Suite de la première partie
Le discours environnemental
Le département du Choco appartient à une région riche en termes de biodiversité qui s’étend sur plus de 1000 km entre la province du Darien au Panama et la région d’Esmeraldas en Equateur. A partir de 1986, lorsque la Colombie a recueilli environ 4,5 milliards de dollars d’investissements dans le cadre du développement de la région du Choco par le biais de ce que l’on appelle le Plan Pacifico, de nombreux projets d’infrastructures ont été entrepris. Ceux-ci incluaient la construction de routes, l’exploitation industrielle, l’extraction intensive d’or, l’agriculture de plantation et l’élevage de crevettes. Dès lors, Choco, une région jusqu’alors ignorée par Bogota, a suscité plus d’intérêt. La politique du Président Uribe considérait la croissance économique comme un axe de développement majeur. Sous son gouvernement, toutes les lois environnementales furent mises à mal.
Au début des années 90, le gouvernement Colombien a également développé le Plan BioPacifico, un projet destiné à préserver la biodiversité de la région. Il a reçu une subvention de 9 millions de dollars US du Fonds pour l’Environnement Mondial (FEM) afin de mettre en œuvre différents programmes. Bien que le projet BioPacifico agissait pour la durabilité de l’environnement et la gestion des ressources naturelles, il allait à l’encontre de ses propres objectifs. La Colombie était le quatrième plus gros producteur d’huile de palme et cherchait à développer ce type de plantations comme alternative aux cultures illégales. Des organisations telles que WWF et Fundacion Natura encouragèrent les plantations durables d’huile de palme, un oxymore selon Rosero. L’intention du gouvernement de planter un million d’hectares ne viendrait qu’aggraver les problèmes de déplacement des populations locales. De plus en plus, des plantations de biocarburant ont été installées sur les côtes et dans d’autres régions de production alimentaire de Colombie. Face à l’escalade de la violence, la plupart des organisations qui avaient établi leurs bureaux dans différents endroits de la région du Choco durant la période du projet BioPacifico ont déménagé. Un nouveau Ministère de l’Environnement, du Logement et du Développement Territorial a été créé en 2003 et travaille essentiellement à conclure des partenariats avec les ONG volontaires.
Le discours environnemental du début des années 90 s’inspirait largement de la quête de territoire et l’identification des communautés noires en tant que groupe ethnique disposant d’un certain style de vie proche de la nature, de la terre et de l’agriculture. Mais Carlos Rosero se rappelle : “ L’argument de l’intendance fonctionnait pour les Populations Indigènes mais pas pour les communautés noires car nous constituions un groupe différent. Nous désirions des choses différentes”.
Libia Grueso, un des leaders du PCN qui a reçu le Prix Goldman de l’Environnement en 2004 déclare : “Les militants qui avaient pour habitude de discuter publiquement des problèmes environnementaux le font à présent surtout par le biais de contacts individuels car ceux qui s’opposent à certains projets pour des motifs relevant du domaine environnemental peuvent être pris pour cible ou tués”. “Nous engagions les discussions sur l’environnement en évoquant la biodiversité mais maintenant nous restons dans le débat par le biais de projets/thèmes spécifiques”, affirme Rosero. Non loin de son bureau se dresse le nouveau programme Acapulco, un projet de développement urbain qui aura pour conséquence de déloger des squatters qui avaient fui l’intérieur des terres, affecté par la violence, pour Buenaventura. Dans le cadre du développement économique, le gouvernement s’attache de plus en plus à promouvoir les projets touristiques, causant ainsi une nouvelle vague de déplacements de population, déclare Diana Ojeda qui a étudié les effets de tels projets sur les communautés noires de la côte Caraïbe de la Colombie.
Kiran Asher, auteur de Black and Green : Afro-Colombians, Development and Nature in the Pacific Lowlands (« Noir et Vert : les Afro-Colombiens, Développement et Nature dans les Basses-Terres Pacifiques ») résume la situation actuelle en termes d’environnement dans la région du Choco en déclarant :“Les mouvements environnementaux et sociaux qui s’étaient alliés durant les années 1990 et avaient réussi à stopper des entreprises telles que le projet Poliducto sont à présent morcelés. Ils disposent certes de plus de droits juridiques mais se montrent plus faibles vis-à-vis des autres forces investissant la région. De nombreuses communautés locales soutiennent l’exploitation minière car elles récoltent 10 pour cent des recettes des concessions. Il y a également beaucoup d’exploitations minières illégales qu’ils ne peuvent empêcher. Elles sont plus retroextractodoras (présentes) dans la région que jamais. L’institutionnalisation des mouvements ne les a pas aidés à faire face à ce genre de situations.”
Nouvelles routes et nouveaux objectifs
Durant les deux dernières années, alors que le déplacement et le confinement des communautés noires se sont poursuivis, l’« épicentre » des conflits et de la violence semble s’être déplacé ou apaisé/atténué. Même aujourd’hui, les allers et venues des gens sont limités. La police est omniprésente. Alors que quelques-uns d’entre nous se reposaient dans un parc d’une région huppée à Cali, un groupe de policiers et une policière nous ont accostés pour contrôler nos identités. Peppa, qui a travaillé au sein de PCN durant 14 ans, a évoqué les difficultés inhérentes aux rassemblements de nos jours.
Auparavant, le discours des droits de l’homme se serait vu rejeter par les activistes noirs qui l’auraient qualifié de trop moderne et eurocentriste. Mais ces dernières années, on a « le droit » d’en parler, indique le K. Asher. L’importance de la vie, la dignité et la paix a remplacé le discours sur les droits culturels et ethniques. La Cour Constitutionnelle a joué un rôle fondamental en s’efforçant de rendre justice à ceux qui ont souffert des périodes de violence des années 90. Depuis 2004, plus de 200 ordonnances de non mise en œuvre de lois ont été rendues dans le but de protéger les droits des Afro-Colombiens. En 2009 la loi Auto No. 005 a été votée, poussant le gouvernement à prendre les mesures nécessaires à la protection des droits des communautés noires et à aborder le problème du déplacement massif et du confinement des noirs. Sous son égide, on retrouve l’affirmation des droits communautaires dont notamment le droit au territoire. Absalon, jeune membre du PCN, dit que de nombreux titres de propriété, de l’ordre d’un million d’hectares, ont déjà été concédés. Cependant, le fait qu’aucune mesure de contrôle communautaire n’ait été prise sur ces terres pourrait rendre les choses pire encore que lorsque ces communautés ne disposaient pas de droit sur les terres.
De nombreux activistes qui militaient au sein du PCN œuvrent à présent pour les communautés touchées par la violence, les déplacements de populations, l’appauvrissement et la misère. Certains ont choisi d’aider les communautés rurales en développant des groupes d’auto-assistance de façon à permettre aux femmes et aux hommes de renouer des liens avec le travail, faire pousser des cultures et des légumes dans leurs potagers et trouver un créneau pour leurs produits. Bahia Pacifico est un centre culturel et un restaurant créé par Maije et son équipe de femmes rurales du voisinage à Cali. Elles font partie d’un groupe plus large appelé Proceso de Jovenes y Mujeres Productoras del Pacifico Sur (Groupement de Jeunes et de Femmes Producteurs du Pacifique Sud). Janet Rojas a travaillé dans la région du Choco pendant plus de 35 ans. Janet et Maije ont toutes deux continué d’œuvrer dans les bassins fluviaux pour quiconque était laissé là ou venait s’installer dans la région. Une telle action est indispensable pour soutenir psychologiquement les communautés gangrénées par la violence. Leur travail souligne également l’importance d’associer la vie matérielle des populations à la politique. De plus, une telle action se justifie d’elle-même lorsque la politique du gouvernement en place réprime la mobilisation politique. Ils tentent de concrétiser l’idée d’un développement politique par le bas.
Victor Guevara a constitué une équipe de jeunes garçons qui travaillent sur le développement de la communauté et la violence sexiste ou violencia basada en genero, plus connue par son acronyme VBG. (Kiran Asher précise qu’elle a très peu entendu parler de ces notions durant sa mission sur le terrain dans les années 90.) Leur organisation, qui s’appelle Corporacion Mamuncia y Cacumen, regroupe des membres titulaires de diplômes d’études supérieures dans différents domaines. Leur objectif est de faire en sorte que des membres des communautés noires prennent des postes à responsabilités au sein des partis gouvernementaux et politiques. Ils émettent des réserves quant aux actuels leaders politiques qui ont très peu agi en faveur de la communauté. Plusieurs noms de personnalités politiques des Conseils Communautaires du gouvernement local, corrompus et allant à l’encontre du bien-être de leur communauté, ont été cités. Beaucoup d’autres envisagent des jours meilleurs pour leur communauté. Rolando Caicero est membre du parti Polo Democratico et a déjà rempli plusieurs mandats en tant que Consejal (Conseiller). Il était en réunion avec les membres du PCN lorsque nous l’avons rencontré. Ensemble, ils développent des projets éducatifs dans les domaines de l’expertise technique et des droits de l’homme. Caicero pense que les compétences managériales sont à même de transformer les relations économiques des communautés noires avec les autres et de leur offrir l’opportunité de progresser. Le gouvernement est incapable de créer suffisamment d’emplois. Les taux de chômage frisent les 24% et les jeunes sont particulièrement exposés à l’attrait de l’argent de la drogue ou sont tentés de rejoindre des groupes armés. Selon Caicero, ils doivent être tenus à l’écart de “l’économie informelle qui se trouve être l’économie formelle ici”.
Certaines personnes telles que Cesar Obando et Haminton Valencia ont rejoint des ONG qui travaillent sur les problèmes des droits de l’homme mais aussi le développement et la sécurité des moyens d’existence. Le proyecto participar and projecto transformar fondé par CHF et USAID vise à faire prendre conscience de l’importance du développement participatif au vu des impacts du tourisme et des projets de développement dans les zones urbaines. Le Project Participar a pour objectif de promouvoir et mobiliser les populations afin qu’elles prennent conscience de leurs droits et qu’elles défendent leurs droits collectifs notamment dans les régions où elles se trouvent opprimées. Tous les grands projets sont soumis à la procédure du Consulta Previa. La nouvelle Constitution a garanti la participation publique selon les dispositions d’une loi dite Loi 70. Les communautés noires disposaient de clauses légales supplémentaires leur assurant le droit de prendre part aux décisions susceptibles d’affecter leur existence et leurs terres. Ce droit participatif est concédé en qualité de droit collectif et non de droit individuel. De plus, la Convention ILO 169 demande que l’Etat encourage la participation des communautés ethniques aux décisions et discussions qui les concernent. Le processus de participation implique l’intervention du CCAN (Commission Consultiva de Alta Nivel) bien que ce ne soit pas l’unique domaine de représentation ou de participation des communautés. Le Consejos communitarios élit des représentants (43 au total) au Consultiva qui participent alors à une table ronde au plan national (Mesa Nacional). Ces Consultivas ou organes participatifs sont également mis en place au plan régional et local. Mais depuis leur formation, lesdits organes se sont vus politiser et corrompre.
“De nombreux membres du Consultiva utilisent des méthodes de corruption pour se faire élire. Ils copient le style et l’approche de la plupart des hommes politiques. Dix-huit mille personnes des bassins fluviaux de Buenaventura ont constitué 63 consejos communitarios établis en veredas (quartiers ruraux). Parfois, on ne trouve que quelques centaines de personnes par vereda. Cela leur permet d’acheter les votes de certains membres du consejos plus facilement”, déclare Haminton. Ce problème est symptomatique du manque de représentation dont a souffert la communauté pendant longtemps. La Cour Constitutionnelle s’est avérée être une arène majeure où de nombreuses décisions prises par les Consultivas ont été remises en question et considérées comme allant à l’encontre des intérêts collectifs de la communauté. La nouvelle loi forestière et le Second Plan de Développement du gouvernement Uribe sont des exemples de ces succès. Les groupes travaillent actuellement à trouver les moyens de rendre les Consulta Privea plus transparentes et efficaces en faisant en sorte que les Consultivas intègre plus les communautés au niveau organisationnel. Mais la question démocratique menace largement les Consultivas car les membres ne sont pas désignés comme représentants. Les Consultivas sont exposés au risque de se faire taxer d’extra démocratiques et de nombreuses confrontations ont lieu entre ces organismes et la communauté.
Tous les militants ne s’accordent pas pour dire qu’il s’agit là de la nouvelle manière de réorganiser les communautés. Absalon pense que la corporalisation du conflit oriente la question noire dans une direction différente. “Les leaders se font tuer et cela affaiblit les communautés et les mouvements. Le fait de se focaliser sur la pérennisation ou le caractère renouvelable des ressources naturelles plutôt que sur la territorialité ne nous mènera pas loin. De nombreux leaders se sont vus attribuer des positions officielles, des projets et des ressources. Les actions ne se focalisent pas sur les politiques mais sur les projets ce qui implique la bureaucratisation des processus politiques. Ceux qui y résistent sont de moins en moins nombreux”.
Ces dernières années, on a vu défiler une multitude d’informations sur internet concernant la Région Pacifique et les problèmes Afro-Colombiens. Ceci est également généralement le cas s’agissant des problèmes relatifs aux droits de l’homme en Colombie. Nombre des conséquences de la longue guerre contre la drogue, qui furent considérés comme des ‘dommages collatéraux’, sont à présent sérieusement étudiés par les médias. Les journalistes de la presse écrite et de la télévision ont joué un rôle primordial dans la révélation des excès militaires, le lien entre le MNC et les groupes paramilitaires et la corruption dans les plus hautes sphères de l’Etat. Certains d’entre eux ont collaboré avec des groupes de défense des droits de l’homme afin de déposer des requêtes en justice à l’encontre de sociétés en Colombie mais également dans les pays d’origine de ces sociétés tels que les USA. Les nouveaux médias, en particulier, grâce à l’aide matérielle et intellectuelle d’organisations progressistes d’autres parties du monde, ont été à même de mettre à jour les réseaux de criminalité et leurs violations des droits de l’homme en Colombie. Verdadabierta.com ou Open Truth figurent parmi ces chaines populaires d’information publique. Les journalistes que j’ai rencontrés au cours de mon voyage prennent leur rôle de diseurs de vérité très au sérieux. Ils le font au péril de leur vie. Les statistiques sur le nombre de journalistes qui se sont fait tuer et qui sont constamment menacés portent à réfléchir. Depuis 1978, 198 d’entre eux ont été tués en mission. Et le nombre de morts par an est plus ou moins constant jusqu’à présent.
Bogota- la ville ‘bunker’
Je suis retournée à Bogota lors de la dernière étape de mon voyage et n’ai pu que constater que la cité ressemblait à ce qu’un ami Colombien décrivait comme la ville « bunker ». Elle paraissait non seulement isolée de la violence qui frappait le reste du pays, mais apparaissait creusée de partout et laissée en l’état en raison de la corruption qui pourrissait les contrats passés par le frère du Maire pour la construction d’autoponts.
Au Nord de ce district-capitale se trouve la localité de Rafael Uribe Uribe. Elle est peuplée d’un grand nombre de familles de différentes communautés qui ont fui leur région d’origine en raison de la violence. Ici, on trouve des occupants illégaux et ils vivent dangereusement. Ils construisent des maisons de fortune sur les versants des collines qui s’avèrent très fragiles. Martha Bolivar, la maire local, a rencontré un large groupe de familles qui s’était rendu à son bureau après que leurs maisons s’étaient écroulées sous les pluies la nuit précédente. Nous avons vu Martha tenir une conversation difficile avec eux alors même qu’elle ne disposait pas des fonds suffisants pour assurer aux personnes de sa circonscription les conditions minimum d’existence. Et la localité ne faisait que croître.
La violence a altéré l’identité sociale des communautés affectées. Parfois, elles sont réduites à ne se considérer que comme des victimes. A d’autres moments, elles doivent se battre contre les préjugés raciaux qui les considèrent comme des paresseux, peu intéressés par l’avenir de leurs familles ou communautés. Le combat qui est mené en chacun n’a pas encore révélé tous ses effets.
Lire l’article original en anglais : Black social movements in contemporary Colombia (2)
Traduction : Marielle BREHONNET
La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com