation (NHPC) en charge de la construction du projet. L’étude a révélé que de nombreuses violations environnementales ont été enregistrées pendant la période de construction. En fait, l’évacuation de la boue dans la rivière et la pollution de l’eau étaient des violations critiques qui ont été enregistrées à plusieurs reprises par le Conseil de Contrôle de la Pollution de l’Himachal Pradesh. Des lettres et des ordonnances de justifications ont été émises à partir d’août 2003, signalant à maintes reprises des cas d’évacuation de boue et de dégâts aux murs de rétention à différents endroits de la zone du projet. Cela était en violation flagrante des lois sur l’air et l’eau (loi sur la prévention et le contrôle de la pollution de l’air de 1981 et loi sur la prévention et le contrôle de l’eau de 1974) ainsi que des conditions de l’autorisation environnementale qu’il était obligatoire de respecter.
En fait, le bureau régional du Nord (Northern Regional Office, NRO) du Ministère de l’Environnement et des Forêts, qui a donné son accord au projet Parbati II en 2001, a émis de très sévères observations par rapport à ces violations. Suite à une inspection du site, ce bureau, bien que situé assez loin dans la ville de Chandigarh, a signalé dans son rapport de contrôle daté du 2 avril 2007 que « la boue et les morceaux de roches n’étaient pas traités correctement. Les camions chargés de déchets, de boue ou de morceaux de roches sont déversés au sommet de la colline, laissant derrière eux des nuages de poussière. Même la faune et la flore de la zone tampon de la forêt protégée [Reserved Forest] près des accès 4 et 5 sont détruites par l’action de ces entrepreneurs. Il est clair que les sites d’évacuation de la boue n’ont pas été correctement choisis. Ces derniers sont du côté convexe des méandres de la rivière et sous le niveau d’inondation maximal. »
De plus, la construction du projet a causé des dégâts considérables aux zones forestières. Dans trois divisions du Département des Forêts de l’État (les régions de Parbati, de Seraj et du Parc National du Grand Himalaya), des factures de dommages ont été émises d’août 2003 à 2007, en raison des dommages irréversibles causés aux arbres par l’évacuation de la boue et des décombres, tous deux dus aux travaux de construction de tunnels et de routes. Ce n’est que le 18 octobre 2007 qu’une lettre a attiré l’attention sur le déversement dans la rivière et les dégâts causés aux murs de rétention. Des violations de la loi de préservation des forêts (Forest Conservation Act) de 1980 ont été observées à maintes reprises et des amendes ont été imposées. Tant que la NHPC payait des amendes en millions de roupies (environ 3,43,50,036 roupies provenant des trois divisions de la forêt), les activités illégales ont continué, et les contrevenants n’ont pas été une seule fois convoqués au tribunal.
On nous a dit alors que le projet Parbati II constituait l’un des nombreux projets prévus pour l’État afin d’exploiter les 20.000 MW du potentiel hydroélectrique estimé de l’Himachal Pradesh. En 2008, il était déjà envisagé d’avoir 450 petits et grands projets hydroélectriques dans les trois plus grands bassins fluviaux des rivières Beas, Ravi et Sutlej. Aujourd’hui, plusieurs de ces projets sont à différents stades d’autorisation ou de construction.
Alors que nous traversions les sites en construction de Karcham-Wangtoo et de Bapsa II (situés sur la rivière Bapsa qui se jette dans la Sutlej), les photos publiées par le Réseau d’Asie du Sud sur les Barrages, Rivières et Peuple (SANDRP) le 31 janvier 2011 (basées sur des photos prises en novembre 2010) semblaient prendre vie. Ces photos ont révélé la façon dont la construction de ces deux projets causait des dommages environnementaux considérables à la fois aux riverains et à l’écologie des montagnes de la région. Le rapport du SANDRP a également mis en garde sur le fait que la boue déversée dans la Sutlej finit par descendre le courant vers le barrage d’irrigation de Bhakra, considéré comme la ligne de sécurité des États du Nord de l’Inde du Penjab, de l’Haryana et du Rajasthan, réduisant ainsi la capacité de stockage de l’eau à ces endroits.
Certains de ces projets figurent bien sur le radar de violation du Conseil de Contrôle de la Pollution. Le siège du Conseil de Shimla, qui est en charge du contrôle et de la prévention de la pollution de l’air et de l’eau dans l’État, indiquait en mai 2010 qu’il y avait 47 hôtels, 3 petits projets hydroélectriques (HEPs) et 2 grands HEPs dans le district. Il n’y avait aucun projet chimique, pharmaceutique, d’engrais, d’industrie textile, d’exploitation minière, d’électricité thermique ou nucléaire ni d’irrigation dans la région. D’après les informations recueillies par le Conseil dans une lettre datée du 13 mai 2010, aucune pollution n’était générée par aucun de ces HEPs.
Néanmoins, il est intéressant de noter qu’entre 2000 et 2010, le Conseil régional du Contrôle de la Pollution de Rampur (PCB) a émis 33 ordonnances de justifications pour divers projets en cours dans la région et a reçu des réponses pour ces 33 cas. Certaines se rapportent aux deux projets mentionnés précédemment. Les rapports du droit à l’information [Right To Information, RTI] indique que depuis 2004 au moins, plusieurs ordonnances de justifications ont été déposées contre la Jai Prakash Hydro Power Limited (JPHPL) concernant le projet hydroélectrique Bapsa II de 300 MW. Parmi les nombreux exemples de violations signalés, le 12 mai 2004, le PCB de Shimla a émis une ordonnance indiquant qu’en raison d’une fuite d’eau, le massif rocheux sur le côté de la colline est devenu totalement saturé d’eau, pouvant ainsi s’effondrer sur la route à n’importe quel moment. Néanmoins, dans presque tous ces exemples, le problème semble avoir été « résolu » puisque les données du PCB n’ont pas révélé qu’une quelconque action ait été engagée ou que les ordonnances aient été envoyées au tribunal d’instance.
Le 9 décembre 2009, une solide ordonnance de justification a été déposée contre la M/s NSL Tidong Power Generation (P) Ltd concernant le projet hydroélectrique de Tidong. L’ordonnance fait référence aux plaintes de Sh. B. Negi, président de l’ONG Paryavaran and Van Sanrakshan Samiti, suivant lesquelles il existe des violations aux clauses de la loi sur l’air et l’eau. Elle mentionne également le fait que le bureau régional de Rampur a informé que les activités de construction ont démarré sans structures de soutènement appropriées sur les sites de déversement, qu’il n’y a aucun aménagement pour l’eau ruisselant sur les routes et qu’un déversement hasardeux est réalisé. Le PCB de Shimla a demandé par la suite aux dirigeants du projet d’exposer les faits devant eux le 23 décembre 2009. Les activités du projet n’ont pas été suspendues. Les travaux de construction de Tidong battaient leur plein dès juin 2011.
Des débats sur la hausse de la pollution de l’eau dans l’environnement vierge de Kinnaur ont déjà été engagés, car le changement d’utilisation de la terre n’est pas considéré comme bénéfique. La Commission de Planification, lors des débats sur la qualité de l’eau dans la région, a déclaré que la pollution des eaux de surface a augmenté dans le district. Sur la période de 1993-94 à 1996-97, on a pu observer une augmentation des coliformes totaux. Ces résultats se basent sur le suivi réalisé par le Conseil de Contrôle de la Pollution. De plus, l’oxygène dissout est présent en plus faible quantité dans les eaux profondes, ce qui peut nuire à la vie aquatique de la région (Commission de Planification, 2005)1.
Alors pourquoi, malgré la reconnaissance des problèmes et des violations, aucune mesure radicale n’a-t-elle été prise par les autorités ? Les cas de pollution et de violations environnementales semblent être enregistrés à certains endroits, cependant les lourds travaux de construction ainsi que tout ce qu’ils impliquent continuent sans relâche. La réponse réside dans la façon dont les projets hydrauliques sont décrits et inclus dans les options de sources d’énergie renouvelables propres et vertes. La plupart des impacts de ces projets, en particulier ceux liés à la pollution, sont ignorés ou expliqués comme étant des impacts provisoires dus à la phase de construction. Mais les impacts cumulés d’un nombre de projets désormais tous localisés dans les États montagneux peuvent entraîner de lourdes conséquences sur l’environnement et les habitants des montagnes. Tant que l’évaluation des impacts cumulés ne participera pas au processus de prise de décision, les impacts provenant de projets individuels mais pourtant critiques seront ignorés pour des intérêts plus grands : la croissance et le développement économiques.
1Planning Commission, ‘Evaluation Study on Functioning of State Pollution Control Boards’ (PEO Study No.180), New Delhi, non daté
Lire l’article original en anglais : Woes of a mountain : Pollution cuts the crisp air of Himachal Pradesh
Traduction : Amandine MILLIOZ
La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com