Mouvements sociaux et environnementaux en Inde et en Colombie

Les rapports d’évaluation d’impact environnemental : pratiques manipulatoires dans le cas de projets d’infrastructures

, par MENON Manju

Le système d’évaluation d’impact environnemental (Environment Impact Assessment, EIA) fait partie du système de régulation indien. C’est un exercice par lequel un projet industriel ou d’infrastructure est évalué en fonction des conséquences qu’il pourrait avoir sur la population comme sur l’environnement. Les rapports qui en résultent sont la base sur laquelle un expert ou une agence d’expertise s’appuie alors pour émettre des recommandations quant à la mise en œuvre du projet. En théorie, seuls les projets dont l’impact est jugé « gérable » obtiennent une autorisation. Il est donc crucial que les documents d’EIA contiennent des données de base, des faits et des conclusions fiables.

Cependant, la qualité de ces études laisse encore beaucoup à désirer. Plusieurs analyses ont montré que les comptes-rendus d’EIA, les chiffres et les données qu’ils contiennent pouvaient être manipulés de manière à amplifier ou amoindrir le degré d’impact. Il est en effet possible qu’une évaluation prouve que les avantages économiques d’un projet seront bien plus grands que les impacts sur l’environnement ou que ces impacts peuvent être rendus bénins par certaines mesures de gestion.

Le village des Jeux du Commonwealth 2010

Le premier cas concerne la construction du village des Jeux du Commonwealth (Commonwealth Games, CWG) dans la capitale Delhi, sur les plaines inondables de la rivière Yamuna. En 2003, après que Delhi a été sélectionnée pour recevoir les Jeux, la Fédération des Jeux du Commonwealth a choisi un site près de l’autoroute nationale 24, reliant New Delhi à Ghaziabad, une importante ville industrielle de l’Etat d’Uttar Pradesh. L’autorité de développement de Delhi (Delhi Development Authority, DDA) a alors confié à Emmar MGF la construction d’« une communauté résidentielle indépendante de première qualité » de 1.168 appartements, dans le cadre d’un partenariat public-privé. Cette dernière, une fois utilisée par les participants aux CWG, serait mise en vente sur le marché libre.

Ce site était attenant au temple hindou populaire Akshardham, construit sur les rives de la Yamuna. Des citoyens, préoccupés par les conséquences écologiques de travaux de construction dans le lit de la rivière Yamuna, s’étaient opposés au projet de village du CWG sur ce site. Les inquiétudes portaient notamment sur les menaces concernant la capacité de recharge de la rivière ainsi que les moyens de subsistance des agriculteurs dépendants de cette plaine inondable pour la culture des légumes. L’autorisation environnementale de ce projet, qui avait été accordée par le Ministère de l’Environnement et des Forêts, fut alors contestée auprès de la Haute Cour de Delhi. La bataille juridique mit en évidence la difficulté de recourir principalement à la science pour prendre des décisisions environnementales.

Dès 1999, puis en 2005, l’Institut national de Recherche en Ingénierie environnementale (National Environmental Engineering Research Institute, NEERI), une agence du gouvernement central spécialisée dans l’environnement, avait sonné l’alerte contre l’expansion urbaine et la construction de complexes résidentiels et industriels sur le lit de la rivière Yamuna. Ces rapports faisaient partie d’un plan de gestion environnementale accrédité par la DDA dans le but de planifier la protection de la rivière Yamuna. Le NEERI est une institution qui mène régulièrement des EIA pour de nombreux projets à travers tout le pays.

En 2008, à la suite de la visite sur le terrain de la commission des juges de la Haute Cour, le NEERI a soumis un autre rapport sur le village des CWG et sur d’autres constructions liées au métro de Delhi. Dans ce rapport, le NEERI a modifié sa position en affirmant que les récentes constructions sur les bords de la rivière Yumana, telles que le temple Akshardham et les travaux de remblai, avaient remodelé le lit de la rivière. Ainsi, le village des CWG ne représentait plus une menace et son impact sur la plaine inondable était négligeable.

Basé sur les auditions et sur le rapport du NEERI, la décision finale fut rendue en juillet 2009, après un long parcours juridique qui aboutit à la Cour Suprême de l’Inde. La décision stipulait : « La Haute Cour n’a pas pris en compte et a ignoré les données scientifiques ainsi que l’opinion des comités d’experts et du corps scientifique, qui ont affirmé de manière catégorique que le village des Jeux du Commonwealth n’est situé ni dans le “lit de la rivière” ni sur la “plaine inondable” ». Cette décision a eu pour conséquence de priver la rivière Yumana d’une partie de sa plaine d’inondation. Le village a été construit alors que la Yumana était en crue et menaçait d’engloutir le site mais la mousson et les inondations ont finalement commencé à se retirer juste pour le début des Jeux.

La centrale thermique Jindal de Jaigad

Le deuxième cas concerne la centrale thermique Jindal, d’une capacité de 1200 MW, située à Jaigad, dans le district de Ratnagiri, dans l’Etat du Maharashtra. Cette région côtière écologiquement fragile est particulièrement connue pour sa mangue Alfonso exportée dans le monde entier. Quand, en janvier 2007, le projet a été présenté devant le comité d’évaluation composé d’experts de la centrale thermique (Expert Appraisal Committee, EAC), la compagnie a informé les membres du comité que la question de l’impact de ce projet sur la culture des mangues avait été portée devant les tribunaux de l’Etat et que l’université agricole Konkan Krishi Vidyapeeth de Dapoli (KKVD) menait une étude pour déterminer les conséquences qu’aurait l’implantation d’une centrale thermique dans cette région. A ce moment, le comité EAC a demandé une réponse en 16 points aux autorités en charge du projet. Deux points concernaient l’impact sur les mangues Alfonso et un point concernait les mesures de contrôle de dégagement de dioxyde de souffre de la centrale. La proposition de projet ne devait être considérée qu’une fois achevée l’étude de ses impacts sur les plantations de manguiers Alfonso. Le délai des recherches était de six mois.

Cependant, l’EAC n’a pas attendu les 6 mois ni le rapport complet de l’université KKDV. A l’inverse, ils ont affirmé que, selon le rapport de l’EIA ainsi que les prévisions des autorités de l’Etat chargée du contrôle de la pollution, les activités de production électrique de la centrale n’affecteraient en rien les plantations horticoles, en particulier la culture de mangue. Cependant, les mangues Alfonso étant une marque de première qualité, reconnue sur les marchés national et international, une étude de quatre ans serait menée afin de déterminer les impacts réels. L’autorisation et la construction de la centrale ne devaient toutefois pas attendre les résultats de l’étude, alors que cette-ci est normalement une des conditions pour obtenir l’autorisation environnementale. Rien ne précisait ce qu’il adviendrait si les répercussions s’avéraient négatives ou irréversibles, comme le craignaient des producteurs de mangue de la région qui avaient protesté contre le projet de construction de l’usine.

Quand l’autorisation environnementale fut contestée devant une cour spécialisée, l’Autorité nationale d’appel environnemental (National Environment Appellate Authority, NEAA), le dossier fut renvoyé devant le même comité pour une nouvelle évaluation. Ce dernier était censé ne pas être influencé par la décision antérieure. L’EAC confia la responsabilité d’évaluer les impacts à son sous-comité, dirigé par un scientifique réputé de l’Université de Delhi.

Un présupposé, controversé, de ce sous-comité est devenu l’argument décisif qui a permis à la centrale de Jaigad d’obtenir une autorisation pour la seconde fois : le sous-comité soutenait que des parallèles pouvaient être établis entre les émissions des centrales thermiques et les émissions de gaz d’échappement des véhicules. Or, à la suite d’une visite sur le terrain, il a été noté que les plantations de mangues situées près d’axes de circulation importants où le trafic est dense paraissaient plus saines que d’autres plus éloignées des routes. Il a été estimé que le dioxyde de souffre était converti en sulfate et l’oxyde d’azote en nitrate, ce qui pouvait être bon pour les mangues et la végétation en général. Cette seconde fois également, on a donc fait fi de l”étude qui devait être réalisée par l’université agricole locale KKVD et l’on n’a pas attendu ses résultats pour autoriser la construction de la centrale thermale.

Conclusion

Il est intéressant de noter que le cadre réglementaire pour les autorisations environnementales, à savoir la notification EIA de 2006, mentionne clairement, dans sa clause 8, que toute dissimulation et/ou soumission délibérée de données et d’informations erronées ou mensongères rendent la demande d’autorisation environnementale passible de rejet. Selon cette notification, cela doit être fait après avoir auditionné en personne le demandeur. Ni le projet des Jeux du Commonwealth ni celui de la centrale de Jaigad n’ont fait objet de cette disposition, bien qu’il soit clairement reconnu que les conséquences les plus négatives des activités prévues n’étaient pas mentionnées dans le rapport de l’EIA sur lequel se basent les autorisations environnementales.

Ces deux exemples nous rappellent les nombreux cas où des informations fausses, mensongères et incomplètes présentes dans les rapports de l’EIA ont été acceptées et où des projets ont été évalués par des « experts » sur la base d’impacts occultés ou rendus invisibles. Ce principe d’évaluation des impacts environnementaux cherche à nier l’existence même d’écosystèmes entiers, à minimiser les impacts ou à les rendre insignifiants afin qu’ils ne représentent pas un obstacle à la construction d’industries, de mines ou de barrages. Une fois que le processus d’évaluation s’est appliqué à faire disparaître ces impacts négatifs, il semble impossible de faire reconnaître aux tribunaux ou aux gouvernements les conséquences directes de ces projets sur la vie humaine, animale et environnementale. Les autorisations basées sur les EIA deviennent la référence à l’aune de laquelle toutes les autres preuves d’impact seront mesurées.

Lire l’article original en anglais : How impacts are made and unmade : A report card of Environmental Impact Assessments for infrastructure projects

Traduction : Marie HUGUET

La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com