Le Lesotho peut-il inspirer d’autres pays en matière de lutte contre la violence et le harcèlement sexiste dans les usines textile ?

, par Equal Times , KABI Pascalinah

Usine textile dans la zone industrielle de Maseru, Lesotho. Photo : John Hogg, World Bank Photo Collection CC BY-NC-ND

D’après le bureau national des Nations unies au Lesotho, ce royaume d’Afrique australe figure parmi les endroits les plus dangereux pour les femmes et les jeunes filles. Les taux de violence sexuelle et sexiste y sont en effet parmi les plus élevés au monde. Par ailleurs, le Lesotho est le deuxième plus grand exportateur de vêtements et de textiles d’Afrique après le Kenya et cette industrie représente le plus grand employeur du secteur privé dans le pays avec 80 % de femmes parmi les travailleurs de l’industrie de l’habillement et du textile.

C’est dans ce contexte que des représentants de syndicats locaux, régionaux et mondiaux, de la société civile et de divers gouvernements, notamment le Premier ministre du Lesotho, se sont réunis pour présenter des modèles et discuter de stratégies en vue d’éliminer la violence et le harcèlement fondés sur le genre (VHFG) dans le monde du travail. Les initiatives novatrices du Lesotho en la matière ont occupé le devant de la scène lors de cette réunion.

Le Sommet de haut niveau M-POWER sur l’éradication de la VHFG au travail en Afrique australe — organisé par le Partenariat multilatéral pour l’organisation, l’autonomisation et les droits des travailleurs (M-POWER, Multilateral Partnership for Organizing, Worker Empowerment and Rights) du département états-unien du Travail, la Fédération des syndicats du Lesotho et le Conseil du travail du Lesotho — s’est tenu le jeudi 27 juillet 2023 à Maseru, la capitale du Lesotho. Plus de 100 participants venus de pays d’Afrique australe, d’Europe, d’Argentine et des États-Unis y ont appris comment, en à peine moins de cinq ans, le Lesotho a réalisé des avancées considérables vers l’élimination de la VHFG sur le lieu de travail, en commençant par une série de conventions collectives historiques signées par trois grandes marques de vêtements, un important fournisseur de denim, et une coalition de syndicats et d’organisations de défense des droits des femmes.

L’initiative est partie d’une enquête menée entre 2017 et 2019 par le Workers’ Rights Consortium (WRC), une organisation états-unienne de surveillance des droits du travail, qui a exposé des cas généralisés de violence sexiste et de harcèlement sexuel dans trois usines de vêtements gérées par la société Nien Hsing Textile Co.Ltd, basée à Taïwan, qui fournit les marques internationales Levi Strauss & Co, Kontoor Brands (Lee et Wrangler Jeans) et The Children’s Place.

Les enquêtes du WRC ont révélé que des cadres, des superviseurs et même des collègues masculins ont contraint de nombreuses ouvrières de l’habillement à avoir des relations sexuelles en subordonnant leur soumission au maintien des contrats de travail et à l’obtention de conditions de travail plus favorables.

« [...] souvent, la direction n’a pas pris de mesures disciplinaires à l’encontre des contrevenants », indiquait le rapport. « Cette tolérance à l’égard du harcèlement de la part de Nien Hsing a créé une culture d’acceptation de la violence et du harcèlement sexuels dans les usines, ainsi qu’une crainte de la dénonciation chez les travailleuses. »

Le rapport ajoutait que « la vulnérabilité des travailleuses de ces usines face à la violence fondée sur le genre a été exacerbée par le fait que Nien Hsing a supprimé les droits d’association des travailleurs, ce qui a empêché les employés d’agir collectivement pour exprimer leurs inquiétudes et exiger que ces abus prennent fin. Le WRC a constaté que Nien Hsing a refusé aux employés le droit d’être représentés par le syndicat de leur choix, que l’entreprise a tenté d’interférer dans les affaires internes du syndicat, a résilié unilatéralement un protocole d’accord avec l’un des syndicats représentant les travailleurs dans les usines et s’est livré à des actes de discrimination et de représailles à l’encontre des employés pour avoir exercé leurs droits d’association ».

Utiliser la C190 pour créer un accord historique

Avant la pandémie de Covid-19, environ 10.000 personnes, en majorité des femmes, travaillaient dans cinq usines textiles de Nien Hsing au Lesotho : Global Garments, C&Y, Nien Hsing International, Glory International et Formosa Textile Company. Aujourd’hui, il reste moins de la moitié de ces travailleurs. Selon Popoti Ntebe, une ouvrière de Nien Hsing qui s’est exprimée lors du sommet de juillet, les ouvrières devaient attendre chaque matin aux portes de l’usine pour être choisies pour la journée, les superviseurs, de sexe masculin, ne choisissant autrefois que celles avec lesquelles ils avaient « envie d’avoir des relations sexuelles ».

« Ils le faisaient parce qu’ils avaient l’impression d’avoir plus d’autorité. Et nous avons accepté tout simplement parce que nous avions désespérément besoin de travail », a déclaré Mme Ntebe aux participants. Elle a ajouté que les superviseurs ne donnaient aux ouvrières que des contrats à la journée ou de courte durée, et que le renouvellement de ces contrats était subordonné à la poursuite des relations sexuelles avec les superviseurs et les directeurs de l’usine. Cette pratique illégale est restée impunie pendant de nombreuses années.

Après la publication de l’enquête en 2019, le WRC « a approché les syndicats dont des membres se trouvaient dans les usines ainsi que deux grandes organisations de défense des droits des femmes pour tenter d’identifier une approche globale et holistique qui comprendrait une composante contraignante ainsi qu’un contrôleur indépendant », a déclaré Rola Abimourched, directrice de programme principale au WRC, dans une vidéo de 2020. Ils ont ensuite approché Levi’s, Kontoor et The Children’s Place pour leur proposer des mesures visant à lutter contre la VHFG dans leurs usines du Lesotho.

Les quatre accords — qui ont été signés par chaque marque et Nien Hsing en août 2019 — ont mis en place un vaste programme de lutte contre la VHFG dans les usines de Nien Hsing.

Ces mesures comprennent : un code de conduite clair décrivant ce qui constitue un comportement inacceptable, des mécanismes de signalement indépendants pour identifier les cas de VHFG et proposer des mesures correctives, des actions disciplinaires contre les harceleurs, y compris la résiliation des contrats, une protection contre les représailles pour les travailleurs qui signalent des cas de violence ou de harcèlement, ainsi que des programmes de sensibilisation, de formation et d’éducation à la VHFG pour tous les travailleurs de l’usine.

Bien qu’ils aient été inspirés par les succès de l’accord du Bangladesh qui a suivi l’effondrement dévastateur du complexe manufacturier du Rana Plaza en 2013, les accords du Lesotho se distinguent par le fait qu’ils ont été les premiers à intégrer la Convention 190 (C190) de l’Organisation internationale du Travail, une norme internationale historique visant à éradiquer la violence et le harcèlement fondés sur le genre dans le monde du travail. C’est cette incorporation de la C190 qui rend l’accord de Nien Hsing contraignant.

Selon Mme Abimourched, « les marques ont accepté de mettre Nien Hsing face à ses responsabilités en retirant leurs commandes si Nien Hsing ne se conforme pas aux conclusions de l’organisme de contrôle ». Les défenseurs des droits des travailleurs estiment qu’il s’agit là d’une initiative novatrice qui pourrait servir de modèle à d’autres usines de vêtements ainsi qu’à d’autres secteurs.

Mamohale Matsoso, la commissaire au Travail du Lesotho, déclare que la ratification de la Convention 190 ainsi que les accords conclus avec Nien Hsing par son pays indique que « le Lesotho s’associe à l’approvisionnement éthique ». Elle ajoute qu’« il était important que le gouvernement montre, par la ratification [de la Convention 190], qu’il ne tolère pas la violence et le harcèlement et qu’il est prêt à s’engager, par la ratification de cet instrument, à éradiquer la violence et le harcèlement fondés sur le genre sur le lieu de travail ».

Les intervenants du sommet M-POWER ont déclaré que depuis le début de la mise en œuvre du programme anti-VHFG en 2021, les cas de violence et de harcèlement dans les usines de Nien Hsing ont baissé. Ils demandent à présent que l’accord soit étendu à d’autres usines.

Mise en œuvre

À la suite des retards causés par la pandémie de Covid-19, les formations anti-VHFG ont finalement débuté en 2021. À la date de novembre 2022, plus de 6.000 travailleurs avaient suivi une formation anti-VHFG de deux jours dans le cadre des accords. Matsie Moalosi est la coordinatrice de l’éducation et de la sensibilisation au sein du Syndicat national des travailleurs de l’habillement, du textile et apparentés (NACTWU, National Clothing Textile and Allied Workers Union) au Lesotho, l’un des syndicats qui ont contribué à la conclusion de l’accord. Lors de l’événement M-POWER de juillet, elle a expliqué aux participants que deux coordinateurs travaillent avec des groupes de 25 personnes dans les usines de Nien Hsing.

Pour s’assurer de l’inclusivité de la formation, Mme Moalosi précise qu’un interprète du mandarin a été engagé pour les cadres taïwanais et chinois. Les formateurs ont également travaillé d’arrache-pied pour garantir que la formation tienne compte des différences culturelles et qu’elle soit inclusive pour tous les travailleurs. « Nous avons dû tenir compte de la communauté LGBTQI+ parce que ce sont ces personnes qui sont les plus vulnérables sur le lieu de travail  », explique-t-elle, ajoutant que la formation tente également de s’attaquer aux causes profondes de la VHFG. « Il est important d’éliminer les causes profondes qui favorisent le développement de la violence fondée sur le genre. C’est un problème lié à l’abus de pouvoir, au non-respect des droits humains et à la parité hommes-femmes », explique Mme Moalosi.

Pleinement conscient que former les travailleurs ne suffit pas, l’accord crée également une ligne d’assistance téléphonique gratuite qui permet aux victimes de VHFG d’appeler et de signaler les violations du code de conduite. Selon un rapport récemment publié par le Solidarity Center, entre février 2021 et novembre 2022, la ligne d’assistance a reçu 404 appels qui ont donné lieu à 81 enquêtes. La responsable de la ligne téléphonique, Itumeleng Moerane, de la Fédération des femmes juristes du Lesotho (FIDA), affirme que la confidentialité est une priorité.

« Nous traitons des questions sensibles qui ne sont pas faciles à dénoncer et lorsque quelqu’un appelle la ligne d’information, tout ce qui se passe au cours des conversations reste confiné à cet échange, à moins que l’appelant n’exprime son consentement éclairé à ce que ses questions fassent l’objet d’un examen plus approfondi.  »

« Si la personne [qui appelle] signale des problèmes de violence de genre ou de violence liée à la liberté d’association et qu’elle y consent, la ligne d’information transmettra ses plaintes à l’unité d’enquête, c.-à-d. Workers’ Rights Watch (WRW) », a déclaré Mme Moerane.

« C’est une grande réussite »

Samuel Mokhele, secrétaire général du Syndicat national des travailleurs de l’habillement, du textile et apparentés (NACTWU), explique que les négociations qui ont abouti à la mise en place de ce programme de lutte contre la VHFG ont constitué un véritable défi pour toutes les parties prenantes, car pour la première fois au Lesotho, les employeurs, les marques, les syndicats et les organismes de défense des droits humains se sont engagés dans des négociations qui ont duré plus d’un an.

« Les accords signés ont été très utiles, car ils étaient exécutoires et contraignants. Les travailleurs ont commencé à signaler des cas à la ligne gratuite d’information et les travailleurs de Nien Hsing font part de leurs préoccupations à des conseillers professionnels dûment formés qui reçoivent leurs appels », explique M. Mokhele.

Il indique que tous les cas de violence ou de harcèlement signalés sont transmis au WRW. Entre février 2021 et novembre 2022, WRW déclare avoir conclu des enquêtes sur 44 des 81 rapports individuels, prescrivant des mesures disciplinaires à l’encontre des harceleurs dans de nombreux cas, et dans certains cas, le licenciement de ces derniers.

Leeto Makoro, délégué du Syndicat démocratique indépendant du Lesotho (IDUL, Independent Democratic Union of Lesotho) auprès de Nien Hsing, déclare à propos du programme de lutte contre la VHFG : « Ce programme a remporté un grand succès au sein de notre entreprise, car si vous pouvez accéder aux usines de notre société, vous y trouverez des affiches vous mettant en garde contre le harcèlement et les abus sexuels. Vous verrez des avertissements sur les murs de chaque département ».

Bien que M. Makoro salue l’initiative, cette dernière n’est mise en œuvre que dans trois usines de vêtements sur la cinquantaine que compte le pays. Popoti Ntebe, ouvrière de Nien Hsing, a plaidé lors du sommet pour que le programme soit étendu à toutes les usines du Lesotho.

« Ce programme est particulièrement bénéfique pour les travailleurs et nous demandons qu’il ne soit pas limité au groupe Nien Hsing. Ce programme de lutte contre la VHFG devrait être étendu à d’autres usines, car de nombreux travailleurs sont encore victimes de violence et de harcèlement, mais ils ne savent pas à qui s’adresser pour le signaler », a déclaré Mme Ntebe.

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