Dans l’histoire des mouvements environnementaux en Inde, la période qui a commencé dans les années 80 a été le théâtre d’une phase particulière. C’est en effet la période pendant laquelle les conflits environnementaux sont entrés dans les couloirs du système judiciaire. Après la crise de 1975, le rôle du système judicaire était déjà beaucoup plus important dans le fonctionnement du gouvernement. Lorsque les actions d’intérêt général furent mis en œuvre en tant que mécanisme innovant pour que tout le monde, et pas seulement une partie affectée, puisse porter les faits d’importance publique à l’attention de la Cour, de nombreux problèmes environnementaux furent portés devant la Cour.
Dans les années 80 ainsi qu’au début des années 90, les Hautes Cours et la Cour Suprême avaient toutes étaient témoins d’audiences où les Cours se sont efforcées dintervenir au quotidien pour la gestion environnementale et les questions politiques. Dans de nombreux cas de pollution, les Cours ont émis des ordonnances générales pour déplacer les sites de production ou fermer les manufactures en dehors des sanctions, des amendes ou des compensations financières. Les ordonnances, jugements et directives avaient des conséquences à la fois à long terme et à grande échelle sur la façon dont le cadre légal devait être appliqué.
L’affaire Godavarman
Un des exemples les plus intéressants de la métamorphose de la Cour Suprême, qui est passée du rôle de juge à celui d’acteur majeur dans le processus décisionnel environnemental quotidien vous est raconté ci-dessous. C’est l’affaire qui a opposé T.N. Godavarman Thirumulpad à l’Union Indienne, plus connue au fil des ans sous le nom de l’affaire Godavarman ou l’affaire des forêts. Son histoire peut être retracée depuis l’époque où la Cour Suprême a entrepris une action contre l’abattage illégal de bois et la déforestation à grande échelle à Gudalur Taluk, au Tamil Nadu.
Le 12 décembre 1996, dans le cadre des ordonnances dans cette requête, la Cour Suprême (CS) a élargi la portée du terme “forêt” pour en étendre l’application à la définition encyclopédique. Dans cette optique, la CS a réinterprété la loi de conservation des forêts (Forest (Conservation) Act) de 1980. Cette loi a rendu obligatoire l’obtention de permissions du Ministère de l’Environnement et des Forêts de l’Union dans le cas où un terrain forestier aurait besoin d’être converti à un usage non forestier et ce même dans l’hypothèse ou une déforestation serait obligatoire. Jusqu’à la réglementation de 1996, la loi de conservation des forêts s’appliquait essentiellement aux terres qui avaient été officiellement reconnues comme terres forestières sous l’Indian Forest Act en 1927. Ce que cette règle a donné, c’est l’inclusion dans ce terme non seulement de toutes les forêts mentionnées comme telles dans les registres du gouvernement mais aussi de toutes les zones qui peuvent être considérées comme des forêts si elles correspondent à la définition encyclopédique, quelque soit la nature de la propriété ou sa classification. Une large portion de terres qui étaient des propriétés de communautés, ou faisaient partie des biens communs de village ou étaient historiquement gérées par des institutions nées sous le régime colonial (comme les Van Panchayats) a été introduite d’un seul geste dans la compétence de l’ACF. Cela a renforcé la centralisation du processus décisionnel concernant les forêts, un espace déjà contesté.
Pour aider et assister la Cour ainsi que pour gérer la mise en place des ordonnances de la Cour, le tribunal forestier de la Cour Suprême qui étudie toute demande liée à l’affaire des forêts, a initié un processus de mise en place d’une autorité dans la continuation des provisions de la section 3 (3) de la loi de protection de l’environnement de 1986. Le 9/05/2002, la Cour a ordonné la création du comité de pouvoir central (Central empowered Committee, CEC) ayant pour fonctions explicites de gérer l’application des règles de la Cour, de traiter les cas de non-conformité y compris ceux liés à l’empiètement, la mise en œuvre des plans de travail, les reboisements compensatoires, les plantations et les autres questions de conservation. Avec cette étape, la Cour s’est explicitement désignée comme administrateur des forêts.
Au jour d’aujourd’hui, l’affaire Godavarman continue à produire des ordonnances et des jugements provisoires concernant différents aspects tels que la déforestation, les opérations de scieries, les violations d’autorisation pour le détournement de forêts, le déclassement des forêts et beaucoup d’autres faits liés au reboisement compensatoire. Ces dix dernières années, des jugements significatifs ont été prononcés dans cette affaire, ce qui a aidé à façonner le discours concernant la gouvernance forestière dans le pays. Un des cas les plus controversés entendu dans le cadre de cette affaire était celui lié aux mines des collines de Niyamgiri dans l’état d’Odisha et qui concernait la violation des procédures à appliquer dans le cadre de la loi de conservation des forêts contre le détournement de forêts. Ce paysage très fragile écologiquement et avec une riche biodiversité se trouve être lelieu où la communauté tribale Dongria Kondh a construit son identité, sa culture et son mode de vie.
La société M/s Vedanta, une entreprise du British Stock Exchange, voulait exploiter une partie de ces collines pour en extraire de la bauxite. Les quatre années de bataille liées à cette affaire ont abouti à un jugement qui autorisait l’exploitation minière par la filiale de Vedanta en Inde, M/S Sterlite, s’ils concluaient un arrangement via une entité ad-hoc avec Orissa Mining Corporation (OMC), proporiété de l’État. A cette époque l’activité minière faisait face à l’opposition implacable de la communauté locale et plusieurs agences de financement internationales s’étaient retirées du projet. Jusqu’à aujourd’hui, Niyamgiri est restée inexploitée notamment car les Dongria Kondh ont le soutien de Shri Rahul Gandhi du Parti du Congrès (I). De plus, d’autres requêtes sont actuellement en attente d’une décision de la CS devant un autre organisme judicaire.
L’affaire Godavarman a aussi généré d’importantes décisions liées au calcul de la valeur actuelle nette (VAN) du détournement de terres forestières pour un usage non forestier lorsqu’une agence cherche à le faire. Suite à cela, les autorités de ce projet, à la fois du secteur privé et du secteur public ont payé des frais très élevés à un organisme ad hoc de gestion et de planification de reboisement compensatoire (Compensatory Afforestation Planning and Management – CAMPA). Cette autorité a été établie sur ordre de la Cour. La Corporation Nationale de l’Energie Hydroélectrique (National Hydroelectric Power Corporation –NHPC) a payé 3 millairds de roupies à cette autorité pour construire le projet hydroélectrique « Lower Subtanisiri » dans l’État d’Arunachal Pradesh.
Ce modèle d’évaluation repose beaucoup sur le principe de « pollueur payeur ». Bien que ça n’ait pas été dissuasif pour la déforestation, cela a rempli les coffres de la CAMPA avec de nombreux fonds qui n’ont pas été réinjectés dans les autres États victimes de la déforestation. Bien que cet argent soit utilisé à des fins de conservation, des preuves indiquent qu’il est utilisé pour la plantation d’arbres aussi bien que pour l’achat de véhicules, la construction de bâtiments ou la couverture de nombreux autres frais administratifs. La déforestation continue et les activités de conservation laissent encore fortement à désirer.
Dans la manière dont la Cour Suprême a traité l’usage des forêts par les entreprises, elle en a facilité l’utilisation en fournissant à l’entreprise des moyens légaux d’obtenir un accès aux forêts défendues en payant ou en compensant pour sa déforestation et en entreprenant des mesures correctives en cas de violation forestière. Ce fut une déception pour les populations forestières puisque le chemin pris par la Cour n’est pas vraiment différent de celui pris par le gouvernement qui considère son rôle comme un facilitateur de développement et d’investissement.
Le Tribunal National Vert
L’avenir de l’affaire Godavarman est aussi lié au développement du tout nouveau Tribunal Vert National, dont la première audience s’est tenue le 4 juillet 2011. Comme cela avait été envisagé par le Ministère de l’environnement et des forêts, le TNV est constitué d’experts, issus des départements de l’environnement et des sciences liées à l’environnement, qui en collaboration avec de nouveaux juges ont été mandatés pour décréter de nouvelles directives pour la compensation et la restitution des dommages causés par des actes de négligence environnementale. Il décidera d’un panel de lois liées à la pollution, au détournement de forêts ainsi qu’aux normes environnementales. Les recours qui peuvent être mis en place sont à la fois liés à la remise en question des bases des autorisations ainsi que des impacts environnementaux et sur la santé humaine de chaque projet en cours.
Ainsi les défis posés par la violation de l’ACF, comme ce fut le cas lors du projet Niyamgiri seront désormais traités par le TNV. Le TNV dispose également d’une juridiction extrêmement importante auprès de laquelle les autorisations environnementales accordées suite à l’Évaluation de l’Impact Environnemental pourront être remises en question par toute personne affectée par l’accord ou le rejet d’une telle autorisation. Le TNV peut également traiter toute demande soulevant un problème substantiel lié à l’environnement. A l’heure actuelle, le tribunal traite de la légalité des requêtes en attente déposées devant l’ancienne NEAA, où les autorisations liées aux normes environnementales étaient délivrées jusqu’au 18 octobre 2010.
Bien que le NEAA ait été mis en place en 1997, il n’a jamais vraiment fonctionné au complet. Des organisations de la société civile ont fait des efforts depuis 2005 dans le but de relancer cette institution à travers les articulations légales fastidieuses de la Haute Cour de Delhi. La proposition de mise en œuvre du TNV fut finalement acceptée par le Parlement indien en avril 2010 mais il a fallu attendre 15 ans avant qu’il ne commence à fonctionner. Pendant plus de 8 mois, entre le 18 octobre 2010 et le 4 juillet 2011, il n’y eut aucune instance devant laquelle des autorisations environnementales auraient pu être contestées.
Sur le terrain, le retard dans la création de structures pour réclamer la justice a des conséquences sérieuses. Certaines des requêtes dont a hérité le TNV sont liées à des espaces contestés le long de la côte indienne, dans les forêts ou au cœur d’autres écosystèmes. L’une d’entre elle est une autorisation environnementale de juin 2010 délivrée au groupe M/s OPG Power Gujarat Private Limited pour l’installation d’une centrale thermique de 300 MW. Cela faisait partie d’un projet plus large de construction d’une centrale d’une capacité de 5000 MW et obtenu l’autorisation assortie d’une liste de 121 conditions déterminant la construction et le fonctionnement de l’usine. C’est un cas sans précédent dans l’histoire des normes environnementales. Les pêcheurs de la côte Bhadreshwar dans le district du Kutch au Gujarat ont exprimé leur objection catégorique à la construction de la centrale. Des manifestations importantes ont eu lieu en raison de l’impact important de l’usine sur l’écosystème fragile de Randh Bander situé sur la côte Bhadreshwar. Cette zone est connue pour être le second plus grand centre de production de poisson sur la côte du Kutch. Pas loin de 6000 pêcheurs des villages de Bhadreshwar, Luni, Tuna et Sangad utilisent le Bander pour la pêche traditionnelle depuis plus de 200 ans.
Un autre ensemble important d’audiences concerne le projet « Demwe Lower », de 1750 MW sur le fleuve Lohit en Arunachal Pradesh. Le Lohit est un des principaux affluents du fleuve Brahmapoutre, une ressource vitale pour de nombreux États du Nord Est de l’Inde et du Bangladesh. Le projet Demwe fait partie des 10 projets hydroélectriques prévus sur le bassin du fleuve Lohit avec une puissance installée d’environ 8200 MW d’électricité. Six d’entre eux sont des méga projets hydroélectriques, qui seront tous construits sur une distance de seulement 86 km. Dans des informations communiquées en juin 2010 par le Groupe d’Action Environnementale Kalpavriksh (Kalpavriksh Environmental Action Group), il a été souligné que des portions importantes en aval du fleuve Lohit faisaient partie de terres forestières. Même si ce terrain n’est pas physiquement acquis pour le projet, pour tous les aspects pratiques, l’altération des régimes naturels de flux pour l’opération du projet électrique modifiera l’écologie qui se trouve en aval de façon drastique et aura un impact sérieux à la fois la nature et la vie des communautés qui en dépendent. A l’heure où l’on écrivait cet article, le TNV était dans une procédure d’audition des arguments des deux parties.
Conclusion
Les violations par les entreprises perpétrées pour leurs projets miniers, industriels ou hydroélectriques augmentent avec la croissance des investissements. Alors que de plus en plus de projets sont situés sur des terres forestières ou écologiquement sensibles où vivent des communautés marginales, les procédures d’analyse de leurs impacts et d’obtention d’autorisation ont été accélérées afin de ne pas restreindre ou réduire le rythme des investissements. Les efforts du système judiciaire pour recourir au principe du “pollueur payeur” ont seulement encouragé cette tendance puisque les sanctions ont simplement aidé à rationaliser cette procédure plutôt qu’à fournir toute forme de justice aux personnes affectées par un tel développement. La seule façon pour le nouveau TNV d’altérer cette tendance est de devenir une vraie source de justice est de prendre des décisions audacieuses pour pénaliser sévèrement les contrevenants et également de s’intéresser aux causes profondes de ces violations, qui sont ancrées dans la routine du processus de prise de décision environnementale.
Lire l’article original en anglais : Mirages of Hope : the response of the Indian judiciary and special courts on environmental conflicts
Traduction : Stéphanie Klaczynski
La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com