Au-delà de l’État-nation : le confédéralisme démocratique, une alternative politique pour les Kurdes au Moyen-Orient

Le PKK, du projet d’un État kurde au confédéralisme démocratique comme alternative à l’État-nation

, par Loez

La création du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, se situe à la croisée de plusieurs dynamiques difficiles à résumer. Les années 1960 ont vu une renaissance du nationalisme kurde, dont les revendications sont portées principalement par des intellectuels d’avant-garde, en opposition aux inégalités régionales de l’Est. Mais peu à peu, ce discours glisse vers la « question kurde ». L’extrême gauche turque, bien que commençant à la fin des années 1960 à reconnaître l’existence d’une oppression spécifique au peuple kurde, défend toujours l’idée que celles-ci seront résolues à travers les questions de classe. L’emprisonnement de nombreux·ses militant·es kurdes constituera un passage important pour la radicalisation du mouvement kurde. La prison est à la fois un lieu de rencontres et de formation entre militant·es. Abdullah Öcalan, futur leader du PKK, sera emprisonné 7 mois avec plusieurs militant·es révolutionnaires d’extrême gauche. C’est avec celles et ceux-ci, et suite à des réflexions entamées en prison sur la lutte kurde, que le PKK sera créé. Une première rencontre a lieu en 1973, où sont discutées les bases théoriques de l’organisation. Conservant une approche révolutionnaire socialiste, ce qui deviendra le PKK se définit en défendant, contre la force de l’État colonialiste, dans une perspective fanonienne, une utilisation de la violence révolutionnaire au sens maoïste : en faisant la guerre contre l’État colonisateur, on apprend et on se libère, et c’est à travers elle qu’on peut se décoloniser. « Le PKK considère que le développement social, et culturel n’est possible que dans une situation de guerre. Le PKK a pour objectif de créer un peuple qui lutte au nom de son indépendance et de sa liberté. Ainsi, il préfère se réanimer dans la guerre plutôt que de se fondre dans la paix ». [1]

Combattant du PKK dans les montagnes de Qandil tenant une photo d’Öcalan. © Loez (tous droits réservés)

Après quelques années de militantisme pour recruter des membres, marquées par une opposition de plus en plus forte envers les autres partis kurdes – notamment sur la question de l’usage de la violence ou le nationalisme –, et l’État turc, les 26 et 27 novembre 1978, le congrès fondateur du PKK dans la région de Lice, près de Diyarbakir, entérine officiellement son existence et ses modalités d’organisation. Son nom ne sera toutefois adopté que six mois plus tard. Parmi les membres fondateurs du parti, à côté de Abdullah Öcalan, Cemîl Bayik, Mazlum Doğan et d’autres, on trouve deux femmes qui y joueront un rôle important : Kesire Yildirim et Sakine Cansiz. Anticipant le coup d’État militaire turc de septembre 1980, Abdullah Öcalan se réfugie en Syrie en juillet 1979 en passant par la ville de Kobanê. Il est accueilli par le régime de Hafez el Assad, alors en froid avec la Turquie. En Turquie, les généraux putschistes lancent une vague de répression sans précédent. Des centaines de personnes sont exécutées, des milliers arrêtées. Les groupes kurdes sont particulièrement visés, perçus par les nationalistes turcs défendant le projet de Mustafa Kemal « Atatürk » comme une menace à l’unité nationale. La musique et la langue kurde sont interdites. En dehors du PKK, les autres groupes politiques kurdes sont balayés par cette répression. Sa survie doit beaucoup à son approche de la violence révolutionnaire, qui l’a conduit à prendre des précautions face à la menace de plus en plus concrète d’un coup d’État. Les militant·es du PKK se forment dans les camps d’entraînement palestiniens, et participent à la guerre contre l’armée israélienne – une dizaine y trouveront la mort. Le parti ouvre sa première académie (centre de formation) dans la plaine de la Bekaa et la nomme Mahsum Korkmaz, du nom du commandant qui, avec ses hommes, s’empare de la petite ville d’Eruh dans la région de Siirt le 15 août 1984, marquant ainsi la date officielle du début de la guerre de guérilla contre l’État turc par la branche armée du PKK, bien que des affrontements armés aient déjà eu lieu auparavant. L’académie continuera ses activités dans la Bekaa puis sera transférée dans les monts Quandil au Nord de l’Irak en 1998. En 1987, un état d’exception, OHAL, entérine la suspension de l’État de droit qui existe de fait dans les régions kurdes.

Le 15 mars 1990, une campagne de soulèvements de la population civile urbaine, les Serhildan (insurrections), démarre lors des funérailles de combattants du PKK. Une semaine plus tard, le 21 mars, la fête de Newroz tourne à l’émeute dans plusieurs villes. Ces soulèvements auront lieu à plusieurs reprises jusqu’en 1993. Cette année-là, Öcalan déclare un cessez-le-feu unilatéral suite à des échanges officieux que le président Turgut Özal entame avec le PKK. À plusieurs reprises, le parti propose des cessez-le-feu en 1995 et 1998, dont l’armée turque ne tiendra aucun compte.

En septembre 1998, la Turquie décide de faire pression sur la Syrie pour qu’elle cesse d’accueillir le PKK sur son territoire, à la fois militairement mais aussi en menaçant de couper le débit de l’Euphrate, qui alimente de nombreux barrages électriques indispensables au pays. Le régime Assad décide alors d’expulser Öcalan. Celui-ci tente de se réfugier en Europe. Il se rend par avion en Grèce, où il bénéficie d’appuis haut-placés, mais sa demande d’asile est refusée. Commence alors pour lui un long périple où il va d’expulsion en expulsion sous la pression des États-Unis, et qui se terminera en février 1999 à Nairobi, au Kenya. Il est arrêté par les services secrets israéliens et livré aux autorités turques, lors d’une opération co-organisée par l’Union européenne, la Grèce, les États-Unis et Israël [2]. C’est un choc pour le mouvement, qui organise de grandes manifestations en Europe.

Incarcéré depuis à l’isolement sur l’île d’Imrali, gardé par une garnison de plusieurs milliers de soldats, Öcalan a le droit d’écrire ses plaidoiries et de voir ses avocat·es, à qui il fait passer ses écrits ainsi que des notes pour le parti. Sa défense deviendra alors la synthèse des évolutions du mouvement et définira un nouveau paradigme politique : le confédéralisme démocratique. L’adoption de celui-ci sera l’aboutissement d’un processus de redéfinition idéologique, qui débute par l’abandon de la lutte armée par le PKK. C’est également dans la même période que de nombreux changements politiques ont lieu en Turquie, avec l’avancée du processus d’adhésion à l’Union Européenne, laquelle soutient l’arrivée au pouvoir de l’AKP et d’Erdogan.

Manifestation à Paris pour la libération d’A. Öcalan. © Loez (tous droits réservés).

Une évolution du paradigme politique dans la durée : le rejet de la domination masculine et de l’État-nation

Le paradigme politique du PKK évolue dans la durée, pour abandonner progressivement la demande d’un État-nation kurde : « Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur les États-nations, a démontré son inefficacité. Les États-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confédéralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés. » [3] déclare Öcalan.

Pour le chercheur Joost Jongerden, il y a eu deux tournants majeurs dans le mouvement : antipatriarcal puis anti-étatique.

Le premier grand tournant dans l’évolution politique du PKK a commencé dans les années 1990 avec la réflexion d’Öcalan sur la domination masculine, inspirée elle-même de sa relation avec sa femme, K. Yildirim, membre fondatrice du PKK qu’elle quitte en 1986 après avoir été envoyée en Europe pour organiser le mouvement. [4] L’histoire de la civilisation et la naissance des États et des religions est alors mise en parallèle avec celle de l’asservissement des femmes, dès lors considérées comme la première classe opprimée qui doit se libérer. En lien avec cette analyse, le parti commence à organiser, puis à laisser s’organiser les femmes. En 1987, une première organisation non-mixte, l’Union patriotique des Femmes du Kurdistan, est créée en Allemagne. Puis en 1995, sous l’impulsion notamment de Sakine Cansiz, ce sont les premières unités combattantes de femmes ; et en 1999 un parti politique, qui s’appelle depuis 2004 Partiya ya Jin a Kurdistan (PAJK), le Parti de la Femme Libre du Kurdistan et s’organise avec différentes structures, dont une force armée non mixte (YJA-Star), un bureau politique (YJA) et une organisation de jeunesse (KJC). Toutes les structures féminines non mixtes sont réunies sous le chapeau d’une structure confédérale, le KJK, Association des Femmes du Kurdistan.

Moment d’étude au sein d’une unité de combattantes. © Loez (tous droits réservés)

Le second tournant, a été le renoncement à la création d’un État-nation. Très vite, dès les années 1990, Öcalan et les cadres du PKK rejettent l’idée de créer un État-nation kurde. Öcalan affirme : [5]

« Dans sa forme originelle, l’État-nation avait pour but de monopoliser tous les processus sociaux. La notion que diversité et pluralité doivent à tout prix être combattues, a ouvert la voie aux politiques d’assimilation et de génocide. En plus d’exploiter les idées et la force de travail de la société et de coloniser les esprits au nom du capitalisme, l’État-nation assimile également toutes sortes de cultures et d’idées intellectuelles et spirituelles (...) Il vise à créer une culture et une identité nationale unique, ainsi qu’une communauté religieuse unique et unifiée. (…) Aussi nationaliste qu’il se montre, l’État-nation sert toujours dans une même mesure les processus capitalistes de l’exploitation. »

Joost Jongerden cite Cemil Bayik [6], autre fondateur du PKK et membre de son comité exécutif actuel :

« La première forte critique du real-socialisme existant a été faite lors d’une réunion du comité central en 1984. [Öcalan] argumenta que [celui-ci] n’avait pas grand-chose à voir avec le socialisme. L’État était censé disparaître mais en fait il était devenu plus puissant. »

Le projet de confédéralisme démocratique a été nourri, lors du 2e l’emprisonnement d’Öcalan à partir de 1999, par sa lecture et sa correspondance avec Murray Bookchin, penseur du municipalisme libertaire, ainsi que de Deleuze, Guattari, Laclau, et des penseurs de la French Theory. Il vise à la recherche de la paix et de l’égalité entre les différentes communautés, avec comme piliers la démocratie directe, l’égalité femme-homme et l’écologie sociale. Au sein de celui-ci, les populations s’organisent de manière autonome, par la démocratie directe, au sein d’entités locales appelées « communes » constituées de quelques dizaines de familles vivant dans un espace géographique connexe. Celles-ci prennent en charge tout ce qui leur est possible de faire : justice de proximité, auto-défense, éducation, économie... Elles s’articulent entre elles à différentes échelles pour mener des projets d’intérêt collectif. Ainsi par exemple la création d’un hôpital au sein de chaque commune n’aurait pas de sens. Plusieurs communes vont se fédérer pour que leurs habitant·es en bénéficient. Les communes se fédèrent ainsi jusqu’à former des régions démocratiques. Pour Ayse Efendi, co-présidente du TEV-Dem [7] à Kobane interrogée en 2018, « c’est la première fois que les Kurdes s’organisent de cette manière. Mais cette auto-organisation a des racines historiques : avant c’était des conseils de famille, de tribus. Mais les communes que nous construisons ne sont pas basées sur les liens tribaux ni sur ceux du sang. Tout le monde peut y participer, et cela permet de lutter contre le conservatisme. »

Le Kurdistan est un territoire principalement rural, où cohabitent plusieurs peuples et où les habitant·es vivent dans des villages au sein desquels l’entraide et une certaine collectivisation de l’économie sont des pratiques courantes. Les villes sont généralement petites et de tailles moyennes, et les fortes relations de voisinage y rejouent en quelque sorte le rôle des villages. La structure familiale étendue à un poids très important dans la société, avec des relations de solidarité fortes. À une échelle plus large, les tribus jouent encore un rôle important dans l’organisation sociale même si celui-ci tend à s’affaiblir. Les fédérations de tribus, réunies au sein d’assemblées, étaient une pratique déjà existante dans la société traditionnelle. Le projet de confédéralisme démocratique imaginé par Öcalan a donc également fait écho à ces structures traditionnelles, et les réhabilite pour en faire les outils de la transformation, sans passer par les concepts occidentaux, dont le nationalisme est une émanation.

La période de 2002 à 2005 est marquée par de nombreux changements organisationnels. Traduisant ses évolutions politiques, le parti change deux fois noms, KADEK puis Kongra-Gel, Congrès du Peuple du Kurdistan.

En 2003-2004 une aile « réformiste », emmenée notamment par le propre frère d’Öcalan, avec un alignement pro-États-Unis tente de prendre le pouvoir au sein du parti. Ce courant rejette le nouveau paradigme politique et veut revenir à des revendications nationalistes. Il veut également démanteler le mouvement des femmes, ce qui causera son échec. Les dissidents sont écartés, et finalement le confédéralisme démocratique est officiellement adopté à l’été 2005 par le mouvement kurde, qui se réorganise alors. Le PKK est recréé, au même titre que d’autres partis régionaux créés dans les différents territoires du Kurdistan : Parti de l’Union Démocratique (PYD) en Syrie, Parti pour une Vie Libre au Kurdistan (PJAK) en Iran. Des structures civiles sont mises en places séparées de la structure militaire, qui se transforme en force de protection du peuple (HPG), actant ainsi la redéfinition de la lutte armée en lutte d’auto-défense, en accord avec le droit des peuples à se défendre (welatparêzî). Finalement, une grande structure confédérale se crée en 2007, le KCK, Groupe des communautés du Kurdistan, pour fédérer toutes les organisations partageant le même paradigme politique, partis politiques, syndicats, groupes de la société civile... Le Kongra-Gel est l’assemblée de cette structure. Pour Öcalan le KCK est « l’organisme de tutelle des éléments kurdes de la modernité démocratique (la nation démocratique composée des communautés économiques et écologiques, des compatriotes démocratiques et des identités culturelles ouvertes). » [8] La nation démocratique du KCK n’est pas « la construction politico-ethnique des États-nations » [9], mais renvoie à une catégorie « historico-culturelle » [10]. Öcalan est le président du KCK, mais de manière pratique il est dirigé par un conseil exécutif d’une trentaine de membres. La figure d’Öcalan reste ainsi centrale comme leader du mouvement, mais leader emprisonné, à la parole rare, qui donne les directions stratégiques à suivre, notamment à travers « La feuille de route vers les négociations », rédigée alors que s’amorce un dialogue avec le régime turc autour des années 2000. Dialogue qui tournera cours en 2013 quand l’AKP craindra de perdre son pouvoir face à la montée d’une opposition progressiste légale impulsée par le mouvement kurde. À plusieurs reprises, il est placé à l’isolement total par la Turquie. En 2019, un important mouvement de grève de la faim aura lieu pour demander qu’il puisse voir ses avocat·es et sa famille. Le chercheur Fouad Oveisy [11] écrit :

« Ce changement [de paradigme] réinvestit la mélancolie des mouvements sans États dans un désir de réformes égalitaires du pouvoir. Ici, le pouvoir et la légitimité ne découlent pas de la reconnaissance par le système étatique international mais de la vie en commun et à l’écart de l’État. Non seulement modèle de redistribution économique et politique, le cadre hybride d’Öcalan redistribue également la sensibilité de complexes idéologiques persistants, tels que de la colonisation des territoires, afin d’ouvrir le terrain de nouvelles luttes émancipatrices. »

Le mouvement passera ensuite à la mise en place de son projet. D’abord dans le camp de Mexmûr, en Irak, lieu qu’il autogère depuis 1995. Puis en Turquie, après les victoires électorales et la prise de nombreuses municipalités par le parti pro-Kurde. Et enfin au nord de la Syrie, dans la zone appelée Rojava, où depuis 2013 une administration autonome fondée sur les principes du confédéralisme démocratique tente d’organiser une société multi-ethnique de plusieurs millions de personnes.